Le vote des britanniques en faveur de la sortie de l’Union européenne a non seulement semé la panique dans les marchés financiers, il a provoqué l’inquiétude de l’intelligentsia libérale du monde entier. Cela peut paraître étonnant, mais les commentaires que nous lisons dans les publications de la gauche libérale sur le continent coïncident quasiment mot pour mot avec ce qu’écrivent les libéraux de droite dans la presse russe. On y explique le choix des britanniques par le seul provincialisme, l’arriération, la xénophobie, l’homophobie, « la peur de l’immigration » et même le racisme. Les auteurs ne sont pas troublés par le fait qu’il n’y a pas si longtemps nombreux d’entre eux présentaient la Grande-Bretagne comme un modèle de société contemporaine tolérante et démocratique. Personne ne s’intéresse aux statistiques qui démontrent que la répartition des voix ne recoupe absolument pas les différences raciales ou de genre, mais qu’en revanche elle reflète nettement la différence de classe.
C’est avant tout la classe ouvrière et la base de la société qui ont voté pour le Brexit. Et ces couches sociales sont effectivement en règle générale celles qui ont le moins d’études, les plus empreintes de préjugés et les moins au courant des dernières nouveautés à la mode de la philosophie post-moderne. Or, c’est précisément cette tendance qu’ont les gens de gauche à s’enfermer dans un ghetto culturel, à préférer la communication avec les collègues étrangers plutôt que le travail d’éducation de leurs propres concitoyens « immatures », qui détermine en grande mesure cet état de choses, ou tout du moins qui l’aggrave. Il est très facile d’aimer une classe ouvrière imaginaire et virtuelle, sortie de films romantiques ou de romans, il est en revanche plus difficile de comprendre les exigences et les besoins de ceux d’en bas, bien réels.
La discussion sur le sens et le contenu des événements est trop dangereuse, cela peut conduire à des questionnements désagréables. C’est la raison pour laquelle personne ne souhaite examiner la question de savoir comment s’est produite cette crise systémique de l’Union européenne, qui n’est rien d’autre que l’incarnation institutionnelle du néolibéralisme. Ni comment se fait-il qu’en Grande-Bretagne les états d’âme des masses l’aient emporté sur le consensus des élites, alors que les principaux partis appelaient à voter pour le statu quo, que les principales publications et représentants de la communauté des experts appelaient d’une même voix le peuple à tout garder en l’état, brandissant la menace de toutes les calamités du monde en cas de choix incorrect, et que malgré tout cela le peuple se soit tout de même décidé à voter pour le changement.
Présenter le vote pour le Brexit comme une manifestation du nationalisme anglais (et quelque peu gallois) est bien commode pour les élites aussi bien de Russie que d’Europe occidentale, pas seulement parce que cette interprétation nous épargne la question de la nature systémique de la crise.
On oriente ainsi le débat vers une « voie mensongère », pour bloquer la discussion de la politique pratique, qui permet de transformer l’acte ponctuel qu’est un vote de contestation en un début de changement allant plus loin, de nature potentiellement révolutionnaire.
Nous avions déjà évoqué cette tendance de la gauche occidentale lorsque la rhétorique anticapitaliste d’Antonio Negri et de ses partisans, à l’époque du référendum français sur la Constitution européenne avait servi de base à l’agitation en faveur de l’adoption du projet officiel de Bruxelles. A l’époque, le vote contre l’Union européenne avait été en fait une victoire non seulement de la gauche, mais des partisans de « l’identité française ». Seulement à l’époque, la gauche avait l’hégémonie du mouvement pour le « Non », et pouvait se permettre d’ignorer cette réalité. Depuis, la situation n’a changé que sur un point : la gauche dans toute l’Europe a glissé vers la droite, justifiant au nom de l’intégration européenne sa volonté d’accepter dans la pratique l’ordre existant, en échange du privilège de le critiquer élégamment en théorie. A partir de ce moment-là, indépendamment du radicalisme des mots, dans chaque situation de choix pratique l’intelligentsia de la gauche respectable s’est placée dans le camp des élites néolibérales, contre le peuple « sans éducation » et « arriéré ».
L’internationalisme, ce n’est pas de soutenir avec émotion une politique d’intégration, menée dans l’intérêt du capital global, mais de mener au plan international, de manière solidaire et coordonnée, la résistance à cette politique. La trahison des intellectuels est devenue un phénomène commun à toute l’Europe lorsque les critères culturels sont venus remplacer les critères de classe, et lorsque la théorie a été remplacée par toutes sortes d’ « argumentations » dont la reproduction est devenue le principal critère permettant de distinguer les « nôtres » des « étrangers ». Les masses trahies et oubliées par la gauche ont non seulement été livrées à elles-mêmes, conservant et cultivant leurs préjugés et superstitions politiques, mais elles se sont révélées plus réceptives qu’avant à l’idéologie nationaliste. Si l’incarnation pratique de l’« internationalisme » est l’activité des banquiers et des multinationales qui ne « connaissent pas de frontières », et si les droits démocratiques sont amputés en faveurs d’eurocrates qui n’ont été élus par personne et qui ne répondent devant personne (sauf ces mêmes banquiers), alors il ne faut pas s’étonner que les gens simples commencent à associer leur salut aux espoirs que suscite un état national.
Il est curieux de voir que les intellectuels européens étaient tout à fait disposés à admettre le bien-fondé de ces sentiments lorsqu’il s’agissait de l’Amérique Latine, mais ne l’étaient plus dans le cas de la Russie. Lorsque ce type de contestation a commencé à se développer dans des pays du « centre », où les changements peuvent être d’importance mondiale, les idéologues de la gauche libérale se sont levés amicalement en défense de l’ordre politique existant et de l’idéologie dominante. Les classes d’en bas des pays d’Europe ont été déclarées « arriérées », « inappropriées », « sauvages », exactement comme 150 ans plus tôt on traitait de sauvages et d’arriérés les indigènes soumis à la colonisation.
Il est révélateur que sur ce point l’opinion libérale russe se soit une fois de plus comportée en pionnière de la réaction antidémocratique. Ses diatribes contre son propre peuple « inconscient » ont été une étonnant prémonition des représentations, des idées et des stéréotypes qui allaient plus tard se répandre parmi les intellectuels d’Occident.
Le fait qu’indépendamment de leur niveau culturel et d’éducation, les « indigènes » ont des intérêts et des droits est quelque chose que l’on ne découvre que lorsque les masses ignorées et « non civilisées » cessent de se taire. Et oui, leur discours se trouve souvent être inintelligible et même brutal. Mais il exprime la vérité et la volonté de ceux que l’on a refusé d’entendre pendant trop longtemps.
En outre, le fait que les gens soient disposés à répéter des formules inappropriées et dépassées ne signifie pas du tout qu’ils oublient leurs intérêts immédiats. Ils commenceront à agir en partant de leurs propres besoins, mais ils seront obligés de formuler leurs revendications réelles et effectives de manière inappropriée. La faute est d’abord celle de la gauche, en Grande-Bretagne comme sur le continent, qui a abandonné son hégémonie dans les mouvements de contestation de masse, ou qui n’a pas su la conquérir. L’intelligentsia de gauche s’est auto-intoxiquée, enivrée par les idées libérales à la mode, et c’est ce qui a joué un rôle néfaste, non seulement pour la contestation de masse, mais pour l’intelligentsia elle-même, qui n’en revient pas du choc que représente cette rupture avec la population en Angleterre comme en Russie.
Il n’est pas surprenant que la scission de la gauche sur le continent (et en Grande-Bretagne même) à cause du Brexit soit pratiquement la même qu’en Russie à cause de l’Ukraine, au sujet des événements en Novorussie. Là comme ici, on a assisté au soulèvement des gens d’en bas, soutenu par la partie la plus radicale du mouvement de gauche, qui est restée attachée à une idéologie de classe. Là comme ici, on a pu voir que la revendication sociale, la révolte contre la politique néolibérale de l’Union européenne et contre son propre gouvernement s’exprimait quelque fois à l’aide de mots d’ordres inappropriés, faisant référence au « Monde russe » ou à l’ « identité britannique ». Là comme ici l’intelligentsia libérale raffinée se sert de cette incorrection de l’ « argumentation » populaire comme d’un prétexte pour refuser sa solidarité à ceux qui se battent réellement pour le changement social.
L’intelligentsia russe, avec son mépris pour son propre peuple et sa volonté de lui reprocher constamment son incompréhension des « valeurs européennes » a enfin trouvé qui partage logiquement ses idées des deux côtés du Canal de la Manche.
Et si il y a trois ou quatre ans, les événements en Ukraine et en Novorussie semblaient à l’intelligentsia occidentale d’un exotisme amusant et quelque peu étrange, maintenant nous voyons en revanche qu’ils ne font que mettre en évidence un processus européen, voire mondial, singulier et typique à la fois.
Malheureusement, on ne peut pas assurer des changements historiques par le seul moyen de l’expression ponctuelle de la volonté des électeurs. En Grande-Bretagne les choses ne font que commencer. Les milieux dirigeants ne cachent pas leur désir de saboter la volonté des citoyens, le reconnaissant même verbalement. Seule l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement travailliste de gauche dirigé par Jeremy Corbyn permettra sérieusement et de manière conséquente de respecter la volonté issue du référendum. Le mouvement pour le Brexit devra affronter non seulement la résistance des élites conservatrices, mais aussi les hésitations de la direction du Parti travailliste, et même de son leader, qui au moment du choix décisif ne s’est pas résolu à soutenir publiquement ses propres partisans.
Au cours de cette lutte, il y aura certainement des tentatives pour punir la Grande-Bretagne, pour ébranler son Etat. A cet égard, la gauche locale devra repenser sa relation avec les « petits peuples », exactement comme ont dû le faire les bolcheviks après 1917. S’ils n’avaient pas conservé l’unité du territoire, ils n’auraient eu aucune chance de réaliser des changements d’une telle envergure. Et si Lénine et ses partisans n’avaient pas doté le pays d’une industrie de la défense d’une telle puissance et de riches traditions militaires, il est peu probable que les « rouges » aient pu vaincre lors de la guerre civile.
Aujourd’hui, nous pouvons observer la même logique géopolitique en Grande-Bretagne. A peine la majorité en Angleterre s’était-elle prononcée pour la sortie de l’Union européenne, que la revendication de l’Ecosse pour l’indépendance se faisait entendre à nouveau, se présentant comme un désir de l’Ecosse « européenne et moderne » de se séparer d’une Angleterre « arriérée et provinciale ». Or il suffit de regarder ce qui s’est passé sur le continent pour comprendre que ce sont précisément les électeurs anglais qui ont exprimé des tendances et des revendications nouvelles, communes à l’Europe (sous leurs meilleures et leurs pires manifestations). Le Brexit réveille non seulement les sentiments nationaux des peuples du continent, mais sert d’appel à la mobilisation pour ceux qui veulent en finir avec le régime néolibéral dans l’économie et entreprendre dans toute l’Europe la marche commune vers la reconstruction de l’état social.
Et les nationalistes écossais, malgré toute leur rhétorique progressiste et moderniste ont montré leur vrai visage d’héritiers des réactionnaires jacobites, qui se sont battus contre la révolution anglaise et ont résisté au progrès commun à toute l’Europe dès les XVIIème et XVIIIème siècles.
C’est à cette époque justement qu’avait été réglée la question de l’indépendance de l’Ecosse, qui s’était révélée être un obstacle aux changements attendus non seulement en Angleterre, mais en premier lieu en Ecosse même.
En 1980 l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher ouvrit l’ère néolibérale en Europe, puis dans le reste du monde. Ces événements, également perçus comme une manifestation de l’exceptionnalisme anglais, ont peu à peu atteint une échelle mondiale. L’offensive réactionnaire contre le « socialisme » déclarée par Thatcher a abouti à la destruction de l’état social sur tout le continent européen, y compris sur les républiques d’Union Soviétique.
La victoire de la réaction fut consolidée avec le traité de Maastricht, qui a fait de l’Union européenne une nouvelle prison des peuples, où toute politique résistant au néolibéralisme est une atteinte à l’ordre constitutionnel. A ce stade le destin des anciennes républiques soviétiques était scellé. Même non incluses officiellement dans le processus d’intégration européenne (dans lequel on n’a admis que les états plus « purs » de la Baltique), elles ont adopté sous une forme ou sous une autre la logique de la privatisation et des réformes antisociales.
Dans quelle mesure, la tournure que prirent les événements en Grande-Bretagne au début des années 80 a-t-elle eu une influence sur notre propre destin, c’est quelque chose dont notre société (qui était alors dans la stagnation et l’immobilisme) ne prit pleinement conscience qu’une décennie plus tard. Or, ce qui se passe aujourd’hui en Grande-Bretagne ne nous concerne pas moins. Nous assistons au début d’une nouvelle étape historique, au cours de laquelle l’occasion se présentera de vaincre et d’éradiquer le néolibéralisme, de changer l’ordre social aussi bien dans notre propre pays que dans toute l’Europe. Les masses, dont la souveraineté démocratique a été volée par les élites libérales pourront enfin prendre leur revanche.
Boris Kagarlitsky,
historien et sociologue. Rédacteur-en-chef de Rabkor
Traduction : Paula Raonefa