Un point de vue de Cédric Biagini - extraits…
Les milieux contestataires ont imposé l’idée que pianoter derrière un écran pour diffuser sur Internet était une pratique subversive. Les mouvements conservateurs tendant à reconquérir ce terrain, il est temps de mettre à bas ce mythe de la communication. Et de savoir construire (aussi) des rapports de force sociaux ou politiques dans le monde réel. Saurons nous encore le faire ?
Cette promesse d’un monde meilleur a été portée par les pionniers d’Internet.
L’émergence du mouvement alter mondialiste est concomitante de l’éclosion de ces nouveaux médias, la lutte se mène désormais à l’échelle planétaire et prend le réseau comme modèle.
Mais cette illusion d’avoir dépassé le capitalisme vermoulu, ancré dans le réel, pesant,
hiérarchisé, bref, associé à l’ancien monde du XXème siècle, n’a duré que quelques années, le temps que celui-ci se redéploie dans l’univers virtuel et en tire des bénéfices immenses, en terme financiers bien sûr, mais surtout idéologiques. Le basculement numérique lui offre, au contraire un nouveau territoire à conquérir et lui permet de se moderniser en se parant de valeurs issues de la tradition émancipatrice et de mots comme révolution, liberté, gratuité, horizontalité, participation, nomadisme, échange, etc…
Bien que toutes les forces sociales dominantes, de l’Etat aux multinationales, en passant par les industries culturelles, participent au déferlement technologique et tentent de mettre l’ensemble de l’humanité devant tel ou tel écran, les mouvements contestataires, passé l’euphorie des débuts, sont anesthésiés, incapables de formuler un discours un tant soit peu critique. Seules quelques technologies comme les puces RFID et celles associées aux contrôles policiers éveillent leur méfiance.
Pourtant la question numérique est éminemment politique. Nos rapports au temps, à l’espace, aux autres et à nos environnements s’en trouvent profondément modifiés. L’essence même de la technologie est en train de transformer le monde. Son emprise croissante sur nos vies ne fait que renforcer le libéralisme : marché autorégulé, disparition des intermédiaires, accélération des échanges, déterritorialisation, individualisation, destruction des modes de vie traditionnels, culte de la performance et de la nouveauté. Que les béni-oui-oui du progrès applaudissent à toutes les innovations, persuadés que chaque problème trouvera sa solution technique, paraît logique. Plus étonnante est la permanence du discours sur la neutralité de la technique - tout dépend de ce qu’on fait… - ou sur l’illusion de pouvoir la maîtriser - c’est bien pratique et efficace…
L’obsession de l’information. Peu à peu, une frénésie informationnelle s’est emparée de la société, le monde la contestation ayant parfaitement intégré que tout n’était qu’information et que si les gens savaient, tout changerait !…. Puisque les grands médias sont responsables de tous les maux, leur critique devient obsessionnelle et rétablir la vérité devient le coeur des nouvelles pratiques militantes. Se multiplient alors forums, listes, sites, blogs, etc…
Le temps n’étant pas extensible, les moments de rencontre se raréfient et plus personne ne devient disponible pour organiser de vraies réunions ou penser des mobilisations ou des alternatives collectives. Cette réduction utilitariste de l’agir politique empêche de questionner le sens de nos pratiques, alors que nous devrions avoir compris, après les multiples échecs des mouvements du XXème siècle, que le chemin importe plus que le but. Faire un journal militant, par exemple, n’a pas uniquement pour objectif de diffuser des idées ; le support en lui-même crée du collectif et amorce une prise sur le réel. Les militants passent un temps croissant vissés devant leur ordinateur à faire circuler des informations et à s’écharper sur les forums avec une violence que l’absence de liens véritables permet. Une information chasse l’autre dans un ballet sans fin qui donne le tournis… et de nouvelles raisons de s’inquiéter et de s’indigner. Plus le temps de prendre du recul pour mettre en perspective, de conceptualiser ou de débattre.
Il faut se connecter aux évènements les plus récents et rester vigilants pour être sûrs de ne rien manquer ! Cette dictature de l’instant empêche de chercher des réponses philosophiques et politiques.
L"homo communicans. Cette obsession de l’information libératrice postule qu’il suffirait d’être au courant des horreurs du monde pour les combattre. Ce peut être une condition nécessaire mais jamais suffisante, et il n’y a pas de lien direct entre information et action - si l’on entend bien sûr par « action » actes et engagement, et non un simple réflexe émotionnel ou compassionnel.
Le rapport de force politique ne se crée pas devant un écran. Car scoops et révélations
n’entraînement pas mobilisations. Car ces informations et cette masse de connaissances
accessibles, aussi critiques soient-elles, si elles n’entrent pas dans la « réalité de nos situations », c’est-à -dire dans un ordre constitué de croyances, de valeurs, de repères et de pratiques, ne produisent aucune puissance politique. Or la société communicationnelle nous condamne à n’être que des émetteurs-récepteurs d’informations, perpétuellement plongés dans l’univers des machines, extérieurs au monde.
Bien évidemment, il ne s’agit pas de refuser toute forme de communication, d’échanges
d’informations et d’analyses. Mais plutôt, de cesser de nous bercer d’illusions que
l’instantanéité et la profusion de données nous permettrent de maîtriser le monde.
En évitant d’être happé par ces flux, un double processus peut s’enclencher : prendre le recul nécessaire à la réflexion, à la construction de soi et à la production de sens. Et, en même temps, nous réinscrire dans une histoire, dans un environnement social, dans la nature et dans la durée.
Du journal « La Décroissance » - Avril 2009 N°58