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La religion un faux ennemi

Le philosophe italien Costanzo Preve opère une déconstruction de l’idéologie dont les medias nous imprègnent depuis les années 70 : le noyau en est le judéocentrisme, fondé sur la sacralisation d’Auschwitz et la dédramatisation d’Hiroshima. Ce judéocentrisme est l’alibi de toutes les guerres menées depuis le début des années 90 : la protection du peuple martyr autorise tous les crimes.
Mais, avant de se livrer à sa démonstration, Preve commence par écarter un faux adversaire : la religion.

Le grand philosophe du printemps de Prague de 1968, Karel Kosik, heureusement encore vivant et actif, a récemment écrit un essai, magnifique, dans lequel il montre l’entrecroisement entre l’anthropologie bestiale de l’accumulation du capital, la reconversion accélérée des cadres politiques de la phase finale de l’histoire du communisme du XXe siècle en entrepreneurs et financiers sans préjugés et l’inévitable caractère mafieux des comportements humains qui accompagne tout cela. En conclusion de cet essai exceptionnellement profond, Kosik dit : "L’expérience d’une décennie de ’transformation économique’ démontre que la restauration du capitalisme dans les pays ex-communistes n’a pas résolu un seul des problèmes essentiels d’aujourd’hui ; elle les a simplement occultés et différés et ainsi, indirectement, invité la pensée critique à ne plus hésiter et se mettre au travail."

Mon essai pourrait simplement être mis sous cette devise inspiratrice. La pensée critique critique justement l’état de choses présent, et par conséquent l’imposture qui le couvre, le légitime et l’avalise auprès des ingénus et des social-confusionnistes. La première imposture, de façon évidente, consiste à dire que l’histoire est malheureusement finie, parce que, désormais, la technique l’a vidée de sa substance et rendue impossible. C’est là , par exemple, le message du philosophe Umberto Galimberti qui, dans un magazine féminin de très large diffusion, -dans lequel il résume à l’usage des dames cultivées et des femmes modernes son heideggerianisme personnel- a écrit récemment de façon explicite que "l’histoire est finie", il n’y a plus rien à faire, toute espérance est illusoire, Marx l’avait déjà dit, et la technique, désormais, l’a confirmé.

Le XVIIIe siècle s’adressait déjà aux dames cultivées, leur expliquant Newton et la philosophie du progrès humain. Les années 2000 s’adressent encore aux dames cultivées, les inondant de modèles à la mode, de reportages photographiques lacrymatoires sur les enfants nus et affamés qui se pressent aux portes des villages de vacances destinés justement à ces dames cultivées, qui doivent cependant apprendre de leur magazine féminin que l’histoire est finie, que la technique l’a tuée et qu’il n’y a vraiment plus rien à faire. C’est là une imposture à côté de laquelle le doigt momifié de Ste Catherine, les stigmates du Padre Pio, le sang de San Gennaro et le suaire de Turin témoignent d’un authentique esprit des Lumières.

Et pourtant, il y a encore des gens qui se trompent sur la vraie nature de l’imposture aujourd’hui. Dans un récent et remarquable essai consacré au retour de l’imposture, le philosophe laïque turinois Carlo Augusto Viano déplore le fait qu’aujourd’hui, dans le courtois dialogue au sommet entre laïques et catholiques, on ait arrêté de lutter contre l’imposture, c’est à dire qu’on ait cessé de dire que la résurrection des morts est impossible, que la transformation de l’eau en vin est chimiquement absurde, qu’il est impossible que les âmes du Purgatoire puissent errer dans les profondeurs du cosmos, que les reliques sont des tromperies et, enfin, qu’on a fait trop de concessions aux prêtres, sous prétexte qu’ils sont les derniers à s’occuper, de façon méritoire, de malaise, marginalisation et de volontariat, et que l’Eglise est restée (selon les paroles récemment prononcées par l’évêque de Côme Maggiolini) "l’ultime réserve de sens" du monde actuel. C’est évidemment là une prétention intolérable pour les laïques d’aujourd’hui, passés des Lumières du XVIIIe siècle à l’Obscurantisme globalisé des années 2000, et qui voudraient joindre à leurs comptes en banque le monopole du sens de la vie et de l’histoire.

Cet essai, du moins je l’espère, démontre aux lecteurs que les partisans des oxymores maudits non seulement ne peuvent avoir le monopole philosophique du sens de la vie et de l’histoire, mais qu’ils ne peuvent pas même accéder à sa périphérie.

Affirmer avec une fourberie empiriste et une bienveillance positiviste que les morts ne renaissent pas, que l’eau ne peut être transformée en vin de qualité et la Madone ne peut raisonnablement transmettre des messages historico-politiques sensationnels à de petits bergers portugais analphabètes n’est en fait absolument pas en soi la continuation de la volonté des Lumières de dire la vérité, si différent et même opposé à l’habitude contemporaine mafieuse de ne pas vouloir savoir et de baser son système idéologique et culturel sur des oxymores grotesquement mensongers. Ce serait le cas, naturellement, si, en démasquant rationnellement ces impostures, on attaquait les fondements idéologiques de la légitimation de l’injustice et du mensonge social, comme cela arrivait jusqu’au XVIIIe siècle, lorsque l’imposture religieuse fonctionnait souvent comme légitimation directe de rapports sociaux injustes et inégaux (féodalisme, sociétés seigneuriales et traditionnelles, etc). Mais aujourd’hui, les révélations religieuses, impostures ou non ( sur ce point, que les lecteurs de cet essai, croyants ou non-croyants, jugent souverainement), ne font absolument plus partie d’un appareil idéologique direct de légitimation sociale, mais sont désormais partie intégrante du marché idéologique self-service que la laïcisation et la sécularisation ont nihilistement produit.

Avec la globalisation, ou plus exactement avec la relation entre globalisation extensive et innovation intensive qui sert de fondement idéologique au lien social contemporain, l’imposture s’est intégralement déplacée de la religion à l’économie (c’est-à -dire à la chrématistique*) ; c’est donc sur seulement cette nouvelle religion chrématistique, la plus idolâtre de toutes les religions existantes, que doit porter la volonté de démasquer l’imposture. La religion chrématistique, pour résumer à l’extrême, est la plus idolâtre de toutes les religions existé, du fait qu’elle immanentise radicalement tout résidu transcendant survivant, et qu’elle l’immanentise sous la forme de l’équivalence universelle de la valeur d’échange des marchandises devenue l’unique système métaphysique de l’humanité mondialisée sous la forme de la globalisation.

Combattre l’imposture, aujourd’hui, signifie ne pas perdre son temps avec les doutes scientifiques sur la réalité des révélations à la petite bergère de Fatima. Que celui qui veut y croire le fasse. La croyance dans les visions est inoffensive, parce que, de toute façon elle ne peut être réellement imposée à personne, du moins dans les conditions historiques et sociales actuelles. Mais il est étrange que des gens déterminés à démasquer cette imposture présumée croient, en même temps, à la possibilité et à l’opportunité de résoudre par voie judiciaire (et, qui plus est, une voie judiciaire à courant alternatif et géométrie variable), des conflits de nature politique et sociale, qui, par nature, ne peuvent se résoudre par voie judiciaire, si ce n’est de façon absolument marginale et subsidiaire. Voilà un exemple d’imposture plus grave que la croyance aux anges et aux diables, dont le caractère imagé, allégorique et symbolique est connu depuis au moins deux mille ans.

La pensée laïque ne parvient presque jamais à comprendre un problème conceptuel aussi simple, et la raison en est qu’une pensée dite "laïque" ne peut tout simplement pas exister, du simple fait que toute pensée présente structurellement une sorte de "composition chimique" constituée d’éléments scientifiques, philosophiques et idéologiques et que ce dernier élément idéologique, présent dans toute formation conceptuelle possible, est toujours tissé d’éléments religieux. En ce sens, la religion laïque de l’immanence économiste et historiciste est presque toujours (à l’exception des transcendantalistes kantiens rigoureux, sérieux et honnêtes), une religion nihiliste de l’immersion intégrale dans le monde des rapports capitalistes absolutisés.

Par contre, cet essai est écrit à la lumière de la dénonciation des impostures modernes, bien plus graves que la clavicule guérisseuse de St Athanase ou le doigt salvateur de St Démétrius. Il était clairement impossible de parler de toutes, en partie parce que leur énumération borgésienne dépasse les possibilités d’une simple vie humaine. Je me suis borné à montrer comment on a fait d’un simple conflit pétroliféro-nationaliste la lutte épique de l’Occident cultivé et civilisé contre le diable musulman moustachu, et comment la tentative, de garantir la permanence de la population serbe au Kosovo contre un mouvement séparatiste armé (au-delà de la question sur les droits et les torts respectifs de ces deux composantes ethniques, toutes deux originaires de la région) a été transformé par les médias pour devenir le plus grand holocauste européen depuis celui d’Auschwitz. Comme les Bombardements Ethiques n’étaient manifestement pas suffisants, on est passé aux Embargos Thérapeutiques, qui ont dépassé en horreur les livres de Stephen King, puisqu’ils ont réussi ce tour de force de priver même les enfants de produits analgésiques et chimiothérapiques.

Il est absolument évident que, contre une société aux fondements symboliques et idéologiques aussi malades, il faut résister. Ayant écrit cet essai, je suis personnellement convaincu que, si nous ne dépassons pas le traitement symbolique différencié entre Auschwitz et Hiroshima, cette résistance sera culturellement faible et contradictoire, parce qu’elle sera rongée intérieurement par un "trou noir" cognoscitif sur lequel on n’aura pas fait la lumière. Et ne pas faire la lumière, je veux le dire encore et cette obsession est excusable, c’est un péché de la volonté, non de l’intellect. Sur ce point décisif, il vaut peut-être mieux faire une dernière réflexion.

Avant d’être une proposition, la résistance est une décision (apophasis), et cette décision une conversion intérieure, correctement appelée dans la sagesse des Grecs metanoia. Aujourd’hui, la traduction usuelle de metanoia (influencée par la tradition chrétienne) est plutôt "repentir", et ce n’est pas par hasard que nous avons mis le deuxième chapitre de notre essai sous le signe du repentir différencié et inégal pour Auschwitz et Hiroshima, le paradigme ultime et essentiel de tout bombardement éthique impérial. Mais, rigoureusement parlant, metanoia signifie conversion et non repentir. Et se convertir ne signifie pas essentiellement se repentir, mais opérer une reconversion totale (dite gestaltiste dans le langage de la psychologie contemporaine). Je ne veux certes pas nier que cette conversion soit aussi cognoscitive ; mais cet aspect reste subordonné par rapport à la volonté de savoir, et surtout de dire.

Prenons seulement, pour la énième fois, l’exemple du sionisme. Il est absolument clair que le sionisme fut un fait colonial et colonialiste à 100%, et que l’expulsion des Palestiniens fut un "nettoyage ethnique" à 100%. Quelques heures de correcte et honnête information suffisent amplement pour en prendre acte de façon juste et rationnelle. Et pourtant, entre connaître ce fait et le dire publiquement, il y a un océan de peur et de préjugés, en particulier la peur de transgresser l’invisible dictature du politiquement correct et de la pensée unique, qui marque au fer rouge idéologique le plus scandaleux du monde d’aujourd’hui, l’accusation d’antisémitisme.

Dire publiquement une vérité évidente sur les Balkans, sur le Proche-Orient, sur la nature du mensonge médiatique prolongé, sur la diabolisation hitlérienne de toute cible choisie unilatéralement par l’Empire, etc, entraîne certes moins de scandale sur le plan quantitatif, mais, qualitativement, il s’agit du même phénomène de prise de conscience de notre propre et radicale décision et conversion (metanoia) en ce qui concerne la volonté de non savoir et les oxymores mensongers.

Constanzo Preve (né en 1943) a écrit de nombreux essais historiques et philosophiques, quelques uns traduits dans plusieurs langues européennes. Outre ses essais culturellement et politiquement engagés, il a été professeur d’histoire et philosophie dans un lycée de Turin. Il vint de publier une Histoire du Marxisme qui a été traduite en français.

Traduction par Rosa LLorens du chapitre 8 de l’introduction (Le retour, la permanence et la dénonciation de l’imposture, devoir de la pensée critique dans les prochaines décennies, p. 48 à 54) de Il Bombardamento Etico, édition CRT de Pistoia 2000.

Certains passages peu évocateurs pour les lecteurs non italiens ont été omis.

Note : *Chrématistique : l’économie dans un sens réducteur : les moyens d’enrichissement.

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