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La fin du voyage

Quel est le déclencheur du voyage ? Quelle est sa finalité ? Quelle est sa valeur éducative ? En quoi est-on fondé à dire « j’ai fait tel pays » ? Voilà autant de questions qui se posent au voyageur même s’il ne les formule pas toujours expressément.

C’est toujours un imaginaire préconstitué qui donne la première impulsion au voyage. Cet imaginaire est pétri d’un ensemble de facteurs d’inertie qu’il faut vaincre pour pénétrer le réel. Cette réalité construite est un hyperréalisme mental auquel le pays d’accueil est presque tenu de se conformer. Et si le réel résiste, on a tendance à le moduler selon nos perceptions. Pour découvrir, il faut apprendre à penser contre soi, contre l’opinion et la perception (les idées reçues, les mythes, l’inconscient, les généralisations hâtives). L’opinion est un impensé qui ne se prend pas pour sujet et c’est en ceci qu’il se distingue de l’idée. Notre imaginaire ne pourra être actualisé que si l’on fait preuve de réceptivité active c’est-à -dire d’une certaine candeur conceptuelle, seule voie d’accès à la connaissance. On ne peut jamais découvrir que ce que l’on est disposé à découvrir.

La réalité d’un pays est souvent réduite à sa dimension la plus pittoresque. On a tendance à borner un pays à quelques points saillants au détriment de ce qu’il recèle d’ordinaire, composante tout autant légitime du réel. L’ordinaire est souvent plus signifiant que l’extraordinaire. Les différences présumées ne doivent être ni niées ni absolutisées. Il y a des similitudes sous l’apparence des dissemblances (les sentiments humains tels que l’amitié, l’amour ont des modes de manifestation culturels propres) comme il y a de la singularité sous l’apparence de l’unité (la quête de bonheur, les notions de réussite, de pauvreté, sont relatives).

Le voyage n’a pas de fin ou, disons, il est sa propre fin ; il se suffit à lui-même. Il n’y a pas de quête prédéfinie ; un résultat tangible à atteindre. L’improvisation et l’aléatoire sont constitutifs du voyage qui se distingue des vacances où l’on cherche à se prémunir contre toute forme d’aléas. On paie davantage à mesure que l’on défini t plus précisément les paramètres où, quand, quoi, avec qui, etc.… La réalité du pays ne sera connue en ce cas que par l’entremise des prestataires de service dont l’intérêt particulier diverge frontalement de celui du voyageur. Le voyage dit d’aventure est une contradiction dans les termes au vu de l’organisation et de l’intervention des opérateurs de l’industrie du tourisme qu’il présuppose.
On ne peut jamais partager véritablement les conditions de vie des populations locales. Certes on peut partager un certain temps leur quotidien, leurs conditions matérielles mais jamais leur véritable condition sociale qui se définit par l’absence de perspective et d’alternative.
La perte de repère est une autre caractéristique consubstantielle du voyage. Les sens sont mobilisés par le nouvel environnement, la présence d’autres bruits, d’autres personnes. L’herbe est plus verte chez le voisin parce que notre regard est régénéré sous l’influence du changement. Le doux quotidien a tendance a contrario à étouffer nos sens et à engourdir notre capacité réflexive.

Le voyage a aussi sa propre temporalité. On sort du temps social (le tempo imposé par les impératifs de la société) pour renouer avec le temps naturel. Le rapport a l’espace en est chamboulé. Les distances ne se mesurent plus en termes de temps mais ont une valeur en soi. Le chemin est lui-même le voyage, sa propre raison.
On saisit mieux l’écoulement du temps dès qu’on cesse de vouloir le gouverner, de lui donner un contenu. L’ennui est un mal que les vacanciers cherchent à conjurer à tout prix à coups de perpétuels divertissements ou d’alibis culturels (visites de musée, excursion). Il faut un but, peu importe celui-ci pourvu qu’il occupe l’espace-temps. Il faut absolument exorciser le temps mort de peur de faire face à l’ennui et ainsi même à sa propre condition. L’intérêt affecté pour les vestiges des civilisations antiques est absolument disproportionné au regard du peu d’intérêt que suscitent les réalités sociales contemporaines. Le passé est magnifié au détriment d’un présent évacué, nié ou méprisé. La visite de lieux majestueux du globe (le plus grand ceci, le plus haut cela,…), nourrit les yeux et enfle l’orgueil du visiteur qui s’accapare d’une partie du prestige des lieux. La photo que le visiteur ne manquera pas de prendre sera la récompense et le témoignage de son sacrifice et de sa bravoure. L’exercice d’humilité se mue à nouveau en vanité, en célébration narcissique.

Voyager requiert un apprentissage et cet apprentissage est en fait une éducation par la négative, le déconditionnement de nos réflexes mentaux. A cette condition seulement on pourra dire que le voyage est formateur, qu’il nous a fait et non que nous l’avons fait. On apprend par la conscience du contraste et de la multiplicité des expériences et des cultures à réinterroger nos concepts, valeurs et connaissances indiscutées. Je est un autre disait Rimbaud. Le voyage permet de reconsidérer le moi et de le faire évoluer. N’est-ce pas là le point de départ et le point d’arrivée du voyage !

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Claude Lanzmann. Le Lièvre de Patagonie. Paris : Gallimard, 2009.
Bernard GENSANE
Il n’est pas facile de rendre compte d’un livre considérable, écrit par une personnalité culturelle considérable, auteur d’un film, non seulement considérable, mais unique. Remarquablement bien écrit (les 550 pages ont été dictées face à un écran d’ordinateur), cet ouvrage nous livre les mémoires d’un homme de poids, de fortes convictions qui, malgré son grand âge, ne parvient que très rarement à prendre le recul nécessaire à la hiérarchisation de ses actes, à la mise en perspective de sa (…)
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"Si les Etats-Unis voyaient ce que les Etats-Unis font aux Etats-Unis, les Etats-Unis envahiraient les Etats-Unis pour libérer les Etats-Unis de la tyrannie des Etats-Unis"

Vignolo

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