Fin 2018, Nils Melzer, le rapporteur spécial des Nations unies pour la torture, a été contacté par les avocats représentant l’éditeur de WikiLeaks Julian Assange, lui demandant d’intervenir en faveur de leur client. "Je me suis dit : Non, pas ce type. N’est-ce pas le pirate informatique violeur ?" se souvient Melzer.
Il a ignoré le courriel. Trois mois plus tard, les avocats l’ont recontacté, l’avertissant cette fois que l’extradition d’Assange vers les États-Unis - où il fait face à 17 chefs d’accusation de violation de l’Espionage Act pour avoir obtenu et publié des documents militaires et diplomatiques secrets - pourrait être imminente. Ils ont également joint une évaluation médicale réalisée par le Dr Sondra Crosby, un médecin américain très respecté pour son inspection indépendante des détenus de Guantanamo Bay, qui s’est dit très préoccupé par le bien-être physique et psychologique d’Assange.
"J’étais réticent. Du genre, quoi ? Vivre dans une ambassade avec une planche à roulettes et un chat, c’est de la torture ?"
Mais la renommée de Crosby a fait réfléchir Melzer. Il a décidé qu’il devrait probablement aller voir le "hacker violeur" par lui-même. Le 9 mai 2019, il se rend à la prison de Belmarsh, dans le sud de Londres, en emmenant deux médecins avec lui (un de plus que d’habitude, pour être doublement objectif). S’ensuivent deux ans d’enquête et un livre, Der Fall Julian Assange (Le cas de Julian Assange).
"J’ai découvert beaucoup de choses sinistres. Après avoir travaillé pendant 20 ans dans des zones de guerre pour la Croix-Rouge, j’ai vu beaucoup de choses horribles, mais je n’avais pas conscience de la fragilité de l’État de droit dans le monde occidental avant cette affaire", déclare M. Melzer. "Que l’on aime ou que l’on déteste Julian, si l’on permet que dire la vérité sur la mauvaise conduite du gouvernement devienne un crime, les puissants ne seront absolument pas inquiétés. C’est vraiment de cela qu’il s’agit."
Compte tenu de la gravité d’avertissements comme celui-ci de la part de personnalités comme Melzer - d’autres groupes de l’ONU ont déclaré dès 2016 que l’enfermement d’Assange pendant sept ans à l’ambassade équivalait à une détention arbitraire - un silence retentissant a été observé de la part de puissantes organisations médiatiques et de mouvements politiques américains et britanniques qui se présentent comme des défenseurs des droits de l’homme et de la justice sociale. Bien qu’ils se soient indignés en chœur de la persécution des dissidents et des journalistes en Chine, en Russie et au Belarus, ils n’ont pas eu grand-chose à dire au sujet du lanceur d’alerte, qui est toujours détenu sans inculpation à Londres.
Assange reste à Belmarsh, un établissement de haute sécurité où il a été placé en détention provisoire après que l’Équateur a révoqué son asile au début de 2019. Il y a purgé une peine britannique pour avoir enfreint les conditions de sa libération sous caution ; les accusations de viol en cours en Suède ont été abandonnées. L’équipe juridique qui organise sa défense, dirigée par Gareth Peirce, éminente avocate des droits de l’homme, n’a pas été autorisée à le rencontrer en personne depuis février dernier en raison des restrictions Covid.
Pendant ce temps, Assange attend de voir s’il sera extradé vers les États-Unis, où il risque un maximum de 175 ans dans une prison Supermax. Après la révocation de son asile et son arrestation par le Royaume-Uni, le ministère américain de la justice a retenu 17 chefs d’accusation liés à la possession, la communication et la publication, entre 2010 et 2011, de documents militaires classifiés des guerres d’Afghanistan et d’Irak, de câbles diplomatiques américains et des dossiers de Guantanamo Bay. Ces documents divulgués, publiés en collaboration avec le Guardian et le New York Times, ont mis en évidence des infractions aux droits de l’homme et des crimes de guerre commis par les États-Unis. S’il est extradé, Assange sera jugé par une cour de sécurité nationale, où aucune défense d’intérêt public ne sera autorisée ; il sera certainement reconnu coupable. En janvier, la demande d’extradition américaine a été rejetée par un tribunal britannique, non pas pour des raisons de liberté d’expression, mais parce qu’Assange a reçu un diagnostic de dépression et de syndrome d’Asperger et qu’il est considéré comme présentant un risque élevé de suicide. Le juge a toutefois accédé à la demande du ministère de la Justice de le maintenir en prison jusqu’à ce qu’un appel soit entendu, plutôt que de l’assigner à résidence, comme il est d’usage dans les cas d’extradition. Les États-Unis ont fait appel de la décision en février. Jen Robinson, membre de son équipe juridique, explique que la seule raison pour laquelle Assange est toujours en prison est que le gouvernement britannique a choisi d’agir comme un bras du Département de Justice des Etats-Unis.
"Il est également assez absurde que l’administration Biden, qui a pour politique de fermer Guantanamo, cherche à poursuivre la personne qui a publié la vérité sur ce qui se passait à Guantanamo et a contribué à faire comprendre au public américain le mal et l’injustice de Guantanamo", explique Jen Robinson.
"L’abandon des poursuites serait conforme à la politique déclarée de l’administration Biden en matière de liberté d’expression. S’ils abandonnaient l’affaire, Julian serait libéré immédiatement ; il serait avec sa famille et pourrait se rétablir. C’est ce qu’ils devraient faire".
L’administration Obama n’a pas inculpé Assange en raison de préoccupations quant aux implications pour la liberté de la presse ; après sept ans, elle a également commué la peine de 35 ans de Chelsea Manning, l’ancien soldat américain qui a divulgué les documents de la NSA à WikiLeaks. C’est le ministère de la justice de Donald Trump qui a décidé d’inculper Assange pour espionnage, et le président Biden ne montre absolument aucun signe de changement de cap. Pour M. Biden, il s’agit d’une décision politique calculée : "Il ne s’agit pas vraiment de Julian Assange ; il s’agit de permettre la création d’un précédent. La raison pour laquelle ils le font avec Julian Assange, c’est qu’il est facile de créer le précédent avec lui parce que personne ne l’aime", dit M. Melzer.
Assange n’est pas une figure sympathique. Sa disgrâce a commencé avec ces allégations de viol en Suède, non prouvées mais tenaces. Mais sa véritable chute a eu lieu en 2016, lorsque Assange a publié des fuites d’emails du Comité national démocrate avant l’élection Clinton-Trump. Les documents, obtenus par un piratage russe, ont révélé une campagne menée par les partisans de Clinton pour miner le candidat socialiste Bernie Sanders. La présidente du DNC, Debbie Wasserman Schultz, a été contrainte de démissionner.
"Même s’il n’a fait qu’exposer la corruption au sein du DNC, les démocrates continuent de rendre Assange responsable de la défaite d’Hillary Clinton. Et tant qu’il pourra être utilisé comme le bouc émissaire idéal pour leur propre inconduite, il est peu probable qu’ils le lâchent d’une semelle", ajoute M. Melzer.
L’histoire d’Assange en tant qu’agent russe a été relayée avec enthousiasme par les médias libéraux, en particulier par son ancien partenaire d’édition, le Guardian. Une série d’articles liant Assange à Moscou a culminé en première page, affirmant que Paul Manafort, président de la campagne Trump, et "divers Russes" lui avaient rendu visite à plusieurs reprises à l’ambassade, ce que WikiLeaks et Manafort ont nié.
Le Guardian n’a offert aucune preuve autre que le témoignage de sources anonymes. Peu convaincant, selon WikiLeaks, étant donné que le registre des visiteurs de l’ambassade et la surveillance 24 heures sur 24 pourraient facilement fournir des preuves dans les deux sens. Le Guardian ne s’est pas rétracté et n’a pas présenté d’excuses pour cette histoire, mais a depuis publié plusieurs éditoriaux en défaveur de l’extradition.
Stella Moris, fiancée d’Assange et mère de ses deux plus jeunes fils, estime que le journal a manqué de manière catastrophique à sa responsabilité envers un ancien collaborateur. Elle souligne qu’Assange n’est venu au Royaume-Uni que parce que le Guardian lui offrait des bureaux et un soutien en échange de l’accès aux documents de la NSA qui lui ont valu un prix Pulitzer en 2014.
"Le problème, c’est que le Guardian est le faiseur d’opinion de la gauche et qu’ils sont entrés dans cette pensée grégaire insensée autour de Julian qui a commencé avant même 2016. Vous avez Marina Hyde qui écrit des chroniques fantasmant sur le personnel de l’ambassade tuant Julian avec des couteaux. Ils ont complètement perdu la tête", dit-elle.
"Maintenant, ils reconnaissent qu’il ne devrait pas être extradé, mais ce n’est pas suffisant. Leur négligence a créé un tel problème que si Julian meurt ou est extradé, cela entachera à jamais la réputation du Guardian".
Assange est soutenu par toutes les grandes organisations de défense des droits, de l’ONU à Amnesty International. Il dispose d’une coalition large et éclectique de champions de haut niveau, d’Ai Weiwei à Pamela Anderson, ainsi que de partisans de droite tels que Tucker Carlson et Roger Stone. "Le cas de Julian est au cœur de ce que signifie vivre dans une démocratie", dit Moris. "La droite est plus engagée dans cette affaire parce qu’elle se soucie davantage de la liberté d’expression que la gauche, ce qui est vraiment regrettable, car si vous commencez à limiter la liberté d’expression, celle de la gauche finira par en souffrir également. Vous vous retrouvez dans une société dans laquelle personne ne veut vivre".
Les opinions publiques britannique et américaine restent indifférentes. Alors qu’Assange aura 50 ans ce mois-ci, Moris estime qu’il n’y a plus que deux issues possibles : sa liberté ou sa mort.
L’évaluation de Melzer n’est pas moins sombre : "Mon sentiment est que s’il est libéré, c’est parce qu’il n’est plus capable d’être une menace pour les États ; qu’il est dans un état médical dans lequel il est brisé, en gros".
Si les États-Unis réussissent dans leur procès contre Assange, cela créera un précédent effrayant. Les journalistes travaillant dans n’importe quel État allié des États-Unis peuvent être extradés et emprisonnés pour avoir rapporté la vérité. Il faudrait pourtant un changement radical de l’opinion publique pour obliger le président Biden à admettre que ce précédent n’est pas acceptable pour nos fragiles démocraties.
"L’association de la dénonciation et de la publication est une fonction sociétale absolument essentielle. C’est le détecteur de fumée de la société. Si nous commençons à poursuivre les lanceurs d’alerte, nous éteignons l’alarme incendie dans notre propre maison", déclare M. Melzer. "Est-ce vraiment ce que nous voulons ?"
Phoebe Greenwood
Traduction "ce serait un comble, et c’est pour dire la dégringolade" par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles