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Remarques sur un livre qui risque d’attirer la haine des bien-pensants : "La République des Censeurs", de Jean Bricmont (L’Herne)

La Bonne et la Mauvaise Haine

La censure en France ? Il y en a si peu. Seulement contre les mauvaises pensées. Donc si vous êtes contre la censure, vous êtes forcément pour les mauvaises pensées, n’est-ce pas ?

Il y a quelques quarante ans, au moment du scandale autour des déclarations de Robert Faurisson contestant l’existence des chambres à gaz, l’intelligentsia de gauche en France a souscrit à ce type de raisonnement en condamnant Noam Chomsky pour avoir soutenu le principe de la liberté d’expression en général et celle de Faurisson en particulier. Jean Bricmont, alors professeur de physique à l’université de Princeton aux Etats-Unis, y avait pris connaissance de l’importance de Chomsky dans la vie intellectuelle de notre époque. Traducteur et commentateur de l’œuvre de Chomsky, Bricmont fut scandalisé de voir le célèbre linguiste traité comme un paria en France. Ce petit livre est le produit de sa réflexion sur une attitude liberticide dans le domaine des idées qui pendant quatre décennies n’a cessé de peser sur la vie politique et intellectuelle en France.

Les lois actuelles de censure prennent la forme d’amendements à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Curieusement, elles ne s’appliquent pas qu’à la presse et limitent plutôt que renforcent la liberté. Pour le premier, dit loi Pleven (1972), il s’agit de punir « l’incitation à la haine raciale ». Le deuxième, dit loi Gayssot (1990), inspiré par la difficulté qu’il y avait à faire taire Faurisson, punit toute contestation des crimes contre l’humanité condamnés au Tribunal de Nuremberg (1945-46) – en pratique, il s’agit de la contestation de l’utilisation de chambres de gaz homicides dans l’extermination des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Se vantant d’être « la patrie des droits de l’homme », la France d’aujourd’hui s’estime protégée de la diffusion de mauvaises pensées par ses sentinelles de la bien pensance. Ce sont des associations, auto-promues à travers leurs propres statuts en combattantes contre le racisme, qui sont dotées par les lois Pleven et Gayssot du privilège de porter plainte contre les fauteurs de méchantes idées. Le plus zélé de ses anges gardiens s’appelle la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), suivi du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Du seul fait de leurs bonnes intentions affichées, elles peuvent porter plainte contre tout individu qu’elles estiment responsables d’infraction à ces lois en demandant dommages et intérêts. Les victimes n’étant pas des individus mais des groupes identitaires qui pourraient se sentir lésés, ces associations peuvent aller au tribunal et demander de l’argent pour le tort que les hypothétiques (mais absentes) victimes authentiques auraient subi.

Ces associations ne cessent de dénoncer « la haine », mais leur tâche n’est pas de l’abolir, mais de cibler la mauvaise haine, de la dénoncer, et si possible de la faire payer.

Pourtant, le petit livre de Jean Bricmont montre, en donnant des exemples, que parmi toutes les « haines » propres à la condition humaine, celles qui sont poursuivies par les lois de la République manquent souvent d’envergure. A lire la loi, on imagine des démagogues appelant aux pogroms ou aux lynchages, mais ce gibier est rare, ou plutôt inexistant. Il ne s’agit jamais de faits de cette nature (car l’appel au meurtre est déjà criminel). Au palmarès de nos associations inquisitrices on trouve des plaisanteries de mauvais gout, des procès d’intention, des malentendus, des vendettas politiques et surtout l’exercice de « deux poids, deux mesures ». Beaucoup de poursuites tournent court, mais même acquittés, les accusés y ont perdu du temps, de l’argent et souvent un peu de leur bonne réputation.

La lutte contre « la haine » engendre sa propre haine : la haine contre tous ceux qui sont accusés de haine. On n’a qu’à suivre les mouvements de physionomie de notre nouveau premier ministre pour la voir en temps réel. Les censeurs de la République n’abolissent pas la haine, mais ils créent la distinction entre la bonne et la mauvaise haine.

Purifiée de la mauvaise haine, la France et les Français sont libres de haïr, d’abord, tous ceux qui sont accusés de haine, et par amalgame, tous ceux qui sont censés leur être proches, les gens de droite, promus en « fascistes » pour l’occasion, les souverainistes soupçonnés de « nationalisme » donc de la « haine des autres », tous ceux dont l’attitude équivoque risque de cacher des attitudes nationalistes, racistes, fascistes, « conspirationnistes »…

Si, comme Jean Bricmont, qui n’a jamais dit un mot contre les juifs, vous demandez qu’on définisse avec clarté le terme « antisémite » avant de l’utiliser pour porter des accusations, ou vous appelez à « libérer la parole » sur Israël, vous risquez de trouver sur votre bio de Wikipédia des épithètes diffamatoires qui ne feraient pas bonne impression si vous postulez à un emploi. Ce phénomène n’encourage pas le débat libre.

Dans les rares cas où l’on ose critiquer Jean Bricmont pour sa défense de la liberté d’expression au lieu de le traiter en crypto-Nazi, on a tendance à interpréter son argumentation comme une « défense du système américain », ce qui la réduit à une sorte de folklore : les Amérloques sont bizarres, ils laissent tout le monde dire n’importe quoi. (N’oublions pas qu’il ne s’agit ici ni de diffamation d’individus, ni d’appels à des actions illégales, qui sont réprimés de toute façon, mais d’opinions et d’idées générales.)

La liberté d’expression, comme Bricmont le montre, n’est aucunement une excentricité venant d’outre-Atlantique. En réalité, les Etats-Unis, dont les pères fondateurs étaient fort influencés par les Lumières, en particulier françaises, ont inscrit la liberté d’expression comme le premier des droits des citoyens dans la liste des amendements dite « the Bill of Rights » adoptée à leur Constitution en 1791, lui donnant ainsi une importance certaine : « Le Congrès ne fera aucune loi accordant une préférence à une religion ou en interdisant le libre exercice, restreignant la liberté d’expression, la liberté de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis. »

La censure et la guerre

Pourtant, aux Etats-Unis comme ailleurs, ce principe a été violé, surtout en temps de guerre. Ce fut notamment le cas dans la persécution d’opposants à l’entrée des Etats-Unis dans la Première Guerre Mondiale, qu’il s’agisse de socialistes ou d’Américains d’origine allemande (ou les deux), où à l’occasion de grandes hystéries anti-communistes à l’issue des deux grandes guerres du vingtième siècle. Dans les années soixante, le principe de liberté d’expression a été réaffirmé par la Cour Suprême, et – contrairement à la France – bénéficie toujours du soutien des esprits critiques qui savent qu’ils seront les premières victimes de la censure. Mais dans les Etats-Unis bellicistes d’aujourd’hui, ce principe est menacé de nouveau.

Les juristes français sont presque unanimes à condamner la loi Gayssot, qui perdure pourtant. Baser la seule loi de censure punissant la contestation d’un fait historique sur le Tribunal de Nuremberg est curieux pour plusieurs raisons. Laissant de côté le problème d’un « tribunal des vainqueurs », ou du jugement rétroactif, les jugements de ce tribunal suivirent de peu les faits, précédant tout travail véritable d’historiens, comme on constate en lisant le livre de Bricmont.

Mais ce n’est pas le seul paradoxe. Si la lettre du jugement de Nuremberg fut nécessairement rapide et incomplète, l’esprit en était clairement énoncé dans le jugement final 30 septembre 1946 : « Déclencher une guerre d’agression n’est pas seulement un crime international : c’est le crime international suprême ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous. »

L’esprit du jugement de Nuremberg est que le crime fondamental est le crime contre la paix. Les autres crimes, commis à l’intérieur de la guerre, les atrocités et tous les crimes contre l’humanité, en sont le produit et le résultat. Il est remarquable que le zèle de préserver « la mémoire » du mal à éviter, si fort en ce qui concerne certains crimes produits par la guerre, ou plutôt un seul de ces crimes, ne s’applique pas du tout à la mémoire de la leçon principale de Nuremberg : la condamnation du crime consistant à déclencher la guerre, considéré comme la source de tout le mal qui en découle.

Au contraire, on se focalise sur les crimes commis à l’intérieur des guerres, de façon, d’abord, à faire comme si la guerre pourrait être innocente, si on en faisait respecter les lois. Et ensuite, à faire comme si la guerre pouvait être nécessaire pour empêcher les crimes qui pourraient être commis par un hypothétique « nouvel Hitler ». Ainsi la lutte contre la mauvaise haine, la haine « raciste », est instrumentalisée pour attiser la bonne haine contre ceux que les médias et les dirigeants de l’Occident vertueux accusent d’être des dictateurs qui voudraient « massacrer leur propre peuple ». Innocente de la mauvaise haine, on était libre de haïr Milosevic, et ainsi de faire la guerre contre son pays, allié traditionnel de la France, qui n’avait ni attaqué ni menacé aucun membre de l’alliance qui a bombardé et dépecé la Serbie.

On était libre de haïr Kadhafi, jusqu’à se réjouir de l’assassinat barbare du vieux Bédouin qui avait enrichi beaucoup plus qu’il n’avait « tué » son peuple.

On est libre de haïr Bachar el Assad au point de donner une caution politique aux djihadistes fanatisés, y compris parmi la jeunesse française, qui partent pour participer dans la décapitation d’hérétiques.

Aujourd’hui cette « bonne haine » est en train de reproduire la haine d’il y a exactement un siècle, à l’époque dirigée contre l’Allemagne et le Kaiser, une haine de masse, orchestrée par l’Etat et les médias qui lui font écho, la haine de tout un pays, présenté en ennemi, et son dirigeant diabolisé. Dans tout l’Occident, et surtout aux Etats-Unis chef d’orchestre, la bonne haine vertueuse, celle qui précède et accompagne les grandes guerres, est dirigée aujourd’hui contre Vladimir Poutine et la Russie – qui par ailleurs ne nous ont rien fait de mal.

Il n’y a aucune loi contre « l’incitation à la haine » d’un pays tout entier ni de son dirigeant, même si cette haine-là est basée sur des mensonges et pourrait mener à une guerre catastrophique.

Au contraire, la censure existant en France contribue à un conformisme propice à l’acceptation des haines officielles qui peuvent mener au pire.

Le petit livre de Jean Bricmont éclaire la réalité de la censure à la française, qui est minable dans son fonctionnement mais néfaste dans son esprit. Le lire est une invitation au réveil de l’esprit critique, qui en a vraiment besoin.

Diana Johnstone

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