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La Bolivie : entre l’euphorie et la frustration

3 textes de Martà­n Cúneo, envoyé spécial à La Paz,

traduits pour Truks en Vrak par Marina Almeida, révisés par Michèle Landais

La Bolivie : entre l’euphorie et la frustration

EN 2009 EVO MORALES A REMPORTÉ LES ÉLECTIONS AVEC 64% DES VOTES. A PRÉSENT LE GOUVERNEMENT TRAVERSE SON PLUS MAUVAIS MOMENT

Le Gouvernement d’Evo Morales a déçu de larges secteurs des mouvements sociaux qui l’ont hissé au pouvoir et qui aspirent à des réformes politiques plus profondes.

MARTà N CàšNEO / ENVOYÉ SPÉCIAL A LA PAZ (BOLIVIE)

03/05/11

Dans le bâtiment de la vice-présidence de l’État plurinational, au centre de La Paz, se déroule une réunion des membres du Mouvement vers le Socialisme (MAS). Les chapeaux noirs haut-de-forme, les polleras - jupes traditionnelles - des femmes du Haut plateau et les capes aux tissus andins montrent que les temps ont bien changé. Il y a quelques années le même espace était investi par des députés blancs, des hommes en cravate ayant fait leurs études aux États-Unis, dans un pays où 67% des personnes se considèrent indigènes.

Juan Carlos Pinto " coordinateur général du projet d’Encyclopédie Documentaire du Processus Constituant Bolivien et conseiller à la vice-présidence " nous reçoit. « Nous sommes dans une étape de la révolution démocratique et culturelle. Avec l’accès de la majorité de la population aux postes de l’État, nous sommes en train de vivre à présent ce qui a eu lieu en Europe il y a 200 ans », explique-t-il. « D’une certaine manière nous sommes en train de modifier le contenu de l’État, nous le transformons. Il n’a pas cessé d’être un État libéral dans sa forme d’organisation, mais il est émaillé de peuple, et cela constitue une mesure authentiquement libérale (au sens premier de ce mot), la possibilité et le droit pour tous d’en faire partie. »

« Pendant les deux dernières décennies, l’État avait été dirigé, comme le décrit Julieta Paredes, par des détenteurs de masters, de doctorats, des spécialistes ayant fait leurs études à Harvard, à Louvain ... Mais qu’est-ce qu’ils ont fait du pays ? Ils l’ont livré aux prédateurs. Quelles sont les réussites de la politique néo-libérale de ces yuppies en costume ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Rien ! Durant toute la première période nos soeurs et frères, parmi eux de nombreux paysans, ont intégré le Gouvernement, et là , sur place, ils ont commencé à apprendre, en y participant, car cela aussi nous revient. »

Les pressions de la droite

L’assemblée Constituante (2006/2008), quête inlassable pour la refondation du pays, a été le point culminant de la participation populaire. Cependant, ce « moment fondamental, selon les paroles du sociologue aymara Pablo Mamani, a également été celui d’un début de frustration ». Suite aux pressions de la droite, on a transféré de Sucre à Oruro le siège de l’Assemblée Constituante. En 2008, ces pressions ont conduit le Gouvernement du MAS à accepter un accord et à négocier, au sein du Congrès, la modification de 144 articles sur les 400 auparavant approuvés par les représentants choisis par les boliviens pour cette mission.

Désormais la frustration s’est exacerbée, bien qu’elle ait coïncidé avec le moment historique où l’on a battu la droite ; en fait, une élite qui avait monopolisé le pouvoir pendant les trois siècles de conquête et les 184 ans de République. Pour Raúl Zibechi, analyste et éditeur de la revue uruguayenne Brecha, le moment clé fut celui des journées d’août et de septembre 2008 pendant lesquelles « les forces populaires boliviennes » ont entraîné « la droite oligarchique de Santa Cruz vers un échec accablant ».

La droite, acculée dans son propre bastion, s’est vue forcée à admettre son échec. Les élections générales de décembre 2009 l’ont confirmé : Evo les a remportées avec 64% des votes. « Nous avons battu la droite en des termes symboliques, mais nous l’avons également battue au sens de l’avoir privée de pouvoir politique, de représentation publique symbolique, bien qu’elle possède toujours le pouvoir économique, la terre, les médias, tous ces secteurs fondamentaux », dit Mamani.

Mais les célébrations de cette victoire n’ont pas beaucoup duré, car on a commencé bientôt à s’apercevoir que « la droite était dans le Gouvernement », comme le signale Marco Gandarillas, directeur du Centre de Documentation et d’Information sur la Bolivie (CEDIB). « Cela ne s’est pas produit subitement. Depuis son investiture, Evo a toujours eu le sentiment qu’il fallait bien connaître les affaires d’État. Ils disaient qu’il fallait avoir recours à ceux qui s’y connaissaient en la matière, les inclure, et par "les inclure" ils signifiaient qu’ils réserveraient une place pour les politiciens chevronnés. C’est ainsi que des gens du MNR, du MIR ou de l’ADN [partis qui ont gouverné pendant la période néo-libérale] ou du MSM [scission du MAS] se sont infiltrés dans le Gouvernement ».

Gouvernant avec l’ennemi

Gandarillas montre en exemple l’actuel ministre d’Économie, Luis Arce Catacora, un "fondsmonétariste" qui a travaillé avec Gonzalo Sánchez de Lozada et a été membre du parti néo-libéral MNR. Quelques-uns des plus fervents opposants au Gouvernement des premières années se sont rapprochés du MAS, le cas le plus connu étant le pacte établi avant les dernières élections entre le Gouvernement et des secteurs de l’Union Juvénile Cruceñista [de Santa Cruz], groupe responsable de nombreuses attaques racistes lors des années précédentes.

Pour Juan Carlos Pinto, il existe dans l’État un secteur "plus libéral" qui n’aspire qu’à démontrer que la Bolivie obtient "de grands résultats économiques" , que l’État épargne confortablement ou qu’il est parvenu à dégager un excédent fiscal. Ce courant a été déterminant dans la promulgation du décret 748 stipulant la hausse des hydrocarbures. « Ne pas prendre ce type de décisions est jugé catastrophique par le secteur économique. De plus, aucune évaluation politique adéquate n’avait été réalisée. Ce fut un mauvais calcul, car ventre affamé n’a point d’oreille » dit-il.

Le panorama politique s’est compliqué pour le Gouvernement à partir de l’échec de la droite. « Nous vivons à présent dans un nouveau contexte historique, où la droite incarne une partie de la critique, mais à l’intérieur de notre camp une autre critique s’élève, d’autres voix, d’autres hommes et femmes disant « mon frère, tu fais erreur : attention, là ça ne va pas, et là non plus, et là encore ça ne va pas … » Dans ce contexte le Gouvernement d’Evo Morales ne sait pas s’y prendre », précise Pablo Mamani.

« On catalogue les gens comme membres de la droite, des ennemis, des néo-libéraux. Or, cette interprétation est obsolète. Le Gouvernement continue d’interpréter ce moment historique comme au temps de la guerre contre la droite », dit-il.

Le débat sur Evo Morales

Depuis le début du deuxième mandat, les principaux conflits n’ont pas concerné les élites de Oriente, comme dans la première période, mais des secteurs des mouvements sociaux. Selon Silvia Rivera, son éloignement des principes originaires du processus et « la contradiction au sein du Gouvernement entre ce qui est dit et ce qui est fait », a mis le Gouvernement dans la plus mauvaise situation qu’il ai du affronter ces cinq dernières années.

L’avenir d’Evo Morales et de tout le processus est l’objet d’un débat permanent dans toutes les sphères.

"Evo possède un grand avantage : il n’y a pas d’alternative politique qui pourrait mettre en péril son mandat et, pour le moment, sa réélection », dit Soliz Rada. Pour Pablo Mamani, le Gouvernement de Morales a déjà joué son rôle historique. « A présent nous avons besoin d’une autre période et d’autres acteurs. Nous ignorons comment, mais ce moment sera sans doute celui de la cristallisation de cette longue lutte, celle des frustrations et des réussites d’aujourd’hui », dit-il. La Bolivie n’est plus la même et cela personne ne le met en doute.

Pour Mamani il y a des raisons d’être optimiste : ce processus placera la société bolivienne dans une position historique très différente « d’où l’on pourra regarder le monde, le pouvoir, la politique, l’économie ... Je crois que ce que les gens pensent, ce qu’ils disent et ce dont ils rêvent, dépasse la question du Gouvernement d’Evo Morales, tout en étant reconnaissants pour tout ce qu’il a accompli ».

Pour Silvia Rivera, le principal apport du processus de changement c’est qu’il agit tel « un parapluie qui protège de la pluie acide néo-libérale, en facilitant l’émergence de toutes sortes d’initiatives, activités et collectifs autogérés et en générant un nouveau sens du pouvoir dans les mains de la population, permettant ainsi de protester et même de faire annuler une mesure comme celle du "gasolinazo" . C’est le pouvoir de la société sur l’État », conclut Rivera.

UN PROJET NÉOCOLONIAL

Une autre contradiction entre le discours et la pratique du Gouvernement concerne les routes prévues dans le plan d’infrastructures pour l’Amérique Latine connu comme IIRSA. « L’IIRSA est un projet planifié en Bolivie depuis des années. Et que fait le Gouvernement ? Il maintient ce projet », dit John Zambrana, de FOBOMADE. « Le tracé des routes parcourt principalement des régions où il existe des ressources naturelles et qui coïncident avec des aires protégées et des zones indigènes. L’objectif est l’exploitation de ces ressources naturelles afin de les exporter en tant que matière première. Le Gouvernement continue avec un modèle extractiviste, sans obtenir les bienfaits de l’industrialisation », remarque Zambrana.


Entre la Pacha Mama et les mines à ciel ouvert

MARTà N CàšNEO / ENVOYÉ SPÉCIAL A LA PAZ (BOLIVIE)

03/05/11

« La consultation préalable du peuple figure dans la Constitution, mais la loi stipule qu’elle n’a pas de caractère inaliénable, en d’autres termes, d’après l’autorité de l’État, elle n’est pas obligatoire. Alors, à quoi sert-elle ? Voici une autre des grandes contradictions de ce processus », déplore Pablo Mamani.

Pour la sociologue Silvia Rivera, auteur du livre Oprimidos pero no vencidos [Opprimés mais pas vaincus], « il existe tout un très beau discours sur la Pachamama et pourtant des centrales hydroélectriques immenses se construisent, des barrages qui inonderont des terres indigènes … une multitude d’infrastructures démontrant qu’il s’agit bien d’un projet néo-développementiste et en ce sens, il implique le mépris de l’indigène », affirme Rivera.

L’un des sujets où le plus grand écart existe entre les discours et les politiques concerne l’exploitation et l’industrie minière. Au grand Sommet de Cochabamba sur le Changement Climatique et l’Environnement en avril 2010, la CONAMAQ avait proposé une table de discussion sur la pollution minière. « Le Gouvernement a catégoriquement refusé d’inclure ce sujet en déclarant qu’il ne s’agissait pas d’un sujet universel mais local. Mais alors : où les mines ne contaminent-elles pas ? », dit Silvia Rivera.

Pourtant on contamine à San Cristobal, dans le département de Potosi. Le 16 avril 2010, environ 900 habitants de trois provinces de ce département ont assailli puis brûlé les bureaux de la plus grande mine de Bolivie, gérée par la japonaise Sumitono. Les membres des communautés [les comunarios] exigeaient, entre autres revendications, que la mine paye pour l’utilisation quotidienne de 50.000 mètres cubes d’eau. Une quantité qui menace sérieusement les cultures et l’approvisionnement d’eau dans une zone désertique.

D’après les calculs du spécialiste Jorge Molina, le remplacement des eaux fossiles, piégées il y a dix mille ans, prendrait six décennies dès l’arrêt du pompage. A ces effets, il faut ajouter la pollution des eaux avec l’aluminium, l’arsénique, le cadmium, cobalt, cuivre, fer, manganèse, nickel antimoine et le zinc.

Face à la mobilisation, le Gouvernement a réagit appelant les paysans à se replier et à accepter le dialogue car « des intérêt locaux et régionaux étaient en jeu », d’après les propos du vice-président Alvaro Garcia Linera. L’exportation de minerais, commencée en 2007, génère des bénéfices annuels d’un milliard de dollars pour Sumitono. L’État bolivien reçoit à peine 3,5 % du total.


Lumières et ombres d’un processus

Nous réviserons ici les principales réussites et les limites du Gouvernement d’Evo Morales.}

MARTà N CàšNEO / ENVOYÉ SPÉCIAL A LA PAZ (BOLIVIE)

03/05/11

LES FEMMES

 Augmentation spectaculaire de la participation des femmes paysannes et indigènes dans les parlements et dans les ministères gouvernés par la coalition du MAS. De par leur organisation, les employées de maison ont obtenu plus de droits applicables à l’exercice de leur activité.

 70% des femmes subissent la violence machiste. D’après l’Assemblée Féministe il existe une banalisation et une connivence totales des institutions. Une femme doit passer entre 8 et 30 jours à l’hôpital pour que juridiquement l’agresseur soit inculpé pour un délit léger.

LES DROITS DE L’HOMME

 Jugements et premières condamnations pour le massacre d’octobre 2003 perpétré par le Gouvernement précédent de Sánchez de Lozada. En regard des décennies précédentes, on peut en effet parler de la fin de la répression systématique contre les mouvements sociaux.

 Le pacte du Gouvernement avec l’Armée a empêché l’investigation des crimes des dictatures. Les conditions inhumaines persistent dans les prisons, où les prisonniers vivent entassés, l’énorme majorité, en détention préventive et sans argent pour pouvoir acheter de nourriture.

L’ÉCONOMIE

 En une seule année, les revenus des hydrocarbures sont passés de 300 millions de dollars à plus d’un milliard. Ces réserves ont atteint la somme record de 10 milliards. Le Gouvernement dirigé par Evo Morales a renationalisé la compagnie de téléphone Entel et 80% du secteur électrique.

 En 2010, les dépenses pour l’importation de pétrole ont représenté 670 millions. On prévoit qu’en 2011 ce chiffre dépassera un milliard. Les ministères laissent une grande proportion du budget assigné sans exécution. La Bolivie exporte en majorité des matières premières non transformées. La tentative d’attribuer une valeur ajoutée au gaz a échoué.

LES HYDROCARBURES

 Le Gouvernement du Mouvement vers le Socialisme (MAS) a repêché la compagnie pétrolière étatique YPFB, anéantie après la privatisation des années 90, et a récupéré 100% des actions des compagnies Chaco, Transredes et la Compagnie Logistique des Hydrocarbures ainsi que le 51% des compagnies restantes.

 Les multinationales contrôlent 80% de ce négoce en négligeant le marché interne et en privilégiant l’exportation de gaz, affaire rentable et facile. Cette situation, liée à l’incapacité d’YPFB d’assumer des activités productives, a conduit à l’importation de la majorité du pétrole, ce qui a généré la crise du "gasolinazo" .

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE

 Face aux puissances traditionnelles, la Bolivie a été une élément fondamental dans le processus d’intégration latino-américaine et la croissance régionale de par son intégration dans l’Alliance Bolivariana pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA) et le soutien qu’elle a apporté aux institutions communes naissantes.

 La participation bolivienne dans l’occupation militaire de Haïti, dirigée par les États-Unis, a été l’une de ses contradictions principales. L’admission de nouvelles multinationales, originaires du Japon, de la Corée du Sud, de la Chine ou de l’Inde, dans des conditions pareillement inégales, en dit long sur la poursuite de la politique de pillage.

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