Dans son édition électronique du 03 mars 2009, Libération publie un article intitulé « Les Français reprennent goût à l’Europe ». Le sous-titre attire immédiatement mon attention : « Selon l’institut CSA, l’Union européenne peut aider à apporter des réponses à la crise. ». Tiens, l’institut CSA assume des opinions politiques ? Il ne se contenterait donc pas de relayer la sacro-sainte « opinion » des Français ? Le lapsus du journaliste est révélateur à plus d’un titre, comme le montre la suite de l’article.
« Une majorité de Français estime que l’Europe peut et doit impulser des réponses coordonnées, voire communes, face à la crise économique. » Première interrogation : derrière le mot « Europe », à quoi le journaliste fait-il référence ? Au Parlement européen, à la Commission, au Conseil, ou encore aux citoyens ? Mystère… L’emploi du verbe « devoir » m’interpelle également. Je m’empresse donc de chercher sur Internet les résultats bruts de ce sondage [1] Et je découvre avec stupeur que la question posée aux enquêtés était la suivante :
« Face à la crise économique et financière en Europe, souhaitez-vous que les Etats-Membres de l’Union européenne…
– favorisent les solutions à l’échelle nationale ?
– renforcent la coordination entre les politiques économiques et financières des Etats membres ?
– impulsent des politiques européennes communes ? »
Comment le « souhaitez-vous » qui était proposé aux sondés s’est-il transformé en une injonction sous la plume du journaliste ?
Je poursuis la lecture de l’article : « A moins de quatre mois des élections européennes [une majorité de Français] exprim[e] en outre des attentes très précises sur ce que doivent être les engagements des députés de Strasbourg et le rôle du prochain président de la Commission. » Un bel abus de langage là encore, si l’on considère que l’expression des sondés s’est limitée à choisir entre plusieurs options proposées par l’institut de sondage, par le biais de la question suivante :
« Parmi les caractéristiques suivantes, quelles sont celles qu’un Président de la Commission européenne devrait selon vous posséder en priorité ? »
Suit une liste de 7 propositions, précises il est vrai, mais qui n’émanent pas de l’expression des citoyens, mais bien du sondeur lui-même. Il n’est même pas proposé au sondé de s’exprimer sur une caractéristique autre que celles énoncées…
La suite de l’article apporte quelques précisions qui permettent de mieux comprendre pourquoi CSA est allé poser des questions aussi pointues à un échantillon de Français. Ainsi, on apprend que le sondage a été réalisé pour « l’association Europanova », désignée par le journaliste comme une « ONG qui depuis des années s’attache à promouvoir le débat européen et à mobiliser une nouvelle génération de décideurs ».
Ma curiosité attisée, je consulte le site Internet de cette ONG [2]. D’après la rubrique « qui sommes-nous », je conclue que cette ONG s’apparente davantage à un « think tank ». La composition du Conseil d’Administration de cette « ONG » est éclairante : aux côtés de plusieurs cadres ou dirigeants de groupes de presse, comme le Directeur général du groupe Nouvel Observateur, ou encore le Directeur général de Métro France, nous trouvons une ancienne ministre, « conseillère spéciale du Premier ministre pour la Présidence française de l’UE » ou encore un administrateur de la Commission européenne !
Enfin, le journaliste de Libération précise que le président fondateur d’Europanova, Guillaume Klossa, « fut le conseiller de l’ex-secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet », pendant la Présidence française de l’Union. En matière de confusion des genres, on ne peut pas faire mieux… Des chefs d’entreprise, directeur de groupes de presse, fonctionnaires de la Commission et conseillers des décideurs politiques impliqués dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques européennes réunis au sein d’une même « ONG » [3]...…
Revenons à l’article de Libération. Le journaliste rapporte les résultats du sondage d’une façon entièrement biaisée, de façon à justifier le titre de son article « Les Français reprennent goût à l’Europe. » Ainsi, il déclare qu’ « à peine 33 % des personnes interrogées préfèrent des « solutions à l’échelle nationale » », alors qu’il vient de préciser que 20% espèrent l’impulsion de politiques européennes communes !
La suite de l’article confirme cette dévalorisation de la part de la population qui a « mal répondu », en soulignant « les évidentes convergences avec la sociologie du non lors du référendum de 2005. Les catégories parmi lesquelles on retrouve le plus fort pourcentage de sondés favorables à des solutions hexagonales sont les femmes (37%), les ouvriers (40%), les sans-diplômes (37%) […] ». De là à dire qu’ils ont mal répondu par ignorance, il n’y a qu’un pas…
Une fois encore, l’usage du sondage ne sert qu’à justifier une opinion politique pré-établie, en cherchant à lui conférer une légitimité puisqu’elle émane de la soi-disant « opinion des Français ». Le commanditaire du sondage, l’Institut qui réalise le sondage et le journaliste qui le publie et le commente participent tous trois à cette entreprise de contournement du débat public.