L’historienne Suzanne Citron est morte
Par Antoine Flandrin
Le Monde du 22 janvier 2018 (extraits)
Suzanne Citron aura gardé jusqu’à sa mort, le 22 janvier, à Paris, l’esprit critique chevillé au corps. Dans une tribune publiée sur LeMonde.fr, le 18 juillet 2017, l’historienne de 95 ans reprochait au président de la République, Emmanuel Macron, d’entretenir une confusion sur l’histoire de France en invitant le premier ministre israélien pour la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv. Le propos était bref – trois paragraphes –, mais sans concession.
« Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël », écrivait-elle.
Comme souvent lorsqu’elle prenait la plume, l’historienne rappelait son parcours, celui de Suzanne Grumbach, née le 15 juillet 1922, à Ars-sur-Moselle (Moselle), issue d’une famille bourgeoise juive, dont l’adolescence heureuse au lycée Molière, à Paris, fut brisée par la débâcle de juin 1940. Un « premier choc avec la grande histoire » qu’elle avait raconté dans Mes lignes de démarcation (Syllepse, 2003).
Elevée dans le culte de la France dreyfusarde et dans la mémoire de la Grande Guerre, elle éprouve la honte de la capitulation. Après que son père est fait prisonnier en Allemagne et que deux cousins sont raflés, elle passe la ligne de démarcation clandestinement à bicyclette, le 15 août 1941. A Lyon, elle poursuit ses études d’histoire tout en participant à des activités de résistance. Arrêtée par la Gestapo à Lyon, elle est internée à Drancy le 4 juillet 1944, avant d’être libérée le 17 août.
Prise de distance critique avec l’histoire de France
Agrégée d’histoire en 1947, elle exerce pendant plus de vingt ans comme professeur de lycée à Enghien-les-Bains (Val-d’Oise). La guerre d’Algérie sera pour elle un « second choc intérieur ». Révoltée par le vote des pouvoirs spéciaux en Algérie par le gouvernement du socialiste Guy Mollet en 1956, l’historienne se penche sur le colonialisme français, les enfumades pendant la conquête de l’Algérie, les répressions des années 1930 en Indochine et les massacres à Madagascar en 1947. Les révélations de ces occultations dans le récit national républicain traditionnel seront essentielles dans sa prise de distance critique avec l’histoire de France. [...]
Le Mythe national. L’histoire de France revisitée (Les Editions ouvrières, 1987)
Plusieurs fois réédité, l’ouvrage devient une référence. Dans sa dernière version (Les éditions de l’Atelier, 2016), l’historienne notait des avancées majeures dans les programmes d’histoire au cours des trente dernières années : l’émergence d’une histoire critique de Vichy, de la guerre d’Algérie, de la colonisation et l’irruption dans l’espace public de l’histoire de l’immigration. Elle n’en dénonçait pas moins la permanence en filigrane de la matrice du Petit Lavisse, manuel à l’usage des écoliers sous la IIIe République. « Ce récit ne permet pas aux enfants français nés en France ou venus des quatre coins du monde de se situer dans l’histoire humaine avant de découvrir leur appartenance à la France comme être historique », écrivait-elle encore dans la préface de la seconde édition de La Fabrique scolaire de l’histoire (Agone, 2017), ouvrage dirigé par le collectif Aggiornamento histoire-géographie, fondé au domicile de l’historienne en 2011.
Ses membres se placent d’ores et déjà comme les héritiers des combats de Suzanne Citron. Lors de L’Emission politique, sur France 2, en mars 2017, son amie, l’historienne Laurence De Cock, principale animatrice d’Aggiornamento, avait offert un exemplaire du Mythe national à François Fillon, candidat LR à la présidence de la république, qui proposait de privilégier l’enseignement du récit national à l’école. Les téléspectateurs avaient voulu en savoir plus. Résultat : une semaine plus tard, l’ouvrage était en rupture de stock...
Claire Devarrieux
Libération du 23 janvier 2018 (extrait)
[...] Militante socialiste, anticolonialiste, Suzanne Citron avait 20 ans lorsqu’elle est entrée dans la Résistance, à Lyon, en 1942. Dans un entretien paru dans l’Humanité en 2014, elle décrit son état d’esprit d’alors : « J’ai été élevée dans le culte d’une France dreyfusarde et dans la mémoire de la Grande Guerre. Issus d’une famille bourgeoise juive avec des racines alsaciennes, parisiennes et portugaises, mes parents se désignaient comme français israélites participant d’une légitimité républicaine et patriotique fière d’elle-même. La croix de guerre de mon père m’évoquait une juste guerre. Pour ma mère, en revanche, tant de morts et de souffrances ne se justifiaient que parce que cette guerre serait la der des ders. J’ai vécu la débâcle de juin 1940 comme un arrachement à mes interrogations d’adolescente de 18 ans et l’entrée dans un univers inattendu, déni des légitimités antérieures. » Arrêtée par la Gestapo le 26 juin 1944, Suzanne Citron est transférée à Drancy le 3 juillet. [...]
Extrait de Mes lignes de démarcation. Croyances, utopies, engagements, sur les années 1956 et 1957 (Syllepse, 2003, p. 178-181)
Informer : un devoir, une passion
Depuis des mois déjà, des indices, des rumeurs circulaient, nous mettaient en alerte. Comment faire comprendre aujourd’hui l’ébranlement suscité par le soupçon devenu certitude que les instances policières et militaires de la République employaient les méthodes tortionnaires de la Gestapo et que l’Etat censurait et, pire, réprimait ceux qui les dénonçaient. Chamboulement de nos repères : dix ans après la fin du nazisme, la police française, l’armée française, l’Etat républicain français utilisaient, face au FLN, les raisonnement et les pratiques des gestapistes contre la Résistance. Les centres de torture de la rue des Saussaies, de l’avenue Henri Martin à Paris, les caves de la place Bellecour à Lyon, la sinistre invention de la baignoire, l’usage sadique de l’électricité, toutes ces horreurs de l’Occupation hantaient encore nos mémoires. Etait-il possible qu’en notre nom, au nom du peuple français les autorités légales, démocratiquement élues de notre pays, de la France républicaine, les utilisent, les cautionnent à Alger, dans les PC des djebels, dans la redoutable villa Susini.
Dès le mois de septembre 1951, Claude Bourdet, ancien déporté, avait dans L’Observateur interrogé en précurseur : « Y a-t-il une Gestapo algérienne ? » Et le numéro du 13 janvier 1955 accusait : « Votre Gestapo d’Algérie ». Au même moment François Mauriac publiait dans l’Express un article intitulé « La Question » qui dénonçait violences policières et dénis de justice à Alger. L’année suivante, La Libre Opinion, « France ma patrie », que publia, dans Le Monde du 5 avril, Henri Marrou, toujours titulaire de la chaire d’histoire des religions à la Sorbonne, fut l’un des détonateurs d’une prise de conscience. Marrou dénonçait à la fois l’usage systématique de la torture en Algérie et la torpeur de l’opinion. Bourgès-Maunoury, ministre de la défense nationale de Guy Mollet, faisait aussitôt perquisitionner chez lui, non sans ironiser sur les « chers professeurs ». En novembre (au moment de Suez), André Mandouze, assistant de latin à Alger, était arrêté et passait plusieurs semaines en prison.
L’article de Marrou suivi de la fameuse perquisition ouvrait une période de jeu de cache-cache entre les autorités de la république et des journalistes, des publicistes, des éditeurs, des militants mais aussi des « rappelés » – jeunes hommes ayant terminé leur service mais considérés comme disponibles à côté des « appelés » envoyés en Algérie pour leur service militaire, dont les écrits, les brochures, les livres, les témoignages étaient saisis par la censure.
Le 7 janvier 1957, au début de la bataille d’Alger, Lacoste confiait à Massu, général de la 10e armée de parachutistes, « le soin de rétablir l’ordre avec tous les pouvoirs ». Au printemps 1957, une brassée de publications dénonce la torture : témoignage de l’ancien scout catholique Jean Muller tué au combat, terrible dossier « Des rappelés témoignent » (publié par Témoignage Chrétien), livre du catholique modéré – Pierre-Henri Simon Contre la torture (1957), évoqué par Beuve-Méry dan Le Monde du 13 mars, article accusateur dans Esprit du mois d’avril de Robert Bonnaud, jeune agrégé d’histoire rappelé en zone opérationnelle, « La paix des Nementchas ».
Démissions retentissantes aussi. Celle de Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui refuse désormais de couvrir les exactions. Celle de René Capitant, gaulliste de gauche, ancien ministre de l‘Education nationale de la Libération : il suspend ses cours de droit à l’université de Paris en apprenant qu’un de ses anciens étudiants, l’avocat Ali Boumendjel, s’est « suicidé » le 23 mars, en se jetant du toit d’un immeuble d’El Biar, dans la banlieue d’Alger, occupé par les parachutistes. Le général de Bollardière, qui a félicité Jean-Jacques Servan-Schreiber dans L’Express, pour la publication de « Lieutenant en Algérie », est le seul officier général à dénoncer la légitimation de la torture par Massu. Grand officier de la Légion d’honneur et Compagnon de la Libération, il est mis aux arrêts de rigueur pendant soixante jours et démissionnera de l’armée.
A Paris, le gouvernement couvre, le gouvernement fait silence, le gouvernement réprime. Les remous autour de la torture conduisent néanmoins Guy Mollet à créer une « Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels », tout en minimisant les problèmes. En mai, le Gouvernement Mollet tombe. Rien ne change avec son successeur Bourgès-Maunoury. L’opinion française est encore atone, mais dans le milieu restreint qui se voue corps et âme à dénoncer la torture, des initiatives militantes surgissent pour briser la chape de silence maintenue par le pouvoir.
Après le « suicide » d’Ali Boumendjel, quatre jeunes femmes professeurs au lycée, Andrée Tournès, Bianca Lamblin, Geneviève Trimouille et notre amie Madeleine Rebérioux créent un Comité pour la défense des libertés et de la paix en Algérie. Andrée Tournès et Geneviève Trimouille étaient nos collègues au lycée de Montmorency [...]. Andrée, professeur de lettres, tranchait dans le milieu enseignant par sa personnalité originale : célibataire, habillée et coiffée à la diable, enjouée, passionnée de cinéma, adorée de ses élèves. Catholique, elle était membre du SGEN (Syndicat général de l’éducation nationale) rattaché à la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) qui, par un vote majoritaire, se transforma en CFDT en 1964. Le SGEN (auquel appartenait également Marrou) était et restera jusqu’en 1962 très engagé dans la lutte contre la torture et contre la guerre d’Algérie. Non catholique, j’avais, après l’agrégation, adhéré au SNES laïque. Mais les positions prudentes et timorées sur l’Algérie de L’Université syndicaliste, son journal, m’indignaient. Et dans la salle des professeurs je louais l’attitude courageuse du SGEN et proclamais mon intention de lâcher le SNES pour le SGEN. Ce que je ferai à la rentrée 1963 au retour de trois années que nous allons passer à Londres.
Parmi ses textes les plus importants :
Son article de 1968 réclamant un « aggiornamento » de l’enseignement de l’histoire
Son livre L’histoire des hommes (La Découverte et Syros, 1999) qui est accessible en ligne.
Sa préface à La Fabrique scolaire de l’histoire, Laurence De Cock (dir.), Agone, col. « Passé & Présent », Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, nouvelle édition, 2017.
http://histoirecoloniale.net/Cartographie-du-massacre-du-17-octobre-1961.html