L’attentat suicide odieux commis par Salman Abedi, né britannique, dans un concert d’Arianna à Manchester n’était pas seulement le travail d’un « loser maléfique », comme l’a dit Donald Trump, mais le résultat des politiques interventionnistes qui ont été menées au nom des droits de l’homme et de la « protection des civils ». Grâce aux guerres de changement de régime et à l’armement et à la formation des groupes islamistes, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont déployé leurs illusions impériales à travers le Moyen-Orient. En Syrie et en Libye, ils ont cultivé la boite de Pétri parfaite pour une insurrection djihadiste, créant ainsi des nihilistes armés comme Abedi, déterminés à rapatrier à domicile les guerres de l’Occident.
Fils d’immigrants anti-Kadhafi au Royaume-Uni, Abedi a grandi dans la communauté d’exilés libyens de Manchester. Un rapport du London Telegraph indique que quelques semaines avant son attaque, il avait voyagé en Libye où les milices Salafi-jihadistes se disputent le contrôle du pays déstabilisé. Abedi aurait également voyagé en Syrie pour rejoindre les rebelles extrémistes qui mènent une insurrection depuis six ans contre le gouvernement du pays, avec des milliards de dollars d’aide des alliés occidentaux et du Golfe. Selon le ministre français de l’Intérieur Gerard Collomb, c’est dans ces zones de conflit qu’Abedi s’est radicalisé.
Le garçon impressionnable de 22 ans est retourné au Royaume-Uni avec suffisamment de formation pour fabriquer une bombe assez sophistiquée qui a massacré 22 spectateurs, dont beaucoup d’enfants. « Il semble probable – possible - qu’il n’ait pas agi seul », a déclaré à la BBC la ministre de l’intérieur britannique, Amber Rudd. Elle a décrit la bombe comme « plus sophistiquée que certaines que nous avons vues auparavant ».
Selon le Telegraph, « Un groupe de dissidents de Kadhafi, membres du Groupe Islamique Combattant en Libye interdit (GICL), habitaient près d’Abedi à Whalley Range ». Parmi eux on trouve Abd al-Baset Azzouz, un expert en bombes qui contrôle une milice affiliée à Al-Qaïda dans l’est de la Libye.
Lorsque l’insurrection contre Kadhafi a commencé en 2011, Ramadan Abedi, le père de Salem, est retourné dans son pays d’origine pour se battre avec le GICL. Il faisait partie du réseau piloté par le MI5 [services de renseignement britanniques – NdT] qui a envoyé des exilés libyens anti-Kadhafi jusqu’aux lignes de front pendant la guerre.
« J’ai été autorisé à aller [en Libye], sans qu’on me pose la moindre question », a déclaré à Middle East Eye un Libyen britannique qui était en résidence surveillée à l’époque pour ses liens avec des groupes extrémistes,
Bien que l’on ignore si Salman Abedi lui-même a été impliqué dans le GICL, les liens du groupe avec les services de renseignements britanniques et américains sont bien établis et remontent à des décennies.
L’affilié d’Al-Qaïda préféré de l’Occident ?
Un ancien officier des services de renseignement britanniques MI5 nommé David Shayler a affirmé que son gouvernement avait financé secrètement le GICL pour mener la tentative d’assassinat ratée de 1996 contre Kadhafi. Deux ans plus tard, la télévision d’État libyenne a présenté des images d’une attaque à la grenade ratée contre Kadhafi et qui, selon elle, avait été menée par un agent britannique. À l’époque, le GICL était un affilié à Al-Qaïda et parmi ses membres on trouvait Anas al-Libi, un lieutenant important d’Oussama ben Laden.
En mars 1998, la Libye de Kadhafi est devenue le premier pays à délivrer un mandat d’arrêt Interpol contre Ben Laden. Le mandat fut soigneusement ignoré par les services de renseignement étasuniens et britanniques, selon le journaliste français Guillaume Dasquié, et Jean-Charles Brisard, conseiller du président français Jacques Chirac. Cinq mois plus tard, Al-Qaïda a frappé les ambassades des Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie. (Parmi les participants à l’attaque, Al-Libi et Ali Abdelsoud Mohammed, un espion à la solde du dirigeant d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui est entré aux États-Unis avec un visa approuvé par la CIA et qui a réussi à obtenir le grade de caporal à (l’école militaire) John F Kennedy School of Spécial Warfare à Fort Bragg, où il a dérobé les manuels de formation des forces spéciales pour les remettre aux cadres d’Al-Qaïda.)
Même si l’ex-agent Shayler a progressivement dérivé vers le conspirationnisme, un document du MI6 publié en ligne en 2000 confirme ses dires. Selon le Guardian, le document révèle que les renseignements britanniques était au courant d’un complot en 1995 visant à assassiner Kadhafi et composé d’« anciens combattants en Libye qui ont combattu en Afghanistan ». Le chef du GICL, Abdelhakim Belhaj, était parmi eux et avait combattu dans les années 1980 contre le gouvernement afghan soutenu par les soviétique, aux côtés des moudjahidine locaux armés et formés par la CIA. Il transféra ses opérations au Soudan en 1991, la même année que Ben Laden installa un camp à l’extérieur de la capitale soudanaise de Khartoum.
Il a fallu les attentats du 11 septembre et la proclamation de la prétendue « guerre contre le terrorisme » pour faire de Belhaj une cible de l’Occident. Il fut capturé en 2001 par la CIA au Pakistan, où il s’était enfui après avoir combattu aux côtés des talibans afghans et fut extradé vers la Libye deux mois plus tard. Six ans plus tard, il fut libéré de prison grâce à un programme de déradicalisation supervisé par Saif Kadhafi et facilité par des négociations avec le gouvernement du Qatar.
Un câble secret de l’ambassade des États-Unis de 2008 a qualifié le gouvernement de Kadhafi de rempart contre la propagation du militantisme islamiste. « La Libye s’est révélée un partenaire solide dans la guerre contre le terrorisme, et la coopération dans les canaux de liaison est excellente », indique le câble. « Les critiques de Mouammar Kadhafi contre l’Arabie Saoudite pour son soutien à l’extrémisme wahhabite, une source de tension permanente entre les deux pays, reflètent la grande préoccupation libyenne quant à la menace extrémiste. Craignant de voir les combattants revenir d’Afghanistan et d’Irak pour déstabiliser le régime, le [gouvernement de la Libye] a mené des opérations agressives pour perturber les flux de combattants étrangers, y compris par une surveillance plus rigoureuse des points d’entrée aériens / terrestres, et pour contrer l’attrait idéologique de l’islam radical. »
L’auteur de ce câble était le feu agent J. Christopher Stevens.
« Des patriotes libyens qui veulent libérer leur nation »
Lorsque le soulèvement libyen a éclaté en mars 2011, le Qatar et les Émirats arabes unis ont immédiatement envoyé des armes et un soutien logistique à l’opposition armée. La secrétaire d’État Hillary Clinton a vu l’insurrection comme une opportunité pour les Etats-Unis d’affirmer leur influence en plein tumulte du printemps arabe. Elle a préconisé d’armer les rebelles au motif que Washington pourrait « tirer quelques marrons du feu », selon son conseiller du Moyen-Orient, Dennis Ross.
Ignorant les avertissements du commandement suprême de l’OTAN, James Stavridis, sur la présence d’Al-Qaïda au sein de l’opposition, le président Barack Obama a approuvé l’envoi de missiles TOW, de véhicules blindés et de systèmes radar avancés aux insurgés libyens.
Quand elle a appris les avancées rapides des rebelles nouvellement armés, Clinton a déclaré : « C’est bien ! C’est le seule langage que Kadhafi comprend. »
Le président français Nicolas Sarkozy, sujet de l’influence politique qatari et soupçonné de corruption pour le vote sur la Coupe du Monde 2022 de la FIFA, a exhorté ses alliés occidentaux à « demander à nos amis arabes » de distribuer des armes au Conseil national de transition, l’organe officiel de l’opposition libyenne. Quand une livraison française de missiles et de mitrailleuses est arrivée au port de Benghazi, le ministre de la Défense intérimaire du CNT les a remis à Belhaj et au GICL.
Au fur et à mesure que l’insurrection se développait, Belhaj a trouvé un allié puissant en la personne de John McCain, le président républicain du Comité des relations extérieures du Sénat. Après un rendez-vous amical avec Belhaj et ses miliciens à Benghazi le 22 avril 2011, McCain a appelé les « nations responsables » à fournir aux rebelles libyens « renseignements, formation et armes ».
McCain sortit de la réunion rempli d’inspiration. « J’ai rencontré des combattants courageux, et ils ne sont pas al-Qaïda », déclara le sénateur. « Au contraire : ce sont des patriotes libyens qui veulent libérer leur nation. Nous devons les aider, »
« Ils veulent contrôler la Méditerranée et ils vont attaquer l’Europe »
Dans les premiers jours de l’insurrection, le 25 février, Kadhafi a contacté Tony Blair, l’ancien Premier ministre britannique qui avait conclu « l’accord dans le désert » qui a sorti Kadhafi de son isolement politique en 2004.
Ce jour-là, dans une série d’appels téléphoniques désespérés, Kadhafi a averti Blair que son renversement ouvrirait la voie à une prise de pouvoir djihadiste. « Je veux vous dire la vérité », déclara-t-il à Blair. « Ce n’est pas compliqué. La vérité est celle-ci : une organisation, appelée l’organisation Al Qaïda en Afrique du Nord, a crée des cellules dormantes en Afrique du Nord. Ils n’emploient pas de mots arabes, ils emploient des mots islamiques. Les cellules dormantes en Libye sont semblables à celles aux Etats-Unis avant le 11 septembre. »
Kadhafi a ensuite mentionné des rebelles qui avaient été emprisonnés à Guantanamo, dont un qui avait rejoint Al-Qaïda et avait été formé dans un camp dirigé par Ben Laden en Afghanistan. Il parlait d’Abu Sufian Ibrahim Ahmed Hamuda bin Qumu, membre du GICL, qui avait été capturé par les États-Unis au Pakistan grâce à un tuyau des services de renseignement de Kadhafi. Kadhafi s’est plaint que Qumu dirigeait désormais les forces qui cherchaient à le renverser, une affirmation confirmée deux mois plus tard par le New York Times qui qualifia le chef rebelle d’« allié des États-Unis, en quelque sorte ».
L’homme fort libyen avait prédit que si les rebelles le renversaient, ils mettraient en place un état islamique dans le pays, ou ce qu’il appelait un « émirat d’Al-Qaïda ».
Il avait conclu : « Ils veulent contrôler la Méditerranée, puis ils vont attaquer l’Europe ».
Blair balaya les avertissements sinistres de Kadhafi et l’exhorta calmement à renoncer au pouvoir par une « transition pacifique ». Une semaine plus tard, Obama déclara : « Moammar Kadhafi a perdu sa légitimité et doit partir ».
Le fils de Kadhafi, Saif, avait prévenu à l’époque que le renversement du gouvernement libyen conduirait à une crise de réfugiés aux proportions titanesques. « La Libye peut devenir la Somalie de l’Afrique du Nord, de la Méditerranée », a déclaré en 2011 le plus jeune des Kadhafi. « Vous verrez les pirates en Sicile, en Crète, à Lampedusa [l’île italienne où sont situés des centres de détention des migrants]. Vous verrez des millions d’immigrants clandestins. La terreur sera à vos portes. »
Un état défaillant, avec l’aimable autorisation de l’OTAN
Près de six ans après que Mouammar Kadhafi eut été mortellement sodomisé avec une baïonnette dans les rues de sa ville natale de Syrte par des rebelles soutenus par l’Occident et opérant sous la couverture aérienne de l’OTAN, son cadavre ayant ensuite été abandonné pour pourrir dans une boucherie à Misrata, ses avertissements les plus sombres sont devenus réalité.
La Libye est aujourd’hui un État défaillant, ses finances et ses réserves pétrolières pillées par les puissances étrangères qui ont supervisé la guerre de changement de régime en 2011. Ses rivages constituent un principal point d’embarquement pour les migrants, où les femmes qui fuient les conflits et la misère en Afrique subsaharienne sont battues, violées et affamées dans les « trous dignes de l’enfer », selon l’UNICEF. L’Organisation internationale des Nations Unies pour les migrations a recueilli des témoignages sur les marchés des esclaves en plein air en Libye où les migrants d’Afrique de l’Ouest sont achetés et vendus. La crise des réfugiés a poussé la montée de l’extrême droite en Europe, alimentant la politique démagogique de figures comme Nigel Farage et Marine Le Pen qui s’en prennent aux victimes des interventions catastrophiques de l’Occident.
Alors que Belhaj est apparu comme un acteur clé de la Libye "libre", en dirigeant le Parti islamiste al-Watan et son propre empire médiatique privé avec le soutien du Qatar, la Libye est passée sous le contrôle des chefs de guerre affiliés à des groupes djihadistes comme l’Etat islamique et Ansar al-Sharia, l’affilié d’Al Qaïda qui a participé à l’attaque de 2012 contre le consulat des Etats-Unis à Benghazi. Selon une milice rivale, le jeune frère de Salem Abedi, Hachem, est membre de l’État islamique et a aidé depuis la Libye à planifier l’attaque de Manchester.
Le rapport du Comité des affaires étrangères britannique sur l’intervention libyenne, publié en septembre 2016, a conclu que « les renseignements sur le degré d’implication d’éléments militants islamistes extrémistes dans la rébellion anti-Kadhafi étaient inexacts ».
Ses auteurs ont ajouté : « La possibilité que les groupes extrémistes militants puisse tenter de profiter de la rébellion aurait du être perçue dès le début. Les liens libyens avec des groupes extrémistes militants transnationaux étaient connus avant 2011, car de nombreux Libyens avaient participé à l’insurrection en Irak et en Afghanistan avec Al-Qaïda ».
Questions pendantes
À la suite de l’attentat de Manchester, les citoyens britanniques méritent une nouvelle enquête publique. Les proches de la famille Abedi ont déclaré que, lorsque Salman Abedi exprima publiquement il y a plusieurs années son soutien aux attentats-suicides, des voisins à Manchester ont appelé un numéro de téléphone anti-terroriste. Mais les autorités britanniques n’ont pas réagi.
Les renseignements britanniques ont-ils tenté d’enrôler Abdi comme informateur, comme pour Mohammed Emwazi, le jeune Londonien qu’on a retrouvé en Syrie dans un territoire contrôlé par Daech comme le terrible "décapitateur" connu sous le nom de « Jihadi John » ? Qu’est-ce que le gouvernement britannique connaissait d’Abedi et quand l’a-t-il compris ?
Les démagogues de droite qui répandent leur colère contre les immigrants musulmans et se mobilisent pour des politiques plus restrictives détournent l’attention des véritables coupables. Dans la poursuite de leurs illusions impériales en Libye et au-delà, les dirigeants occidentaux ont cyniquement sacrifié la sécurité de leurs propres citoyens, ouvrant la voie au massacre de Manchester. Les interventionnistes devraient rendre des comptes avant qu’ils ne puissent recommencer.
Max Blumenthal
Traduction "et dire qu’il y en a qui votent encore pour ces gens-là" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
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