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« L’alliance des évangélistes avec les gouvernements devient dangereuse »

Début mars dernier, La Izquierda Diario a publié un entretien avec le sociologue argentin Ariel Goldstein, qui conduit des recherches sur les églises évangélistes. Le chercheur y décrypte les ressorts de leur croissance et de leurs liens avec les gouvernements dans différents pays du continent. Nous reproduisons ici la version publié par DIAL. La seconde partie de cet entretien sera publiée dans notre prochaine édition du 20 janvier 2022.

Samedi 6 mars 2021. Conversation avec le sociologue du Conicet [1], auteur du livre Pouvoir évangéliste. Depuis des décennies ces églises ont conquis des espaces de plus en plus vastes dans la sphère politique en Amérique latine et jouent un rôle décisif dans la formation des gouvernements, tant de droite comme de centre-gauche. Rôle qu’elles disputent à une Église catholique en chute libre. Depuis plusieurs années les églises évangélistes ont acquis une plus grande notoriété publique de fait de leur rapprochement avec le pouvoir politique. Avec un fort ancrage territorial, qui s’appuie sur un important militantisme social assistancialiste, les pasteurs se sont faits les stratèges d’alliances fortes et soutenues avec les gouvernements populistes de droite comme de gauche.

Que ce soit avec Trump ou Lula, avec Maduro, Bolsonaro, Ortega, López Obrador ou avec Alberto Fernández en Argentine, les dirigeants des églises évangélistes ont su se transformer en associés du pouvoir, allant même jusqu’à disputer à l’Église catholique son rôle central comme facteur de modération sociale dans les crises récurrentes de la région. Position qui convient aux gouvernements qui laissent entre leurs mains la politique sociale, ce qui peut être considéré comme une « économie » pour l’État qui peut rediriger les fonds du domaine social vers d’autres domaines comme la sécurité. La Izquierda Diario s’est entretenu avec Ariel Goldstein, sociologue, chercheur au Conicet et auteur du livre Pouvoir évangéliste (Editorial Marea, 2020) où il analyse en profondeur un phénomène qui parcourt les dernières décennies et concerne tout le continent : comment les groupes religieux colonisent le champ politique en Amérique.

Dans le livre vous dites que les « crises économiques, en révélant l’incapacité de l’État à faire face à l’aide sociale, amplifient le développement de l’action sociale évangéliste et, par conséquent, la croissance de ces églises ». Par-delà la « doctrine » évangéliste, est ce que tu crois que sans les crises économiques récurrentes propres au capitalisme, ces églises n’auraient pas proliféré comme elles l’ont fait ?

Ces phénomènes sont liés. Après la publication du livre je me suis mis à réfléchir à la question économique, au phénomène évangéliste et à la question migratoire. Le développement des évangélistes au Brésil n’est pas un hasard. Le phénomène social le plus important qui s’est produit au XXe siècle dans ce pays a été la migration en masse de familles de la région Nord-Est vers le sud du pays. Beaucoup de ces familles qui migraient dans des conditions précaires, trouvaient dans les églises une forme d’insertion et d’appartenance à la communauté. Un autre cas dans lequel ces églises ont une croissance puissante est parmi les latinos des États-Unis où nous savons que les migrants constituent un groupe de citoyens de seconde zone. Un autre espace de croissance est l’Amérique centrale, qui subit au contraire des États-Unis un processus d’émigration.

C’est évidemment un phénomène qui est lié aux crises économiques, mais aussi aux difficultés de type affectif générées par les crises économiques. Les évangélistes le comprennent très bien et savent donner des réponses à ces phénomènes. Des réponses avec lesquelles on ne pourrait pas être d’accord si on les appréhende en termes de classe, peut-être, comme la manière dont ces églises travaillent sur les problématiques de violence domestique, sur les addictions, et même sur l’insertion dans des réseaux communautaires. C’est-à-dire que d’un côté il y a un lien avec l’économie, mais il y a aussi le terrain émotionnel, relationnel qui est important.

Ce développement soutenu que tu analyses, qui a eu lieu au cours des dernières décennies en Amérique latine, en quoi a-t-il quelque chose à voir avec la chute des fidèles dans l’Église catholique ?

C’est bien sûr lié. Les espaces que l’Église catholique laisse inoccupés, ces groupes les occupent. Par exemple dans le cas de l’État Amazonas, au nord du Brésil, François a proposé que les prêtres mariés puissent dire la messe, parce que là-bas les évangélistes se développaient beaucoup. Si l’on considère les voyages qu’a fait François ces dernières années, par exemple en Colombie (après le plébiscite) où il avait donné son appui à Santos avec cette initiative qui n’a pas abouti, il y a une course aux fidèles. Le voyage à Panama au cours duquel il a dit « je veux parler pour toute l’Amérique centrale » en est un autre exemple.

Il y a dans l’Église catholique une hiérarchie ecclésiastique ce quia pour effet qu’elle réagit très lentement aux processus de changement social. Et les églises évangélistes, au caractère plus décentralisé, plus artisanal, et même pourrait-on dire plus entrepreunarial, s’adaptent mieux à ce capitalisme, à cette société actuelle. Elles sont plus en accord avec les nécessités actuelles, les subjectivités actuelles. On n’a pas besoin de faire des études pour être pasteur, n’importe quel pasteur peut ouvrir une église, qui généralement, à son début, fonctionne dans un garage ou dans une maison. L’Église catholique est beaucoup plus bureaucratique. Et sur un continent comme le nôtre marqué par une détérioration de la situation sociale et économique, il semblerait que ce phénomène religieux ait davantage de succès pour attirer l’attention dans nos sociétés.

D’après toi comment se situe François dans le cadre de cette course aux fidèles ?

Sa désignation a un peu à voir avec une tentative de l’Église catholique pour retrouver cette dimension plus charismatique, plus proche des fidèles, une présence plus proche de la base, du terrain, qui s’est perdue et que les évangélistes, eux, représentent actuellement.

Dans le livre tu utilises l’expression « théologie de la prospérité » qui place le développement de l’évangélisme au croisement de deux phénomènes, le protestantisme et la droite néo-libérale. Peux-tu expliquer cette relation ?

De nombreuses églises, le cas le plus connu selon moi est celui de l’Église universelle du Royaume de Dieu, proposent cette idée du « pacte avec Dieu », d’un troc pragmatique : ce que tu donnes à l’église te sera rendu amplifié, pas seulement en termes économiques mais aussi en termes affectifs. Il y a une autre dimension qui entre aussi en jeu, celle du pasteur en tant que leader social, qui se présente comme modèle de la famille qui a réussit. Là, les pasteurs n’ont pas peur de montrer leurs richesses. Au contraire « j’ai une Ferrari parce que la bénédiction divine est sur moi », en faisant étalage de cette possession d’objets matériels et affectifs.

Montrer la réussite personnelle, dans tous les domaines de la vie, finit par donner un caractère individuel à n’importe quelle forme de réalisation, l’extrayant ainsi de l’espace collectif, non ?

Tout à fait, et c’est là où apparait le lien avec les gouvernements plus à droite qui prêchent pour l’idée que tout vient de l’effort individuel. Cela fait partie de la cosmovision de ces églises, l’effort individuel et la foi. Il y avait une publicité de l’Église universelle qui disait que « la pauvreté n’est pas une condition sociale mais un mal spirituel ». Selon une perspective qui se diffuse parmi les croyants, il n’existe plus d’acteurs sociaux, mais des individus divers qui ont la foi et luttent pour des opportunités.

Tu exposes dans ton livre l’idée des « églises shopping » où les fidèles sont aussi des consommateurs des produits qui leur sont présentés dans les temples. D’après tes recherches peut-on parler d’un modèle de pasteurs chefs d’entreprises, dispoant d’importants patrimoines ?

C’est ainsi que fonctionne la dynamique de ces églises. Il y a des pasteurs qui ont accumulé d’énormes fortunes par l’intermédiaire de ces églises et grâce aux dons des fidèles et à la consommation des objets religieux. L’idée de l’église shopping doit aussi être vue comme divertissement, qui est en lien aussi avec la consommation. Aller à l’église est une sorte de promenade familliale. Sur ce point ils font mieux que l’Église catholique qui n’a pas développé cet aspect. Edir Macedo, au Brésil, est la seule personne qui possède une banque, un canal de télévision, une armée et une église. Et il le présente comme un succès personnel grâce à la bénédiction divine. Cette manière de voir se retrouve aussi dans les visions individualistes du néolibéralisme et de l’autorégulation du marché. Ce n’est pas un hasard s’il y a eu des processus très importants liés à cette union. Le Brésil et les États Unis constituent des modèles très forts, bien que actuellement les choses changent un peu du fait de la déroute de Trump.

En suivant cette même ligne de réflexion, penses-tu que le Brésil et les Etats Unis sont des modèles qui cherchent à s’étendre en direction du reste de l’Amérique latine ?

Il y a en effet quelque chose de cet ordre. Durant la présidence de Trump, il y a eu un Bureau de la foi, où siégeait Paula White, sa conseillère spirituelle et pasteure de la théologie de la prospérité. Ce bureau cherchait, entre autres choses, à établir des liens avec les gouvernements d’Amérique latine, même avec des gouvernements qui pourraient se qualifier eux-mêmes de « gauche », comme celui de Daniel Ortega. Certains pays d’Amérique latine disposaient d’un représentant du ministère de la Foi de la Maison-Blanche. Aujourd’hui, avec le changement d’administration, les choses ont sûrement connu un certain recul. Certains groupes, principalement au sein du Parti Républicain, cherchent à ce que cela se développe en Amérique latine. Je ne sais pas si au-delà de ces groupes il y a une vision plus large, sur ce point j’ai des doutes. Mais je voudrais souligner que la politique extérieure du parti républicain sur Israël est fortement influencée par ces groupes évangélistes.

Peux-tu nous en dire plus ? Pour quelle raison ces groupes soutiennent-ils le déménagement des ambassades des pays latinoaméricains de Tel Aviv à Jérusalem ?

Les évangélistes sont convaincus qu’Israël est la terre promise, là où adviendra l’Armaggedon. C’est une prophétie qui s’est également exprimée avec Bolsonaro, dont l’une des promesses de campagne était le transfert de l’ambassade, ce qu’il n’a finalement pas fait parce que cela allait provoquer des problèmes avec les pays arabes d’un point de vue commercial. C’est un point important dans la relation avec les groupes orthodoxes de droite, avec (Benyamin) Netanyahou. Car, en définitive, il n’y a pas beaucoup de différences entre les juifs orthodoxes radicalisés de droite en Israël et les évangélistes blancs radicalisés de droite aux États-Unis. C’est un projet de pouvoir qui, en outre, vient de loin comme l’alignement du parti républicain avec ces groupes, depuis (Ronald) Reagan. C’est pourquoi je crois que le thème d’Israël n’est pas une question mineure.

DIAL

»» https://www.espaces-latinos.org/archives/103801

[1] Le Conseil national de la recherche scientifique et technique, Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) en espagnol est le principal organisme public chargé de coordonner la recherche en Argentine – note DIAL.


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« A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes : autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. »

Karl Marx

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