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Julian Assange ou la faillite morale des médias de masse

La désinformation partiale sur la soi-disant nouvelle fourniture d’hélicoptères russes à la Syrie et les eulogies sur le décès du prince héritier du royaume d’Arabie saoudite (pourtant un fondamentaliste rabique) est à peine tombée qu’on se retrouve devant un autre échantillon d’information nourrie de préjugés.

Assange aurait fait un choix ’bizarre’ en cherchant l’asile politique en Equateur. Ah bon ? La vérité est une fois de plus un peu plus nuancée

Julian Assange demande l’asile politique en Equateur, un choix ’ironique’ selon les grands médias qu’il critique si violemment, pourtant un choix très logique selon ceux qui cherchent à s’informer par eux-mêmes.

Radio au petit déjeuner

Le matin du 20 juin 2012, je me suis presque étranglé en déjeunant quand vers 8.15 heures, j’entendais le journaliste de la radio flamande du VRT Geert Spillebeen discuter avec son collègue Bert Rymen la nouvelle que Julien Assange, le créateur de Wikileaks - qui attend pour le moment à Londres son extradition vers la Suède - se trouverait à l’ambassade de l’Equateur à Londres où il aurait demandé l’asile politique.

Apparemment la VRT avait cherché en vain un expert juriste pour l’éclairer sur le droit d’asile. Il n’était pas disponible. On a donc fait recours à la formule classique de la "conversation improvisée" entre collègues où l’un des deux avait la tâche de donner l’impression d’en savoir un peu plus sur le sujet.

La conversation qui suivit enchaînait un exposé erroné à une reproduction déformée des faits, entremêlés de demi-vérités et de commentaires suggestifs déguisés en ’petits faits’ qui devaient donner l’impression d’une analyse objective.

Mais de quoi s’agissait-il ?

Le début de leur conversation était assez neutre. Rymen et Spillebeen rappelaient d’abord les éléments de l’affaire Assange. Ils se trompaient toutefois de terminologie juridique. Assange n’est en effet pas ’inculpé’ de faits de moeurs ; ni en Suède ni en Grande-Bretagne. Aucune plainte n’est déposée contre lui.

Il est seulement "recherché" par la Suède pour être interrogé dans le cadre d’éventuels faits de moeurs, à la suite de quoi il sera décidé s’il y aura procès oui ou non. Ceci n’est pas un détail négligeable, cela signifie qu’Assange est poursuivi en justice depuis plus d’un an sans inculpation officielle, un des principaux arguments de ses défenseurs, élément apparemment superflu pour les journalistes de la VRT.

Drôles d’oiseaux, ces fans d’Assange

Selon les journalistes en question, tout cela n’est clairement pas trop sérieux, car Assange est surtout soutenu par des ’milieux artistiques’ de ’tendance de gauche’ qui trouvent sa "rébellion’ assez sympathique. Spillebeen confond à ce propos Mick Jagger et Bianca Jagger et cite la somme de 100.000 livres de caution alors qu’il s’agit de 240.000 livres. Bon, il fallait faire vite et l’essentiel, ce ne sont pas ces détails. L’idée que le multimilliardaire Mick Jagger aurait des sympathies à gauche est en tout cas une révélation pour moi.

The Guardian, source au-dessus de tout soupçon

Il s’avère que le journaliste Spillebeen s’est basé presqu’uniquement sur un article du site web du journal britannique The Guardian. C’est sur le sujet une source très suspecte, car le journal mène depuis des années une campagne hargneuse contre Assange et Wikileaks.

Mais même les journalistes de la VRT ne sont pas exempts de quelques parti pris. Le milieu feutré de leur conversation diffuse une désapprobation d’Assange à peine dissimulée.

Assange est en effet quelqu’un qui perce à jour le mythe de médias critiques et objectifs. En fait le travail de détective de Wikileaks dévoile la faillite du journalisme d’investigation. Bien des journalistes ont donc des raisons de ne pas apprécier Assange, surtout parce que celui-ci n’épargne pas les critiques à l’endroit de ces mêmes médias.

Parti-pris sélectif

La désapprobation de Spillebeen et Rymen apparaît entre autres dans le choix des termes et des exemples. Ils citent à l’appui d’Assange Mick - il s’agit en fait de Bianca - Jagger mais non John Pilger, peut-être le journaliste investigateur le plus connu au monde, ni Michael Moore qui ont fait de la question Assange une affaire personnelle.

En outre Bianca Jagger peut bien être l’héritière d’une famille nicaraguayenne millionnaire, dont le père a été aux côtés du dictateur Somoza, elle défend depuis des années des causes progressistes partout dans le monde et n"est donc certes pas une nouvelle venue dans cette affaire.

Bianca Jagger n’a pourtant jamais exprimé rien de plus que de la sympathie et n"a pas participé au versement de la caution, bien Pilger et Moore, qu’il serait donc plus logique de citer.

Si, les ’faits’ méritent bien une enquête

En outre la façon de présenter les choses dans cet entretien de la VRT suggère que cette sympathie fait bon marché de la gravité des accusations. Quelque examen de sources démontre que tous ceux qui soutiennent Assange estiment que les faits sont assez graves pour exiger une enquête sérieuse.

A leurs expressions de soutien, ils ajoutent toujours qu’au départ Assange était resté plusieurs semaines en Suède après les premières accusations portées peu après les faits, s’est tenu ouvertement à la disposition de la police et que durant son séjour le juge d’instruction n’avait pris aucune disposition pour qu’il soit interrogé.

Après que finalement il eut quitté le pays, l’affaire avait même été classée puis rouverte.

Une commission rogatoire

Assange et ceux qui le soutiennent ont toujours estimé que les autorités suédoises ont le droit et le devoir de l’interroger. Cela pourrait se faire très simplement en appliquant une procédure existante qui est souvent suivie et qui est même la plus courante pour enquêter sur des délits qui vont bien plus loin que dans ce cas-ci. Il s’agit de ce que l’on appelle une commission rogatoire.

La Suède peut toujours envoyer une équipe de juges d’instruction à Londres pour l’y interroger. Les porte-parole d’Assange n’ont cessé de le répéter. Le pays peut même encore le faire maintenant en concluant un accord juridique à ce sujet avec l’Equateur. Ce que les autorités suédoises ont toujours refusé de faire.

Innocent ou non, là n’est pas la question

Last but not least, ses porte-parole n’affirment pas qu’Assange est innocent mais font remarquer que jusqu’ici aucune plainte officielle n’a été formulée et que malgré cela il est depuis près de deux ans poursuivi. Ils y ajoutent que certaines choses laissent supposer qu’un autre agenda se cache derrière les procédures actuelles à son encontre. La supposition qu’il s’agit seulement pour les autorités suédoises de l’avoir en Suède est confortée par tous ces éléments.

C’est en tout cas une tout autre histoire que ce qu’en font les journalistes de la VRT. Une fois que dans leur discours il s’agit de l’Equateur, leur parti pris analogue à celui du Guardian est évident.

Un prêté pour un rendu ?

Assange a récemment interviewé le président de l’Equateur Rafael Correa dans son programme "The World Tomorrow’ pour la chaine Russia Today. Spillebeen ne mentionnait que "une station russe en langue anglaise’. Je ne puis imaginer que Spillebeen parlerait d’un ’programme d’une station anglaise’ s’il s’agissait de la BBC.

Dans son programme Assange avait présenté Correa comme un ’populiste de gauche’ qui aurait changé l’image de son pays de façon positive.

Il est clair pour Spillebeen qu’Assange attend quelque chose en retour. C’est naturellement pure spéculation et donne une impression de conspiration. Spéculer n’est pas informer. On peut d’ailleurs aussi bien spéculer que c’est le contraire.

Il y a deux ans, l’Equateur avait déjà déclaré qu’Assange serait le bienvenu s’il voulait émigrer chez eux, mais le pays avait renoncé à sa proposition parce qu’à ce moment il n’était pas tout à fait clair si Assange et Wikileaks avaient ou non contrevenu à un certain nombre de règles internationales.

L’Equateur, un choix logique

Il est plus que vraisemblable que d’autres contacts ont suivi. Il serait donc tout à fait possible que l’inverse se soit produit, c’est-à -dire qu’Assange ait ’donné quelque chose en retour’ à Correa par son interview sur Russia Today et non l’inverse. Ceci est bien sûr aussi pure supposition. Au moins je ne veux pas le faire passer pour autre chose.

Le choix de l’Equateur serait donc "ironique", d’après Spillebeen. Il a sans doute repris cela à José Miguel Vivanco, le directeur de Human Rights Watch qui déclare que "l’Equateur a - après Cuba - la plus mauvaise réputation de la région en matière de liberté d’expression à cause de la pratique d’y poursuivre les journalistes locaux lorsque leurs déclarations ou leurs enquêtes dérangent…’

L’Ambassade des Etats-Unis sur la brèche pour la démocratie

The Guardian apparaît encore plus clairement comme la seule source d’information quand Spillebeen ajoute qu’en avril 2011 le Président Correa avait fait expulser l’ambassadrice des Etats-Unis Heather Hodger parce qu’il apparaissait dans les révélations de Wikileaks que celle-ci déclarait l’Equateur "un pays très corrompu’. Elle aurait marché sur les pieds sensibles du Président, ainsi raisonne la VRT.

Une fois de plus, la vérité est bien plus nuancée. Dans ce fameux télégramme du 10 juin 2009, l’Ambassadrice n’avait pas du tout déclaré que l’Equateur serait un pays corrompu mais bien plus spécifiquement que le chef de la politique équatorienne Jaime Alequilino Hurtado ne devrait pas obtenir de visa pour les Etats-Unis parce qu’il utiliserait sa fonction pour "extorquer de l’argent liquide et des propriétés, faire un mauvais usage de fonds publics, faciliter la traite d’êtres humains, empêcher des enquêtes et des poursuites concernant des collègues corrompus’. En outre il se serait agi de "corruption systématique dans la politique équatorienne depuis les années’’ 90.

Le Président Correa connaît très bien la répression en Equateur

Donc, selon la VRT, Correa se fâcha parce que le télégramme suggérait qu’il était au courant et ne voulait rien faire. Alors qu’il a fait de la lutte contre la corruption dans la politique et dans l’appareil judiciaire gangrenés depuis des années par ses prédécesseurs une de ses priorités et a déjà introduit dans ce but la modification de la loi fondamentale qu’il avait promise.

Cette nouvelle loi fut présentée ici dans les médias exclusivement comme une tentative d’acquérir plus de pouvoir personnel. Correa en fut très irrité parce que ce sont justement la police et l’armée, qui pendant des années ont été dans la dépendance des Etats-Unis, qui fermaient les yeux sur les liens de leurs membres avec les trafiquants de drogues, cela parce qu’ils étaient leurs alliés pour le maintien de gouvernements répressifs qui ont tenu le pays dans une poigne de fer jusqu’à l’arrivée de Correa.

Corruption, oui, mais pourquoi seulement maintenant ?

L’accusation portée par l’ambassadrice américaine contre le commissaire politique Hurtado était particulièrement hypocrite parce qu’avant l’élection d’un président de gauche l’ambassade des Etats-Unis n’avait jamais vu de problème dans la corruption flagrante des prédécesseurs de Hurtado.

C’était en outre une décision très hypocrite de ne plus accorder de visa alors que pendant toutes ces années avant l’arrivée au pouvoir de Correa l’ambassade américaine en avait accordé un à tous ses prédécesseurs en sachant qu’ils étaient corrompus.

Que le Président Correa ait fait fermer la base militaire américaine en Equateur est une raison de plus pour donner mauvaise réputation à son régime. Bon, il consentait à ce qu’ils restent s’ils payaient une location (ils occupaient la base gratuitement) et s’il pouvait lui aussi installer une base équatorienne en Floride ...

Le chat, je veux dire la CIA, qui revenait sept fois

L’Equateur peut tabler sur une expérience massive de l’ingérence du grand frère du nord.Dans le livre The CIA Diary de l’ex-agent Philip Agee, on peut lire comment l’ambassade des Etats-Unis en Equateur a fonctionné pendant des années comme centre de coordination pour infiltrer les partis de gauche, les syndicats et organisations populaires, pour financer des transfuges et traîtres, semer la discorde, et commettre des assassinats.

Apparaît aussi dans ce livre la collaboration de l’ambassade des Etats-Unis avec les médias commerciaux équatoriens, notamment pour discréditer toute opposition par des informations tendancieuses. Ces mêmes médias commerciaux sont toujours actifs, maintenant au service de l’opposition à Correa.

En outre les documents Wikileaks sur l’Equateur montrent que la police et l’armée, que l’ambassade accuse maintenant de corruption, avaient été financées pendant des décennies par la même ambassade états-unienne. Une des premières décisions du Président Correa a précisément été de mettre un terme à ce financement de la police par l’ambassade des Etats-Unis.

Et enfin encore ceci : les documents de Wikileaks révèlent que les Etats-Unis sont bien contrariés parce que Correa "est le président le plus populaire de l’histoire de l’Equateur’.

Tout ceci est naturellement sans intérêt pour la VRT pour comprendre l’attitude du Président Correa à l’égard de l’ambassadeur des Etats-Unis et de Wikileaks.

Il apparaît que les ’réactions’ datent de deux ans

Selon le journaliste Spillebeen bien des organisations de défense des droits humains ont été surprises par la décision récente d’Assange. Il cite, comme on peut lire dans l’article d’Esther Adley et Beatrice Woolf du Guardian Reporters Sans Frontières, le Comité de Protection des Journalistes et Amnesty International. Il apparaît toutefois qu’aucune de ces organisations n’a réagi aux évènements récents mais que leurs déclarations sur l’Equateur datent d’il y a deux ans.

Il y a cependant bien une réaction directe, celle du directeur de Human Rights Watch. Cette organisation place l’Equateur en deuxième position après Cuba en ce qui concerne l’absence de liberté d’expression ’dans la région’. Le caractère tendancieux des rapports de Human Rights Watch est bien connu et appelle au moins une comparaison avec d’autres rapports ; c’est en tout cas particulièrement ’ironique’ car dans ses rapports il s’agit de journalistes qui avaient été poursuivis en Equateur pour avoir critiqué la répression sous les prédécesseurs de Correa.

Pour résumer : une organisation états-unienne des droits de l’homme critique la répression des médias dans un pays où cette répression frappe des médias qui avaient pris position contre les régimes soutenus par le gouvernement des Etats-Unis.

Cette organisation de défense des droits de l’homme utilise alors cette critique pour attaquer le premier président du pays qui agit contre cette répression dont il a d’ailleurs été personnellement victime. On bondirait pour moins que cela.

On peut donc plutôt estimer que le choix de l’Equateur est une décision rationnelle mûrement réfléchie. C’est frappant comment la soi-disant pression du temps et d’autres facteurs agissent toujours dans l’autre sens pour la VRT.

Ceci n’est qu’un exemple

Bien sûr les journalistes concernés ne sont pas les pires. Et la VRT elle-même permet parfois la nuance. Ce ne serait dons pas correct de montrer du doigt seulement ces deux journalistes. Le manque de temps est souvent un réel problème et on ne peut toujours être parfaitement au courant de tout.

L’entretien radio dont il est question ici est pourtant symptomatique de ce qui ne va pas dans les grands médias de ce pays et du reste du monde. Le journalisme d’investigation est mort depuis un certain temps et déclaré démodé. Des intérêts commerciaux et idéologiques prévalent.

Le filtre principal est idéologique

Les médias (avant c’étaient surtout des journaux) ont toujours été partisans. Ils présentaient une version des faits colorée idéologiquement. Tout n’était pas parfait, mais les médias d’alors avaient un avantage : le lecteur était au courant de ce qu’ils représentaient.

On a remplacée cette structure de médias clairement et ouvertement idéologiques par d’autres structures médiatiques commerciales. De plus ces anciens médias existaient dans un contexte d’une société de progrès social. Maintenant il n’y a que "déglingue sociale’ (la terminologie du jour est "austérité’).

"Commercial’ égale "néolibéral’

Ce qu’on a maintenant, ce sont des médias qui affichent l’illusion de la neutralité et de l’objectivité mais qui en sont loin. Il y a un agenda idéologique caché. Si c’était vraiment la pression du temps et des facteurs analogues, on pourrait s’attendre à ce que le résultat aille un peu dans toutes les directions. Ce n’est pas le cas. Les tendances vont toujours dans le même sens.

C’est aussi le cas ici. Les informations concernant Assange sont constamment négatives, dévalorisantes et/ou pas intéressées. Il n’y a pas de contexte, pas d’arrière-plan, pas d’antécédents et évidemment pas d’analyse.

Assange est celui qui a révélé les crimes de guerre des USA et de l’Otan en Afghanistan et en Irak, entre autres avec des images de tueries. Les mêmes médias qui exhibent sans hésiter d’horribles photos de massacres en Syrie (que personne ne nie) refusent systématiquement depuis des années de publier des photos, bien plus nombreuses, des tueries en Afghanistan et en Irak.

Le résultat est ce qu’on peut attendre. Toutes les enquêtes montrent que la crédibilité des grands médias n’a jamais été aussi faible. Cette situation ne s’améliore pas. La question est seulement si nous devons continuer à l’accepter.

Lode Vanoost

Souce originale : De wereld morgen http://www.dewereldmorgen.be/artikels/2012/06/20/julian-assange-het-morele-failliet-van-de-media

Traduit du néerlandais par Annette Pagnoulle pour Investig’Action http://www.michelcollon.info/Julien-Assange-ou-la-faillite.html

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