Conséquence de son faible niveau d’études et de sa grande pauvreté, elle dût travailler comme domestique alors qu’elle était encore une enfant. Tous les patrons cherchaient à abuser de ces femmes à leur service, et d’elle tout particulièrement. Elle partit se prostituer. Une nuit, dans un bar, elle tua son maquereau. Elle n’en pouvait plus des humiliations : « Lorsque j’ai eu du sang sur les mains et que j’ai pris la vie d’un homme à l’Antequera, c’était de la légitime défense. » L’histoire affirme qu’elle ne « resta pas dix minutes » en prison. Toutes et tous lui donnèrent raison devant la police.
Elle pensait que parce qu’elle était jeune, noire, pauvre, putain et qu’elle avait assassiné un homme, elle deviendrait « un oiseau de la pire des espèces ». Non. Elle raconta dans son autobiographie Sin tanga y sin tongo (1) : « Ce fut ma conscience pure qui m’aida à aller de l’avant, en évitant les obstacles sur mon chemin ».
Elle continua à fréquenter les bars, mais en dansant. Le monde s’arrêtait de tourner pour ceux qui la regardaient bouger son corps. Il paraissait s’enflammer de la tête aux pieds. Mais à présent, même l’homme le plus macho devait se contenter de la regarder, mais ne la touchait pas, si elle ne le voulait pas.
Elle était née le 20 juin 1939 dans le quartier Palermo, dans la banlieue de Montevideo, dans une chambre du conventillo (immeuble) appelé le Mediomundo. « Mediomundo » (la moitié du monde) signifiait qu’ici vivait la moitié de l’humanité. Comme les autres conventillos, c’était un immeuble de location, où chaque pièce était louée à une personne ou à une famille. Il y avait 40 logements au Mediomundo, répartis sur deux étages, entourant un grand patio avec 32 petits éviers et une citerne pour récupérer l’eau. Les deux toilettes, les douches et le réfectoire étaient collectifs.
Les conventillos commencèrent à se remplir de noirs libres au milieu du XIXème siècle, dans cette région nommée Rio de La Plata, à cheval sur l’Uruguay et l’Argentine.
Rosa raconta : « J’ai eu la chance de naître au Medio Mundo, là où les noirs de ma race battaient les tambours jour et nuit en faisant trembler les murs de cette construction ancienne. Et je dis chance parce qu’entre ces murs qui abritaient mille familles, du linge accroché et des fenêtres ouvertes sur le ciel, il n’existait aucun calendrier, ni aucune date pour le carnaval, ce n’était qu’une question d’« envie » ou de « bruits » qui jaillissaient de ce « grand enfer », comme une contagion permanente issue d’un quartier modeste où il y avait peu d’espoir et des difficultés constantes ».
C’est de ces bâtiments qu’a surgi le candombe, le son sur lequel dansait Rosa comme une possédée depuis l’âge de quatorze ans.
Le candombe influença la culture qui se développait dans ces deux pays. Par exemple, les européens pauvres qui arrivèrent durant le XIXème siècle, et qui s’installèrent près des noirs, le « blanchirent » : et c’est ainsi que naquit le tango. « Tangos » était aussi le nom donné aux conventillos des faubourgs de Buenos Aires.
Dès le début des années soixante, Rosa Luna devint la figure féminine la plus importante du candombe. Elle en fut la « Vedette », titre dédié à la danseuse principale du carnaval et elle l’honora pendant 35 ans. Si elle conserva sa suprématie pendant si longtemps c’est parce qu’elle était terriblement disciplinée et entièrement consacrée à cette passion : tel était le secret qui lui permit de réussir à faire chalouper pendant tant d’années son corps exubérant aux seins énormes et aux hanches ondulantes.
Elle ne se contentait pas de danser : elle dirigeait aussi ses propres partenaires, dessinait et aidait même à confectionner les vêtements et les parures de plumes. Elle écrivait des livrets et chantait. Elle était aussi chorégraphe, mais déclarait qu’elle ne croyait pas en la chorégraphie : « Je danse sans m’arrêter, comme un boxeur que l’on frappe mais qui n’abandonne pas. Je me remue. Et je peux t’assurer que je marche comme personne sur des chaussures à talons aiguilles de treize centimètres qui m’élèvent à presque un mètre quatre vingt dix ». Elle ouvrait la marche devant les tambours et ne semblait jamais se fatiguer.
Un corps et un rythme que le poète Wilson Mesa décrivait ainsi : « Rosa des noirs / Rosa des tambours / aux énormes seins de charbon / et de bronze / Rosa du carnaval / Fleur des noirs / que ta race sema dans le faubourg de Palermo / Tu naquis faite de bronze, de charbon et de rue [….] Un sexuel et somptueux roulement / de tambour / un tambour déambulant par les rues étroites / de ton fief / du fief des noirs ».
Une femme l’évoque ainsi : « C’était une reine, moi j’étais jeune, et je l’admirais en la voyant danser avec ce corps de rêve et je crois qu’elle m’a mis le feu du candombe dans le sang. Je ne l’ai jamais connue personnellement mais je l’aimais ». Car elle fut désirée et admirée par les hommes et les femmes, qui s’extasiaient en rêvant devant l’énergie de ce « corps de rêve ».
Rosa Luna était une fanatique de l’équipe de football Nacional de la capitale : « La plus grande, la plus belle, la meilleure », écrivait-elle dans son livre. Elle raconta comment elle célébrait les grandes victoires : « Ces fêtes lorsque je dansais le candombe sur la table du Président du Nacional et que nous nous baignions dans le champagne ». Et l’on se rappelle comment, lorsque le Nacional marquait un but : « cette figure monumentale hurlait dans le stade ».
En 1973, la dictature s’installa et les années de silence et de peur commencèrent, jusqu’en 1985. Beaucoup d’artistes et d’intellectuels connurent l’exil, la mort ou la prison et la torture. Une commission de censure des militaires alla jusqu’à interdire les tangos de Carlos Gardel parce qu’il était « très proche des ouvriers ». Le Carnaval de Montevideo, là où le candombe était un dieu, se fit rare : nombre de ses responsables ne plaisaient pas aux généraux. Rosa Luna continua. Les militaires la regardaient de travers.
Cette dictature considérait que les noirs du conventillo Mediomundo ne pouvaient continuer à vivre avec leurs tambours, leurs fêtes et leur pauvreté dans un lieu si proche des quartiers bourgeois. Ils le démolirent le 3 décembre 1978. Les locataires durent se réfugier là où ils ne gênaient personne.
Rosa ne vivait déjà plus à Mediomundo, mais elle gardait cette humilité qui caractérise rarement les célébrités. Elle allait toujours dans les quartiers pauvres, illuminant tout de son allégresse. Animée par son tempérament énergique, elle encouragea les femmes et la communauté noire à s’organiser. Elle avait à peine appris à lire et à écrire mais, pendant plusieurs années, elle signa une chronique hebdomadaire dans le quotidien La República où l’on supportait les flèches qu’elle lançait pour dénoncer l’exclusion des gens de sa communauté, la condition des femmes et l’injustice sociale dans le pays.
A 42 ans elle tomba passionnément amoureuse de Raul, qui était presque deux fois plus jeune qu’elle. A tous les coins de rue, dans les bars, dans les bureaux, les ragots ne manquèrent pas. Par pure jalousie. Ils étaient envieux du jeune homme qui possédait l’« Eve d’ébène », la « Vedette de l’asphalte », l’icône du carnaval. Le couple adopta Raulito. Raul l’aida à écrire sa biographie, où peu de secrets furent gardés.
On l’avait mise en garde qu’un long voyage en avion pouvait mettre sa santé en péril. Femme des bas quartiers, où les pauvres se battent pour survivre, elle qui avait grandi dans la rue et au cœur de la nuit, elle n’allait pas s’arrêter pour ça. En juin 1993, elle partit en tournée au Canada. Le 13, peu avant ses 54 ans, son cœur ne voulut pas la suivre davantage.
Treize années plus tard, lors de la législature de 2006, sur proposition de l’unique député noir, le Parlement uruguayen prit une décision, à l’unanimité : le 3 décembre serait désormais la « Journée nationale du candombe, de la culture afro-uruguayenne et de l’égalité raciale ». De plus, le candombe était considéré comme une partie du patrimoine culturel du pays. A coup sûr, Rosa Luna et d’autres danseuses de candombe, accompagnées de joueurs de tambours, dansèrent jusqu’à faire vibrer l’élégant plancher.
Rosa se définissait simplement « comme une noire, danseuse de candombe », mais aussi comme « une femme qui aime les gens ». Expressions qui pour elle étaient synonymes.
Et comment fait-on pour devenir danseuse de candombe ? « Pour être une danseuse de candombe, il faut vivre et rêver et rire et pleurer. Tu dois aimer les gens, être claire, sincère et sentir ce que tu fais, sinon, tu n’es pas une danseuse de candombe ». Et elle poursuivait avec ces paroles qui pour elle étaient comme une prière : « Tu dois croire en ta race, palpiter et vibrer quand tu offres ta danse, et ton chant doit être un chant d’espoir ».
Hernando Calvo OSPINA
* Journaliste, écrivain et réalisateur colombien, résident en France.
hcalvospina.com
(1) Rosa Luna et José Raúl Abirad, Rosa Luna : Sin tanga y sin tongo, Proyección, Montevideo, 1988.
Traduction : Karine Alvarez