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« Intouchable » collaboration de classe

Le film Intouchables connait actuellement un grand succès, avec plus de 2,2 millions d’entrées dès la première semaine et des files d’attente à n’en plus finir devant les salles pour voir le film. En ces temps d’austérité et de rigueur, les gens ont faim de solidarité dit-on… et le film, une comédie à la française, avec un scénario bien ficelé, une bande-son entrainante, un jeu d’acteurs percutant, répondrait à cette attente. En plus, il s’agirait d’une histoire vraie. Rien de mieux qu’un vrai témoignage donc, comme on les aime. Voyons tout cela de plus prés cependant.

Black banlieusard et Blanc tétraplégique généreux, c’est tellement mignon…

Voilà les faits : un jeune Black de banlieue, Driss, vient de sortir de prison, et sa mère le force à quitter le domicile. Il se retrouve donc à la rue. Pour conserver ses indemnités chômage il lui faut obtenir la signature d’un employeur potentiel, confirmant qu’il s’est bien présenté à un entretien d’embauche. Cet employeur sera un tétraplégique richissime, Philippe, qui cherche un nouvel assistant à domicile. Mais Philippe ne fait pas que semblant de signer. Il décide de prendre Driss à l’essai.

S’ensuit alors la découverte par Driss d’une maison extrêmement luxueuse. En tant qu’aide à domicile, il est omniprésent, car sans cesse nécessaire. Driss reste. Progressivement les deux hommes s’apprécient et se dévoilent l’un à l’autre. Driss va jusqu’à pousser Philippe à prendre rendez vous avec une femme avec qui il entretient une relation épistolaire. Mais Philippe n’ose envoyer une photo le montrant en fauteuil. Le jour du rendez-vous, il se dégonfle et part avant que la femme n’arrive.

C’est alors que Driss est dérangé dans sa nouvelle demeure par son petit frère qui a des problèmes avec les gros dealers du quartier. Il quitte alors son emploi pour s’occuper du frangin, mais Philippe dépérit avec un nouvel assistant. Driss est appelé au secours. Il embarque alors son patron dans un bolide de luxe et trompe la police. Il l’emmène ensuite au bord de la mer et l’installe à une table de restaurant où Philippe est rejoint par son amour épistolaire.

A la fin du film les réalisateurs Eric Toledano et Olivier Nakache sortent de leur chapeau des photos attestant du fait qu’il s’agit bien d’une histoire vraie. Philippe se remarie et a des enfants. Driss également, mais en prime, il devient « chef d’entreprise ». Happy end. Rires. Pleurs. Fin.

Un assisté, des assistés… l’essentiel, c’est l’aumône (de classe)

Le premier contact entre les deux hommes est simple. Le grand bourgeois s’adresse au chômeur : « ça vous fait quoi d’être un assisté ? » Et le chômeur de répondre : « ça va et vous ? »

Il est très tentant alors de comprendre le handicap du bourgeois comme une métaphore. La bourgeoisie, pour vivre tel qu’elle vit, a besoin de femmes de ménage, de cuisiniers, de chauffeurs bref... de salariés. La valeur est créée pour le bourgeois par le travailleur. Mais la relation de pouvoir est pourtant claire et nette dès le début du film : c’est Philippe qui donne sa chance à Driss.

A la fin du film, il l’a véritablement sorti de son monde, décrit comme miséreux : une famille monoparentale de dix enfants dans une cité grise et éloignée où le chef de famille est une femme de ménage qui travaille de nuit. Philippe a fait de Driss un homme, un vrai, quelqu’un qui enfin réussit dans la vie : un chef d’entreprise.

Alors si pour les besoins de la « comédie » et par souci de « justice » on raille un peu les pratiques culturelles de la bourgeoisie (l’opéra dont on rit, la peinture contemporaine que Driss peut imiter en une simple tentative), les signes matériels de richesse (voiture, hôtel particulier, avion privé) sont mis en valeur et considérés avec la plus grande bienveillance et observés avec concupiscence par un Black de banlieue dont l’horizon d’attente ne peut être que la grosse cylindrée.

Stéréotypes racistes et mépris de classe

Pourtant le film commençait sur une tonalité différente. Presque par défi semble-t-il l’aristocrate engage « l’assisté » et parie avec lui :« je parie que vous ne tiendrez pas deux semaines ». Le chômeur pourtant tient et même, littéralement, nettoie la merde du bourgeois. C’est que l’univers de luxe de la bourgeoisie séduit le prolétaire : la baignoire, le lit géant, la domestique très belle, etc. Et puis le prolétaire sans boulot n’a même plus de chez lui... Ainsi donc, la colère du chômeur abandonné de tous, à l’exception de son patron, se dissout dans le bain de la richesse…

Le milieu de Philippe semble résister à l’introduction d’un jeune Black de banlieue mais ne peut rien devant la volonté du tétraplégique, qui s’élève généreusement au-dessus des coutumes idiotes de sa caste. Ainsi, il fume des joints en compagnie de Driss, acquiesce à ses manières violentes contre sa fille, pourrie gâtée, contre le voisinage empiétant sur sa propriété privée. Philippe l’avoue : pourquoi aime-t-il Driss et pas un autre assistant ? Parce que Driss est sans pitié. Ou l’handicapé en surhomme nietzschéen, il suffisait d’y penser...

Quant à Driss, il est machiste bien entendu. Il drague lourdement une des domestiques de luxe. Découvrant qu’elle est lesbienne, il lui lance : « ciao les mecs ! » Il prône pour Philippe une virilité qui devrait le pousser à porter des bas de contention. A la première occasion, il créé un « dossier putes » et en fait venir à la maison, comme quoi, DSK n’a qu’a bien se tenir. D’autres stéréotypes du même acabit scandent le film tout du long.

De film sur la solidarité, il ne ressort en fait qu’un film qui prône doucement « l’intérêt de l’association entre la Vieille France paralysée sur ses privilèges et la force vitale de la jeunesse issue de l’immigration » selon Le Monde. La collaboration de classe a de quoi séduire une France engluée dans ses conflits sociaux, ses classes moyennes paupérisées, ses banlieues sous tension, le tout dans le plus fat enrichissement anxieux des plus riches. On ne sait pas bien d’ailleurs d’où provient tout le pognon de Philippe. L’essentiel est ailleurs. Il suffit d’être condescendant et généreux avec les pauvres pour les « domestiquer ». Tout un programme.

Alors certes le film tourne carré et les spectateurs s’accordent généralement à penser qu’on passe un bon moment, mais il y a cet arrière goût... Un film sans crise, sans conflits sociaux, où les écarts de fortune ne sont jamais un problème ou même un facteur de frustration.

On a bien le droit de rire des prolos…

Il est bon de rappeler que la comédie sociale française organise désormais régulièrement ces rencontres entre bourgeois et prolos. Dans les dernières semaines on a pu voir les Femmes du 6eétage de Philippe Le Gay, ou Mon Pire Cauchemar d’Anne Fontaine qui met aux prises une galeriste de Saint-Germain-des-Prés avec un beauf. On voit bien le plaisir collectif pris dans ce spectacle et cette fiction. La lutte des classes, la domination, est ramenée à une série d’incompréhensions faciles à surmonter, les antagonismes deviennent des quiproquos. Si l’on peut rire de tout, pourquoi ne pas rire des pauvres et des prolos ?

La fin du film, ce magnifique « happy end » tirant des larmes, donne la clé du message didactique du film. Pour être heureux, même en fauteuil et même très riche, il faut aimer (et si possible faire des enfants). Si l’on saisit ses chances on peut passer de la misère au statut de « chef d’entreprise » (il ne sera pas dit de quoi). Riche et pauvre peuvent s’apprécier, s’entraider. Black et Blanc, prolo de banlieue et grand bourgeois des beaux quartiers parisiens itou. La Fontaine n’aurait pas fait mieux.

Un film bien pensant et humaniste a sa fonction par les temps qui courent. Les politiques ne s’y trompent pas. Villepin déclare sur Europe 1 que le film est « une belle métaphore » et ajoute « on a besoin d’humour, de gaité, de force, de vitalité et d’enthousiasme. C’est peut être ce qui nous manque le plus, moyennant quoi nos petites querelles passerons au second plan, c’est-à -dire la où elles doivent se tenir. » Faut-il décrypter cette phrase qui parle par elle même ? Aurélie Filippetti, avant chez les Verts, maintenant au PS, bientôt au gouvernement, « aime beaucoup » comme elle le déclare à la matinale de Canal +. Pour Xavier Bertrand, grand humaniste devant l’Eternel (et son patron, Sarkozy), parle d’un film « formidable ». Mais la Palme d’or revient quand même à Eric Woerth. Il trouve le film « formidable de solidarité ». C’est vrai que question solidarité, notamment des pauvres envers les riches, il s’y connait Eric.

16/11/11


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