J’ai retrouvé un article d’Étienne Fajon : « Marché commun contre la France », paru dans L’Humanité du 14 janvier 1957. Pour mémoire, le marché commun s’étendra initialement sur six pays : « Allemagne occidentale, France, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg ».
« Il s’agit d’instaurer progressivement, au sein de ce morceau d’Europe, la libre circulation des marchandises, des capitaux et de la main-d’œuvre. Selon les promoteurs du projet, le « Marché commun » contribuerait à la prospérité de la France et au bonheur de son peuple ».
Le marché commun fait suite à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui avait été créé, en 1951, entre les six mêmes pays. « Son inspirateur, le funèbre Schuman, assurait qu’elle devait aboutir à la baisse des prix et à l’essor de notre industrie. Les résultats sont maintenant connus : hausse de l’acier et du charbon, fermeture d’une centaine de puits de mine en France, interdiction d’utiliser notre charbon selon nos besoins, dépendance aggravée de l’économie française à l’égard des monopoles allemands ».
Pour l’auteur, la création du marché commun s’inscrit dans une même logique « néfaste pour la nation, pour la classe ouvrière et pour la paix ».
Hégémonie Allemande et désindustrialisation de la France
Le marché commun « est une association économique entre pays capitalistes, c’est-à-dire qu’elle est soumise aux lois de la concurrence et du triomphe des plus forts. Or, dans l’Europe des Six, c’est l’Allemagne occidentale qui dispose de loin du potentiel le plus élevé ». Il est évident que, dans un contexte de désarmement douanier et sans dispositif compensateur suffisant pour les autres membres, tout pays qui aborde un regroupement régional en position de leader verra inéluctablement son leadership s’accroitre au fil du temps.
Étienne Fajon argumente en ce sens : « Dès 1955, elle [l’Allemagne occidentale] produisait deux fois plus de charbon, d’acier et d’électricité que la France. Sa production chimique est le triple de la nôtre. Ses réserves d’or, infiniment supérieures, lui confèrent d’immenses possibilités d’investissement de capitaux. La domination du « Marché commun » par les monopoles allemands serait donc certaine et rapide. Elle aurait pour conséquence l’arrêt de nombre de nos entreprises. Elle préparerait en fin de compte la désindustrialisation de la France et l’hégémonie du capitalisme allemand dont Hitler et Pétain avaient fait leur programme. Notre patrie perdrait ainsi, tout en se ruinant, les bases économiques de son indépendance nationale ».
Nivellement par le bas des conditions sociales pour une exploitation maximale
« Le projet comporte l’unification progressive des charges sociales entre les six pays. C’est là une menace très grave pour les travailleurs français ». Grâce aux luttes, les conquêtes sociales du Front populaire et de la Libération ont généré des conditions sociales pour les salariés, plus favorables en France qu’ailleurs.
« Il est vrai qu’on fait miroiter aux travailleurs la promesse d’une unification par en haut. En réalité, la recherche du profit maximum par les trusts des six pays et le déchaînement de la concurrence entre eux conduiraient nos capitalistes, particulièrement menacés par leurs rivaux allemands, non seulement à s’attaquer à des « charges » sociales qu’ils ont toujours dénoncées, mais à renforcer leur opposition à toutes les revendications ouvrières. Et l’offensive des exploiteurs serait favorisée par la présence sur le « Marché commun » d’une armée permanente de chômeurs, déjà importante en Italie et en Allemagne, grossie demain par la mort des usines françaises les moins bien armées pour résister ».
Oui à la coopération européenne... Non à une Europe « croupion »
Étienne Fajon s’oppose, « pour l’avenir de la France, dans l’intérêt des travailleurs et de la paix, à une Europe-croupion qui aurait l’impérialisme américain comme suzerain », avec, à sa tête, les allemands, « vassaux préférés de l’impérialisme américain ».
Malgré tout, l’auteur se dit « partisan convaincu de l’amitié entre la France et l’Allemagne. Mais cette amitié passe par l’entente et la solidarité avec le peuple allemand, avec les sociaux-démocrates et les communistes d’Allemagne occidentale, avec les puissants syndicats ouvriers, avec la République démocratique allemande. Elle ne passe pas par l’assujettissement de la France aux magnats de la Ruhr et aux anciens nazis dont Adenauer est le porte-parole ».
Il poursuit : « nous voulons de tout cœur la coopération économique de l’Europe, mais de toute l’Europe, des pays capitalistes et des pays socialistes, dans le respect de l’indépendance de chacun et dans l’intérêt de tous ».
Ils n’étaient pas tous d’accord, mais ils savaient tous !!!
Un détour par l’histoire de la construction de l’Europe révèle qu’ils savaient tous ce qui allait advenir. Ceux qui dénonçaient l’Europe du Capital n’ont pas été entendus, leur discours a été mis en sourdine par ceux qui défendaient les intérêts de leurs sponsors assoiffés de profits.
La construction de l’Europe s’est faite, chez nous, grâce à l’action des élites « complices » au service de l’impérialisme états-unien, quelle que soit leur étiquette politique officielle. Cette construction a progressivement détruit la France en la ramenant à l’état de sous-développement.
Renverser la tendance implique la « restructuration » des élites « complices » car, pour paraphraser André Gunder Frank, l’ennemi immédiat du redressement de la France est, tactiquement l’oligarchie (les pseudos élites) elle-même, bien que stratégiquement, l’ennemi principal soit, indéniablement, l’impérialisme américain et son relais allemand.
En cette période d’élections européennes, il est important de se remémorer quelques leçons de l’Histoire.
(*) Légende : Le 14 janvier 1957, Étienne Fajon, député communiste de la Seine et membre du bureau politique du Parti communiste français (PCF), dénonce dans le quotidien L’Humanité les dangers que fait peser le Marché commun sur la France.
Source : L’Humanité. Organe Central du Parti Communiste Français. 14.01.1957, n° 3846. Paris : L’Humanité.
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André Gunder Frank, Lumpen bourgeoisie et lumpen développement, op. cit. p. 135.