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« Il y a un besoin très fort d’un mouvement anti-impérialiste. »

Mohsen Abdelmoumen : Dans votre livre When Media Goes to War : Hegemonic Discourse, Public Opinion, and the Limits of Dissent, vous faites un constat très pertinent sur le rôle des medias qui se transforment en outil impérialiste de propagande. D’après vous, l’empire a-t-il besoin de médias qui informent ou a-t-il juste besoin de médias qui diffusent sa propagande ?

Dr. Anthony DiMaggio : Le but d’un système de propagande efficace est à la fois d’informer et d’endormir le public. Les gens devraient croire qu’ils apprennent des choses sur le monde pour que ce système prospère. Mais un tel apprentissage se produit d’une manière très tronquée et étroite, dans laquelle les points de vue des peuples à travers le monde sont minimisés ou ignorés, et les voix officielles du gouvernement américain sont mis en évidence et célébrés en tant qu’informateurs « légitimes » et conducteurs de la politique étrangère. Ce point remonte au marxiste italien Antonio Gramsci qui a écrit sur les systèmes de contrôle hégémoniques, via les efforts des élites politiques et commerciales pour endoctriner le grand public. Un système hégémonique sert des intérêts politiques dominants et surtout des intérêts économiques, donc, si ce système fait bien son travail, les individus vont croire qu’ils ne font qu’apprendre les affaires du monde, plutôt que d’être manipulés par de la désinformation politique.

Bien entendu, en limitant les rapports aux vues officielles, ces organes de presse pratiquent également la propagande en amplifiant artificiellement les vues officielles sur celles des critiques et des citoyens. Cette propagande est filtrée par des sociétés privées à but lucratif plutôt que contrôlée directement par le gouvernement lui-même, ce qui rend l’identification plus difficile pour de nombreuses personnes. L’impérialisme, comme vous le mentionnez, est une chose très réelle, car les États-Unis utilisent le pouvoir militaire pour s’imposer à un public mondial généralement réticent. Mais l’état de la propagande politico-médiatique américaine est consacré à la normalisation de l’impérialisme en dépeignant la nation comme étant engagée dans la promotion de la liberté, des droits de l’homme, de la démocratie et de la prospérité à l’étranger. Dans un état de propagande qui fonctionne sans heurts, les gens acceptent ces revendications par réflexe. Un exemple récent est la célébration généralisée dans les médias, et parmi d’innombrables américains, de John McCain le « héros de guerre », malgré la réalité de la guerre du Vietnam qui était une intervention illégale vendue par la tromperie et les mensonges et qui a entraîné la mort de millions de civils vietnamiens. Ces points de vue fondamentaux sont enfouis dans le discours politique américain qui célèbre la politique étrangère des États-Unis comme étant humaine et altruiste, tandis que les points critiques sont ignorés car ils ne flattent pas la bureaucratie américaine.

J’ai eu l’honneur d’interviewer Edward S. Herman et Noam Chomsky et leur livre « Manufacturing Consent » (La fabrication du consentement) reste une œuvre visionnaire qui explique la manipulation de masse. Quel est votre avis à ce sujet ?

Le livre d’Herman et Chomsky était et demeure un ouvrage majeur dans les études de propagande. La principale force du livre réside dans le fait qu’il documente sur la discipline extraordinaire de la propagande des médias américains en matière de défense de la politique étrangère US en Europe, en Amérique latine et en Asie, tout en omettant les critiques fondamentales. Ils ont démontré la discipline impressionnante qu’exercent les journalistes quand il s’agit d’ignorer et d’omettre de sérieuses contestations aux responsables américains. Mais les principales limites du livre sont qu’il n’analyse pas la couverture médiatique de la politique intérieure et ne cherche pas à évaluer l’efficacité des campagnes de propagande des responsables et des médias en termes de fabrication du consentement public. Malheureusement, en signe du mauvais état de la communauté intellectuelle américaine, leurs affirmations sur l’état de propagande ont été largement ignorées d’un point de vue empirique pendant des décennies. J’ai passé la plus grande partie de ma carrière universitaire jusqu’à présent à chercher à étendre leur recherche, à mesurer comment les messages politiques et la propagande sont effectivement reçus par le public consommateur d’informations. La preuve de l’efficacité de la propagande américaine est mitigée. Je trouve que les fonctionnaires réussissent beaucoup mieux à vendre leurs politiques en matière de politique étrangère, ce qui est logique si l’on considère que l’Amérique est extrêmement bornée et autonome sur le plan culturel et un grand nombre d’Américains connaissent peu ou pas du tout le monde. Il est beaucoup plus facile de manipuler des personnes qui connaissent peu ou pas le sujet. D’un autre côté, les responsables se battent beaucoup plus souvent pour vendre leurs propositions politiques sur des questions politiques nationales, en particulier lorsque les sondages d’opinion précédents sont contraires à ce que les fonctionnaires tentent d’accomplir, et concernant les questions politiques dont le public est déjà plus familier. C’est pourquoi, par exemple, les efforts pour vendre la privatisation de Medicare, Medicaid et Social Security échouent, et pourquoi les élites politiques luttent si souvent pour réduire ou éliminer l’État providence américain. Une fois que les Américains ont acquis une expérience avantageuse des programmes gouvernementaux, il est très difficile, voire impossible, de les convaincre que l’élimination de ces programmes aiderait ceux qui comptent sur ces avantages. Nous avons vu cela récemment avec l’opposition grandissante du public à l’abrogation de l’« Obamacare », malgré ses défauts, considérant que son expansion de Medicaid a beaucoup aidé les Américains nécessiteux à obtenir des soins de santé.

Enfin, Herman et Chomsky doivent être inscrits dans la mémoire pour avoir commencé un projet empirique pour étudier scientifiquement le fonctionnement de la propagande dans les sociétés occidentales « libres » et « démocratiques ». Mais des décennies plus tard, le programme de recherche débute à peine. L’étude de la propagande occidentale en est encore à ses débuts, malheureusement, parce que le sujet est largement considéré comme un tabou parmi la grande majorité des intellectuels américains qui : 1) préfèrent les récits manigancés par les élites politiques, et 2) craignent d’offenser ceux qui détiennent le pouvoir politique en mettant l’accent sur ce sujet.

Vous avez écrit “Mass Media, Mass Propaganda : Understanding the News in the ‘War on Terror‘”. Peut-on dire que les medias américains ont cette spécificité d’être exclusivement au service de l’impérialisme US ?

Il est parfois possible pour les médias américains de contester l’impérialisme et la propagande, même par inadvertance. Un bon exemple est la guerre en Irak, et plus particulièrement la diffusion tardive par les médias des mensonges de l’administration Bush au sujet des armes de destruction massive et la couverture régulière par les journalistes de la violence en Irak à la fin des années 2000, les deux contredisant de manière flagrante la rhétorique absurde de l’administration Bush. L’administration a insisté sur le fait que l’Irak constituait une menace pour la sécurité nationale et que la situation en Irak s’améliorait quotidiennement tout au long de l’occupation, malgré la guerre civile de plus en plus violente qui a entraîné la mort de plus d’un million de personnes. Compte tenu notamment du nombre important de morts militaires américaines, il aurait été impossible pour les journalistes américains de conserver un minimum de crédibilité auprès des auditoires sans faire état de la réalité de la guerre civile en Iraq. Les journalistes excellent en général à amplifier les voix officielles et à ne pas contester les discours du gouvernement, mais certains mensonges sont tout simplement trop gros pour qu’on puisse les avaler. Le mythe du « progrès » en Irak dans les années 2000 en était un. Il en était de même de l’affirmation selon laquelle l’Irak constituait une menace pour la sécurité nationale – au moins dans la période qui a suivi l’invasion des États-Unis et à la suite de l’échec total de la découverte des prétendues armes de destruction massive. Les Américains sont devenus de plus en plus sceptiques face à la guerre, la plupart la considérant comme indéfendable et immorale à la fin des années 2000, en grande partie à cause des mensonges du gouvernement concernant les ADM et en réponse à l’escalade de la violence. Mes recherches récentes montrent comment l’attention portée aux nouvelles sur l’Irak et les ADM suite à l’invasion et l’attention portée à la violence en Irak ont produit une opposition graduelle et croissante à la guerre entre le milieu et la fin des années 2000.

Il est donc possible de parler de médias contestant les récits officiels. En règle générale, les journalistes semblent plus libres de contester la rhétorique officielle plus ils se concentrent sur les événements qui se produisent dans le monde, en particulier, ceux qui se sont déroulés loin du centre de pouvoir de Washington, DC. L’Irak, au milieu des années qui ont suivi la guerre et non les premières années, en a été un bon exemple. En reconnaissant les tromperies évidentes de l’administration Bush en Irak, les journalistes ont sapé l’effort de guerre, non pas parce qu’ils étaient idéologiquement attachés à un programme anti-guerre, mais parce qu’un niveau minimum de compétence en matière de reportage les obligeait à démystifier ce qui était devenu des tromperies évidentes, des mensonges proférés par l’administration Bush. Rien de tout cela ne signifie que nous pouvons régulièrement compter sur les médias américains pour contester la propagande officielle. Mais il y a parfois des exceptions à la règle.

Les médias restent muets face au massacre du peuple yéménite par l’Arabie saoudite, alliée des USA et d’Israël. Cette guerre ne reflète-t-elle pas le vrai visage des médias d’aujourd’hui, qui servent le plus puissant contre l’opprimé ?

Le Yémen est un allié politique, tout comme l’Arabie saoudite, cette dernière étant responsable de violations majeures des droits de l’homme au Yémen via ses frappes aériennes contre des civils et son interruption de l’aide humanitaire. Herman et Chomsky ont popularisé la notion de « victimes dignes » et « indignes » dans La fabrication du consentement, dans laquelle ils ont fait remarquer que les pertes civiles provoquées par des ennemis de l’État reçoivent une attention sans fin en raison de leur valeur de propagande à la politique des élites. En revanche, les pertes en vies humaines dans les pays alliés ou les violations commises par des alliés sont largement sous-estimées, car elles risquent de compromettre l’image des États-Unis et de leurs alliés en faveur des droits humains mondiaux. J’ai documenté la tendance des victimes dignes/indignes dans de nombreux ouvrages. Plus récemment, j’ai constaté que les victimes civiles en Syrie – officiellement désigné État « ennemi » – ont été régulièrement soulignées dans les médias américains. En comparaison, les décès dans les pays alliés et en cours de guerre et/ou de rébellion tels que le Bahreïn et le Yémen ont reçu très peu d’attention. Expliquer la couverture médiatique américaine est vraiment simple : il faut examiner à quelle fréquence les présidents américains discutent de chaque pays en question, ce qui est le principal facteur qui détermine si les journalistes américains couvrent ou non un conflit et les victimes associées. C’est encore une preuve d’un état de propagande politico-médiatique au travail.

Vous avez écrit “The Politics of Persuasion : Economic Policy and Media Bias in the Modern Era. Peut-on encore parler de liberté d’expression et du devoir d’informer quand on voit que des journalistes servent les intérêts de la classe dominante au lieu d’informer le peuple ?

Les journalistes ont toujours le devoir d’informer, même si le système des médias américains rend cette tâche difficile. Je pense que nous devrions reconnaître les limites institutionnelles des médias d’entreprise, qui s’intéressent principalement à la vente de produits de consommation de masse. Le recours aux voix officielles s’inscrit dans cet agenda commercial, dans la mesure où les journalistes régularisent leur accès aux sources d’information en s’appuyant sur Capitol Hill et la Maison-Blanche pour leurs informations, s’assurant ainsi d’un flux régulier de lecteurs, de téléspectateurs et d’auditeurs, et garantissant qu’ils sont en mesure de bénéficier d’un flux régulier de revenus publicitaires. Ce modèle a atteint son ultime absurdité sous l’administration Trump, lorsque le président de CBS, Les Moonves, a reconnu de façon tristement célèbre : « Ce n’est peut-être pas bon pour l’Amérique, mais c’est sacrément bon pour CBS. » Il faisait référence à l’audience croissante de la chaîne, compte tenu de la couverture des commentaires incendiaires et théâtraux de Trump, ce qui a considérablement accru la rentabilité du média au cours de la campagne présidentielle de 2016. Je pense que la voie à suivre avec la réforme des médias est de commencer à discuter de la manière de dépasser les médias d’entreprise et d’avoir une version des nouvelles à but non lucratif financées par des fonds publics – une version officiellement protégée de la censure gouvernementale. La voie à suivre n’a pas encore été définie, de sorte que la discussion sur la manière d’y parvenir est extrêmement importante. Lorsque nous commencerons à envisager des solutions de rechange au système actuel de médias de propagande à but lucratif, il sera plus facile de débattre sérieusement du devoir d’informer et de la liberté d’expression des voix dissidentes actuellement sur la liste noire des médias de masse.

Les États-Unis et leurs alliés ont déclaré des guerres et détruit de nombreux pays comme l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, etc. sous l’alibi fallacieux d’exporter la « démocratie », le « new way of civilization », « l’American way of life », le « monde libre », etc. Ne pensez-vous pas que toutes ces guerres sont juste des guerres impérialistes contre des peuples et des États visant à démanteler des pays pour pouvoir piller leurs richesses ? Ces guerres auraient-elles pu avoir lieu sans la complicité des médias au service de l’empire ?

Eh bien, il existe un long registre officiel de documents gouvernementaux et de discussions au Département d’État, au Bureau ovale, au Conseil de sécurité nationale et à d’autres organismes gouvernementaux, qui admet que les États-Unis s’intéressent principalement à la projection de la puissance militaire et économique dans le monde entier. D’importance primordiale, cette foule de documents – au cours des 70 dernières années – admet la domination du pétrole du Moyen-Orient, considéré comme le moteur du capitalisme américain. Quiconque qui a étudié l’histoire de la planification de la politique étrangère américaine ne doute ou nie ces points fondamentaux. Mais on voit aussi que les dirigeants américains sont extraordinairement bien placés pour mentir sur leurs motivations. Il arrive souvent que des documents classifiés des États-Unis sur la planification des politiques traitent des motivations impérialistes et de la realpolitik, ainsi que de hautes revendications sur les droits de la personne et de la démocratie. Cette contradiction devrait être absurde à première vue. Il ne peut pas y avoir d’impérialisme humanitaire, pas en ce qui concerne les effets tragiques des guerres que les États-Unis mènent à travers le monde, et en ce qui concerne les alliés répressifs que les États-Unis soutiennent et tous les dégâts qu’ils font à leurs propres peuples. Mais les humains ont une capacité remarquable à rationaliser les atrocités et les crimes les plus horribles, et les dirigeants américains ne sont pas différents à cet égard. Personne ne veut aller dormir la nuit en pensant qu’il est une mauvaise personne, alors ils se racontent des mensonges pour cacher leurs motivations égoïstes et leurs actions nuisibles. Mais les mensonges des responsables américains sont beaucoup plus préjudiciables que ceux d’une personne moyenne, car ils bénéficient de la puissance de la machine de guerre militaire américaine et de la responsabilité minimale en termes de punition pour leurs transgressions.

Dans votre livre “Selling War, Selling Hope : Presidential Rhetoric, the News Media, and U.S. Foreign Policy since 9/11”, vous avez abordé entre autres le printemps arabe. Les medias ne sont il pas aussi coupables que les régimes criminels qu’ils servent et n’ont-ils pas perdu toute crédibilité et honneur ?

Les États-Unis ont été complices d’actes répressifs et criminels dans les temps modernes. Ils utilisent la violence en toute impunité contre divers gouvernements au Moyen-Orient. Les exemples comprennent leurs frappes illégales de drones, leurs frappes aériennes illégales en Syrie et leur soutien aux attaques contre des civils par des gouvernements répressifs dans toute la région et ailleurs. Lors du « printemps arabe », les États-Unis ont contribué à la déstabilisation de la société syrienne, favorisant un déplacement interne massif et une crise des réfugiés. Ils appuient l’occupation illégale et violente des territoires palestiniens occupés par Israël, ainsi que la violence de l’Arabie saoudite au Yémen. La liste est encore très longue. Je ne pense pas que beaucoup au Moyen-Orient croient que les États-Unis étaient sérieusement engagés pour la « démocratie » lors du « printemps arabe », contrairement aux revendications d’Obama dans des pays comme l’Égypte, après la révolution qui a renversé Hosni Moubarak. Notons que l’administration Obama a continué d’apporter un soutien économique et militaire au régime au plus fort des manifestations et de la révolution de début 2011, et a insisté sur le fait que même si Moubarak ne pouvait pas rester au pouvoir, quelqu’un dans son régime dictatorial devrait prendre les rênes. Ce n’est qu’après que son renversement fut inévitable que les États-Unis commencèrent à célébrer leur « engagement » en faveur de la transition démocratique en Égypte, un signe révélateur du peu de valeur qu’ils avaient pour la démocratie.

Des mots comme « honneur » sont très répandus dans le discours politique américain, mais il y a peu d’honneur dans l’impérialisme. Les États-Unis ont certes beaucoup de « crédibilité » dans le monde, si ce terme est défini par la reconnaissance du danger que la nation fait peser sur la stabilité et l’ordre mondiaux. Mais si par « crédibilité » vous voulez dire que les gens prennent au sérieux la noble rhétorique du pays, je ne pense pas que ce soit le cas. Une grande partie du monde s’est laissé prendre par la rhétorique démocratique et idéaliste de l’administration Obama, les enquêtes mondiales ayant montré que des majorités dans la plupart des régions du monde, à l’exception du Moyen-Orient, contenaient des images positives des États-Unis sous Obama. La bonne volonté limitée d’Obama s’est rapidement dissipée sous Trump. Bien que les politiques de Trump s’inscrivent largement dans le prolongement de l’embargo impérialiste d’Obama, sa rhétorique est beaucoup plus belliqueuse et belliciste que celle d’Obama et, par conséquent, il a rapidement éloigné les États-Unis de la communauté internationale.

Ne pensez-vous pas que les États-Unis sont un pays fasciste ?

Les États-Unis se transforment progressivement en une nation fasciste, bien qu’ils conservent encore diverses protections et libertés démocratiques. Par exemple, je suis confiant que lorsque j’enseigne mon cours « Propagande, médias et politique américaine » et que je parle de la manipulation et de la désinformation du gouvernement à mes étudiants, je ne serai pas arrêté le lendemain par le FBI, torturé, et disparu. Et nous devrions reconnaître cette distinction par rapport aux dictatures à part entière gouvernées par des dirigeants autoritaires. Peut-être qu’une partie de mon privilège d’intellectuel et d’érudit est que je suis un homme blanc en Amérique, ce qui est un avantage significatif, contrairement à la répression habituelle et quotidienne des personnes de couleur qui souffrent des forces de police locales de plus en plus militarisées et violentes. Mais nous ne devrions pas toujours prendre pour acquis certaines des libertés américaines dans la mesure où elles existent. Les journalistes bénéficient toujours officiellement de la liberté de la presse en vertu du premier amendement, et l’ont exercé – dans une certaine mesure – dans leurs critiques régulières de Trump même si les médias ont également créé le phénomène Trump pour commencer. Ils n’ont pas encore été fermés, contrairement à la rhétorique de Trump, ce qui, selon moi, serait une bonne chose. Comme beaucoup d’Américains, je suis de plus en plus préoccupé par les efforts de ce président pour normaliser les forces fascistes d’extrême droite et suprématistes/nazies blanches, à l’ère post-Charlottesville. Mes propres recherches suggèrent que peut-être un cinquième de la population est sensible aux objectifs des nationalistes et suprématistes blancs, ce qui est inquiétant. Les États-Unis ont toujours conservé des éléments du fascisme dans leur politique, mais ces éléments, comme on le voit dans la vénération sectaire pour Trump, sa diabolisation des médias et de ses autres ennemis politiques et le soutien public important parmi les bases de Trump pour des activités politiques répressives telles que la fermeture des médias et le « report » des élections de 2020, devrait inquiéter quiconque croit en la primauté du droit et à un gouvernement limité.

Comment expliquez-vous la nécessité pour les États-Unis d’avoir un ennemi extérieur comme ce fut le cas jadis avec l’Union soviétique jusqu’à l’Iran aujourd’hui, en passant par le Vietnam, la Corée, Cuba, le Venezuela, etc. ?

Les nations impériales ont toujours besoin de construire des ennemis, malgré l’absurdité de l’effort. Étiqueter des pays entiers comme la Syrie comme un État « ennemi », et punir des millions de personnes par des bombardements aériens et la déstabilisation, est une forme de punition collective. De même que permettre aux pays alliés tels que l’Arabie saoudite de mettre sous embargo des « alliés » comme le Yémen, provoquant une crise des droits de l’homme. Je pense que tant que le monde aura le nationalisme, nous verrons toujours la construction d’ennemis par des leaders politiques opportunistes. Mais dans une nation impérialiste, le besoin d’ennemis est constant, car ils sont essentiels pour attiser la peur et l’hystérie nationale en justifiant le recours à la force et pour défendre le projet impérial en général.

À votre avis, en voulant une guerre contre l’Iran et son alliée la Russie, et la Corée du Nord, Donald Trump et les faucons qui l’entourent ne sont-ils pas en train de jouer avec la stabilité du monde ?

L’administration Trump s’est avérée extrêmement versatile, ce qui suggère très certainement une menace pour le monde entier. L’administration menace de « rayer la Corée du Nord de la carte » afin de faire pression sur elle dans une réunion, qui n’était guère plus qu’une victoire de relations publiques de l’administration Trump, et qui a produit peu de substance tangible. Nous aurions pu le faire sans les menaces de guerre nucléaire et de destruction mutuellement assurée, pour dire le moins, et sauter directement aux négociations. La théâtralité de l’administration Trump a rendu cela impossible. Cette administration a également intensifié radicalement sa rhétorique de confrontation avec la Chine, en particulier dans les premiers mois de l’administration lorsque Steve Bannon a promis une éventuelle guerre nucléaire, et plus récemment avec la tentative de Trump de provoquer une guerre commerciale. D’une part, c’est un signe positif que l’administration Trump – quelles que soient les raisons du Président – ait fait un pas en arrière devant la guerre nucléaire avec la Russie. Mais cela ne fait pas beaucoup de bien à la nation s’il intensifie la rhétorique de confrontation avec d’autres pays, comme il l’a fait. La nomination de John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale ne me pousse pas non plus à la confiance, compte tenu de son bilan de guerre et de son comportement criminel en Irak pendant les années Bush. En fin de compte, il semble que cette administration, ce soit du pareil au même en matière de politique étrangère belliqueuse, bien que certains, à gauche, ont prétendu que Trump allait alimenter la politique anti-guerre et défier « l’État profond » et l’empire américain.

Face à l’offensive ultralibérale et aux guerres impérialistes qui ravagent le monde, ne pensez-vous pas qu’il y a une nécessité d’avoir un mouvement de résistance efficace qui fait abstraction des divergences tactiques et qui s’inscrit plutôt dans une démarche stratégique ?

Il y a un besoin très fort d’un mouvement anti-impérialiste. Dans la mesure où nous en avons eu un, il est rapidement mort au milieu des années 2000, quelques années après la guerre en Irak. En tant que partisan enthousiaste et membre de ce mouvement, son déclin rapide a été un moment déprimant pour moi. En prenant une vue d’ensemble, cependant, je suis heureux des succès des mouvements anti-guerre du Vietnam et anti-guerre d’Irak, car ils ont rendu tabou l’introduction d’un grand nombre de troupes au sol dans de nouveaux conflits, au moins après l’Irak. Mais les dirigeants américains ont fait preuve de beaucoup plus de discernement dans leur utilisation du militarisme ces dernières années, en s’appuyant davantage sur un nombre limité de forces spéciales, et particulièrement sur les frappes de drones. Le militarisme américain est encore incroyablement meurtrier, mais il est loin d’être aussi destructeur que dans les décennies précédentes. Chomsky fait valoir ce point lorsqu’il oppose les guerres en Irak et au Vietnam. La guerre du Vietnam a impliqué plus d’un million de troupes sur le terrain et des dizaines de milliers de victimes militaires (environ 58.000), et des millions de civils vietnamiens tués, associé à l’utilisation criminelle de la violence aveugle sous la forme de tapis de bombes, du napalm, de l’agent orange, etc. La guerre en Irak, criminelle et horrible, a impliqué environ 5 000 Américains tués et peut-être un million de morts irakiens en raison de la guerre civile et en grande partie de la violence et des frappes aériennes américaines. Aussi mauvais soit-il, ce n’était pas aussi grave que la destruction au Vietnam, et la criminalité en Irak était, relativement parlant, plus limitée par rapport au Vietnam en grande partie en raison de l’engagement militaire « léger » des États-Unis. Cet engagement limité était un signe direct aux tendances anti-guerre du grand public, même après les attentats du 11 septembre 2001, signifiant que les élites politiques et les intellectuels appellent largement le « syndrome du Vietnam » – opposition à de fortes concentrations des forces terrestres sur de longues périodes, entraînant un grand nombre de victimes et de destructions massives. Cette culture anti-guerre persistante ne peut se substituer à un véritable mouvement anti-guerre, loin de là. Mais cela vaut mieux que rien, et c’est certainement préférable à la culture de guerre belliqueuse qui a dominé les États-Unis pendant les premières années de la guerre du Vietnam, alors que peu d’Américains se sont interrogés sur la montée en puissance de l’Asie du Sud-Est.

À propos de la Palestine, on remarque, comme avec le Yémen, que les médias au service de l’impérialisme n’évoquent le massacre de ces peuples qu’en termes de statistiques et non pas comme une tragédie humaine. Dans ce conflit, les médias n’ont-ils pas encore choisi le camp de l’oppresseur plutôt que celui de l’opprimé ?

Il est assez bien documenté que les médias américains idéalisent la perspective israélienne par rapport à celle du peuple palestinien. J’avais l’habitude d’enseigner la politique du Moyen-Orient dans une autre vie, il y a plus de dix ans, et Israël a toujours été une plaie pour beaucoup de mes étudiants plus conservateurs, qui considéraient malheureusement toute critique du pays comme de l’antisémitisme. Mes expériences ne sont guère uniques. Il y a une longue histoire dans la culture politique des intellectuels américains qui ferme tout débat critique sur la politique étrangère israélienne, prétendant que critiquer Israël est antisémite. Et les médias jouent un rôle majeur dans cette culture politique réactionnaire. J’ai écrit à ce sujet il y a une dizaine d’années. Par exemple, voir mon analyse de la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien ici et ici. La preuve statistique du privilège des vies israéliennes – « victimes méritantes » – sur celles des Palestiniens – « victimes indignes » – dans le conflit israélo-palestinien est également bien connue. Les États-Unis ont longtemps célébré une « relation spéciale » avec Israël, que j’ai documentée en détail ici, et qui remonte à la guerre des Six jours de 1967, durant laquelle des responsables américains ont pris conscience de la valeur stratégique et militaire d’Israël au sein du Moyen-Orient après avoir mené une série d’attaques militaires coordonnées contre ses voisins, dont l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, et la Palestine. L’ancien président Nixon a qualifié Israël comme l’un de ses « flics locaux sur le terrain », et nous pouvons voir à quel point Israël était/est précieux pour les États-Unis. Cette valeur stratégique a été réitérée par les présidents suivants dans leurs documents et déclarations de planification. C’est dans ce contexte que les États-Unis ont cherché à normaliser les relations avec Israël, en plus de minimiser le colonialisme des colons dans les territoires occupés. Israël est largement connu dans le monde entier, sauf aux États-Unis, pour être le dernier pouvoir colonial. Le « lobby israélien » aux États-Unis a également joué un rôle important en consolidant la « relation spéciale » entre les deux pays, en diabolisant les universitaires, les intellectuels, les activistes et tous ceux qui critiquent Israël.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

 

Qui est le Dr. Anthony DiMaggio ?

Anthony DiMaggio est professeur adjoint de sciences politiques à l’université Lehigh. Il a obtenu son doctorat à l’Université de l’Illinois à Chicago. Il a écrit pour de nombreux médias progressistes tels que Counterpunch, Truthout, Z Net, Z Magazine, Alternet, Common Dreams, et Salon. Il est l’auteur de six livres, dont le plus récent est Selling War, Selling Hope (SUNY Press, 2015) et The Politics of Persuasion (SUNY Press, 2017).

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