RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Halte aux méthodes de néomanagement ou l’invasion des petits chefs gestionnaires !

Dans cette époque rude et désenchantée, si la vie quotidienne de beaucoup d’entre nous se révèle de plus en plus sombre, il faut avoir conscience qu’il ne s’agit pas là d’un fait du hasard, d’une fatalité tombée du ciel.

La dureté des temps (souffrance au travail, isolement, fatalisme, dépression) est chaque jour renforcée par l’action de personnages dont la médiocrité et la terne banalité contrastent avec l’intensité du mal qu’ils font. Petits hommes gris à la Simenon, ils représentent la matérialisation finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L’Homme sans qualités (Seuil, 1979). Ces agents de la tristesse opèrent dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est certains où leurs méfaits sont assez récents et particulièrement choquants : l’éducation et la santé en font partie.

Ils se présentent en général comme des "managers", des gestionnaires d’un nouveau genre et viennent prendre la place des "anciens" dans des établissements scolaires, des hôpitaux, des centres médico-psycho-pédagogiques, des instituts médicaux-éducatif (IME), etc.

Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d’apurer les comptes et de "remettre au travail" le personnel. Avec eux, plus de "feignants", d’"assistés", de "privilégiés"…Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement.

Or dans ces endroits singuliers où l’on soigne et où l’on apprend, l’essentiel se passe justement à côté du règlement. Pas contre, mais en dehors. Dans un hôpital, dans un centre psy, la qualité des soins dépend avant tout de la relation avec le patient. Elle passe par l’écoute, le dialogue, le regard, l’attention, et le pari partagé. Une minute peut valoir une heure, une heure une journée, une journée une vie. Aucun logiciel ne peut traiter ce genre de données.

Dans les centres médico-psychopédagogiques, les écoles, collèges et lycées, les objectifs chiffrés, les fichiers, les classements et catégories administratives ne peuvent cadrer avec des parcours d’élèves et patients multiples, complexes et singuliers. Ici, le travail a à voir avec le désir et le lien. Qui peut prétendre quantifier et rationaliser cela ? Nos petits soldats du management se méfient, eux, du vivant, de la complexité, de l’insaisissable. Ils haïssent cela même, car ces notions les empêchent de compter en rond. Ils n’ont qu’un mot à la bouche qu’ils répètent tel un mantra : "la loi, la loi, la loi."

Et l’on soupçonne, derrière ce formalisme, derrière leur apparente froideur, quelque chose de sombre et malsain. On connaît en psychanalyse et en psychopathologie ce phénomène d’obéissance stricte à la loi qui passe par l’effacement du sujet, définition même de la jouissance. Ces personnages, Lacan les appelait des "jouis-la-loi".

Ils ne se réfèrent qu’aux représentations réglementaires et légales du vivant ; mais la complexité du vivant, qui est la matière même de ces lieux de soins et d’éducation, n’est pas toute représentable. Par ailleurs, la loi dont ils parlent n’est pas la loi comme champ conflictuel. Ce qu’ils nomment respect de la loi n’est autre qu’une obéissance qu’ils exigent comme une simple compétence, au même titre que savoir lire ou écrire.

Plus d’espace, du même coup, pour la pensée critique et l’autonomie. Dans leur esprit, l’autonomie doit se transformer en pure autodiscipline, ce qui fait d’eux de petits soldats de la mise en place d’un pouvoir arbitraire. Dans leurs tableaux et leurs contrats d’objectif, l’essentiel leur échappe. Au point de susciter des effets "contre-productifs" – pour utiliser leurs termes.

À force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro d’argent public dépensé…), en quadrillant les services, en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c’est la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir et l’initiative des salariés.

Obligés de travailler dans un univers panoptique où tout est mesurable et transparent, ils perdent le goût de leur métier, s’impliquent logiquement moins, et souffrent au quotidien.

Ces méthodes de management sous la pression sont suffisamment élaborées (en provenance des États-Unis pour la plupart) pour savoir jusqu’où ne pas aller trop loin, éviter des dérives qui se retourneraient contre leurs auteurs. Ils savent harceler sans dépasser la limite légale.

Ces auteurs eux-mêmes, petits chefs psychorigides, médiocres et sans aucune envergure spirituelle, sont parfaitement fuyants. Il est impossible d’engager une discussion contradictoire avec eux car ils ignorent tout du funeste dessein qu’ils servent jour après jour. Ils sont les aiguilleurs d’un train dont ils ne maîtrisent ni la puissance ni la destination.

Petits hommes méprisables et benêts qui participent à un processus qui les dépasse. Ce néo-management pour lequel l’homme devient une ressource impersonnelle et interchangeable prépare les fondements d’une société que l’on voit se dessiner chaque jour de plus en plus clairement, où les critères économiques font la loi, et où la loi écrase la vie.

Les grands changements sociaux, ceux qui vont dans le sens de la tristesse et de la restriction des libertés, ne se passent jamais du jour au lendemain, de façon soudaine, comme on franchit le Rubicon. Ces bouleversements se préparent dans la durée, lentement, discrètement. Et c’est bien de cette façon que la petite armée de ces hommes sans qualités est en train de préparer le terrain d’une société brutale et obscure.

Pour continuer notre travail, dans ces lieux vitaux, il nous faut résister. Mais résister au nom de quoi ? Comme ce pouvoir s’attaque directement à la vie, c’est la vie elle-même qui devient résistance.

Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste.

»» http://2ccr.wordpress.com/2013/11/24/halte-aux-methodes-du-neomanagement/
URL de cet article 23437
   
Même Thème
RÉSISTANCES AU TRAVAIL
BOUQUIN, Stephen
Stephen Bouquin (coordination) Louis-Marie Barnier, José Calderón, Pascal Depoorter, Isabelle Farcy, Djordje Kuzmanovic, Emmanuelle Lada, Thomas Rothé, Mélanie Roussel, Bruno Scacciatelli, Paul Stewart Rares sont les romans, même de science-fiction, fondés sur l’invraisemblance. Il en est de même avec les enquêtes en sciences sociales. Il existe néanmoins des vraisemblances négligées. Les résistances au travail en font partie. Le management contemporain a beau exalter l’individualisme, (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Nous pouvons faire sauter un navire américain et en rejeter la faute sur les Cubains. La publication des listes des victimes dans les journaux américains accroîtrait encore l’indignation. Nous pouvons aussi détourner des avions. Dans des endroits bien choisis où l’impact serait énorme, nous pourrions poser des charges de plastic. Nous pourrions également repeindre des B26 ou C46 de nos forces aériennes aux couleurs cubaines et nous en servir pour abattre un avion de la République dominicaine. Nous pourrions faire en sorte qu’un prétendu appareil de combat cubain abatte un avion de ligne américain. Les passagers pourraient être un groupe de jeunes étudiants ou de vacanciers. »

Général Lyman LEMNITZER (1899 – 1988)
Chef d’état-major des armées (1960-62) et Supreme Allied Commander de l’Otan (1963-1969)

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.