Mais Agatha Christie pratiquait déjà les meurtres de Halloween : il faudrait chercher combien de ses romans se passent à cette époque de l’année (ainsi, Un meurtre sera commis le... commence un 29 octobre). Un roman en tout cas est emblématique de cette ambiance macabre : Le crime de Halloween (1969).
Pourquoi cette délectation saisonnière pour les meurtres ? Relire Agatha Christie à la lumière de l’étude de Denis Duclos : Le complexe du loup-garou. La fascination de la violence dans la culture américaine (1994) peut être éclairant.
Deux grandes idées ressortent de sa thèse : la fascination pour la violence n’est pas seulement liée à l’histoire de la conquête des vastes espaces amérindiens, et au vertige qui naît de la toute-puissance actuelle des Etats-Unis ; elle vient du fonds mythologique des peuples nordiques et anglo-saxons, constamment réactivé aux EU par les thrillers et les films s’inspirant des personnages de serial killers et de leurs carrières. Pourquoi cette obsession dans la culture étasunienne ? C’est que le tueur en série, magnifié par les médias, représente pour les citoyens pacifiques un danger qui légitime l’emploi d’une violence légale tout aussi virulente que la sienne, et que cette violence légale est nécessaire pour protéger un système d’inégalités autrement difficilement acceptable.
Le crime de Halloween permet d’ailleurs de mesurer l’américanisation de l’Europe : d’abord traduit sous le titre La fête du potiron (1971), il prend son titre actuel en 1999, une fois que les coutumes liées à Halloween ont été suffisamment popularisées en Europe de l’Ouest. Le roman présente donc un florilège d’éléments mythologiques et folkloriques nordiques. Le prénom même du personnage principal, Rowena Drake, nous plonge dans l’ambiance macabre des histoires de mortes-vivantes d’Edgar Poe (Ligeia ressuscitant sous la forme de Lady Rowena dans la nouvelle Ligeia). Rowena Drake, avec ses pommes mortelles, est une sorcière qui attire les enfants dans sa maison pleine de friandises. Son partenaire, Michael, projette de célébrer un sacrifice rituel sur un site mégalithique, au moment où les rayons du soleil éclairent une double hache gravée sur la pierre. D’autre part, il a créé un jardin merveilleux, une sorte de jardin des dieux (Asgard dans la mythologie), qui se révèle comme un maléfique lieu de mort (comme Asgard est gardé par des guerriers morts).
Mais tout cela est dominé par les coutumes de Halloween, centrées sur le rôle ambivalent des enfants : à la fois représentants des morts agressifs, qui réclament des offrandes pour ne pas s’en prendre aux vivants (« treat or trick »), objets de peur, et victimes désignées du déchaînement satanique de cette période (deux d’entre eux mourront). Agatha Christie aime évoquer des cas d’enfants meurtriers, mais ici elle se surpasse : « De nos jours, il n’était pas rare de voir de jeunes enfants, de très jeunes enfants, de 7 ou 9 ans, commettre des crimes », ou encore : « J’ai connu une petite fille, un jour. A 7 ans, elle avait tué son petit frère et sa petite sœur. Des jumeaux de cinq ou six mois, pas plus. Elle les avait étouffés dans leur landau. »
Pourquoi cette hantise des enfants et en même temps cette complaisance à l’égard des meurtres d’enfants ? Ils représentent, comme les morts, les forces sauvages qui menacent le monde civilisé, régi par des règles et une stricte discipline. Car, au fond de la mythologie nordique, comme de la philosophie anglo-saxonne, il y a cette conviction que la civilisation est fragile (c’est le thème du Ragnarök ou Crépuscule des dieux) et ne peut être préservée que par une violence égale à celle des forces qui la menacent ; c’est le principe qui est à la base du Léviathan de Hobbes. Cette équivalence entre les forces du Mal et celles du Bien conforme une société constamment hantée par la peur ; elle se traduit par l’idée d’un antagonisme entre l’ordre social (les riches) et le désordre (les pauvres). Il est ainsi normal de criminaliser les pauvres, et les inégalités sociales se trouvent ainsi légitimées.
Face à cette conception pessimiste de l’homme et de la société, Denis Duclos présente les sociétés gréco-latines, plus anciennes, et plus sûres d’elles-mêmes, car elles ont su mettre en place des mécanismes de médiation entre le guerrier fou et la civilisation. L’histoire d’Ulysse en est un bon exemple : selon Pierre Vidal-Naquet (dans Le chasseur noir, cité par Duclos), ses dix ans d’errance en Méditerranée représentent le temps qu’il met à se purifier des violences de la Guerre de Troie et donc à redevenir un soldat-citoyen dont le retour ne met pas en danger la cité.
Or, la conception anglo-saxonne apparaît constamment dans Le crime de Halloween : Poirot fait sienne la thèse des biologistes (« occidentaux », prétend-il, alors que c’est la thèse de la science EU, par opposition à celle des Européens, tenants de l’influence de l’éducation et du milieu), selon laquelle « les actes d’un homme prendraient racine dans son capital génétique. Un meurtrier de 24 ans serait un meurtrier potentiel à deux, trois ou quatre ans ». Les criminels le sont donc de façon innée, ils « sont habités par l’instinct de destruction », autrement dit par le démon. Aussi faut-il se méfier de l’indulgence : elle menait, pensait Poirot, « à d’autres crimes dont pâtissaient d’innocentes victimes, victimes qui ne l’auraient jamais été si l’on s’était soucié de justice d’abord et d’indulgence ensuite ». Il faut donc user de toute la rigueur de la loi, en particulier à l’égard des jeunes : le roman est hanté par l’idée de la délinquance juvénile. Le notaire Fullerton, de même, regrette que la Grande-Bretagne ait renoncé à la peine de mort : « Aujourd’hui, les jeunes gangsters estimaient qu’ils n’avaient pas grand-chose à perdre à prolonger une agression jusqu’à ce que mort s’ensuive. »
Une société d’ordre, constamment menacée par de jeunes voyous (« les étudiants qui volent les livres, les jeunes mariées qui ratissent les supermarchés, les filles qui chipent de l’argent à leurs employeurs »...), qui doit être défendue par la violence légale – cette vision se traduit, dès les premières pages du roman, par un système inégalitaire, assis sur la sélection dans l’éducation : Rowena Drake précise sa conception de la fête qu’elle organise pour les enfants de l’école locale : « Je n’appelle pas ça une Halloween party, bien qu’en réalité ce soit le cas. Je la baptise soirée des « Passage en 6e ». Les 11 ans et plus. C’est la tranche d’âge concernée. Pour la plupart, ils quittent le primaire pour s’égailler vers les différents établissements du secondaire.
– Ce n’est pas très exact, Rowena, la réprimanda miss Whittaker en rajustant son pince-nez d’un air désapprobateur. [...] Nous avons aboli l’examen de passage en 6e il y a quelque temps déjà. »
Examen de passage ou pas, Mrs Drake a bien décrit le système : à partir de la 6e, il se fait un écrémage qui va séparer enfants de milieu modeste (études courtes) et enfants de milieu aisé (études longues). C’est pourquoi la « tranche d’âge concernée » (les 11-12 ans) est celle de tous les dangers : les pauvres sont encore mêlés aux riches et apportent leur déplorable « capital génétique ». Mais la mort, dans ce roman, se chargera de les séparer de façon plus radicale encore que le système scolaire : les deux victimes seront des enfants de classe modeste, qu’on ne regrettera pas, car gros, bêtes ou vicieux, tandis que Poirot déploiera toute son énergie pour sauver la troisième enfant menacée qui, elle, mince comme une sylphide, intelligente et cultivée, appartient à la bourgeoisie.
Le crime de Halloween mêle donc de façon lumineuse, et sinistre, Halloween et inégalités sociales, c’est-à-dire exaltation de la violence individuelle et exigence de sévérité de la part de la société ainsi menacée, stigmatisation de certaines catégories (jeunes indisciplinés, pauvres) et reconduction de l’ordre social. L’humour d’Agatha Christie, dans ce roman tardif (elle a alors 79 ans), ne parvient plus à cacher son sadisme social. Mais, comme s’en inquiétait déjà Denis Duclos en 1994, la banalisation chez nous de Halloween montre que plus rien ne sépare plus aujourd’hui les sociétés anglo-saxonnes de la nôtre, du moins dans les conceptions des « élites » et des médias.