Grands cycles de capitalisation et montée en puissance technologique, il sera ici question de la Guerre-qui-ne-dit-pas-son-nom, la guerre généralisée à toute condition de génération et d’épanouissement de cette mince, mais ô combien précieuse, couche de matière grouillante à la surface de la croûte terrestre. Celle qui fait que nous pouvons, en tant qu’espèce, espérer et aimer, sentir, jouir et mourir. Il sera ici question de la guerre généralisée au vivant.
« Toujours proche d’une vision apocalyptique du monde, j’ai vu s’esquisser la fin de tout ce que signifiait le terme d’humanité ; une fin qu’avait rapprochée et même rendue possible le métier qui était le mien. Pour moi, toutes les sciences de la nature ne faisaient qu’une, et dès lors que l’une d’elles ne pouvait plus se réclamer de son innocence, aucune autre ne le pouvait. Le temps était révolu où on pouvait dire qu’on avait choisi la carrière scientifique dans le but d’en savoir d’avantage sur la nature. Désormais, on vous demanderait aussitôt : « Pourquoi voulez-vous en savoir plus sur la nature ? Vous n’en savez pas encore assez ? » Ce qui vous inciterait à donner la réponse attendue : « Non, nous n’en savons pas assez ; mais quand ça sera le cas, nous améliorerons la nature, nous l’exploiterons. » (Erwin Chargaff, biochimiste, Le feu d’Héraclite. Scènes d’une vie devant la nature, 1979).
Pour combattre ce qui nous réifie au plus profond, il va falloir comprendre les forces historiques et les bases idéologiques de cette guerre. Le tout sera l’occasion d’une remise en cause radicale de la société mortifère. Vous découvrirez ainsi au long des épisodes : des figures cyniques et de renom de la biologie ; vous ferez l’expérience de la mort par arme bactériologique ; on vous fera rentrer dans les laboratoires où se fabriquent la résignation et les mutants de demain ; vous comprendrez comment l’ordinateur a modelé la vision des êtres vivants ; vous suivrez les parcours de ces chasseurs de primes du gène, peu scrupuleux devant les promesses du brevetage de la vie et enfin dans le dernier épisode, nous réinterpréterons ensemble les bribes de luttes en cours et dénicherons des accroches actuelles pour engager des combats prolifiques.
Accrochez-vous car il va falloir un peu de patience pour affûter ensemble nos scalpels de la pensée afin que bientôt, le temps de la critique laisse place à la négation vivante.
1° Guerres ou catastrophes ? Les deux pardi !
« La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un moyen de gouvernement. »
Jean Giono, “ Je ne peux pas oublier ”, 1934.
La Guerre se rapproche de mois en mois, on la sent, elle est déjà parmi nous. Certes, elle ne ressemble que de très loin à la Grande Guerre qu’a vécu Giono dans les tranchées et toute comparaison pourrait paraître hasardeuse. Néanmoins, devant tous ces esprits résignés et abattus par l’effroi devant la guerre qui approche ou la catastrophe qui vient il ne fait pas de doute pour nous que la séquence d’urgence extrême que nous traversons (militarisation, urgence sanitaire, urgence climatique, urgence énergétique et états d’urgence à répétition) est une manière de gouverner. Opportunisme ?, stratégie fine ? Peu importe, tout autour de nous un nouvel étayage d’injonctions sociales se forme. Écologistes, sanitaires, anti-terroristes ou anti-gaspillage, elles recouvrent toutes le même impératif sous la forme de « l’Apocalypse qui menace ». Elles nous susurrent à l’oreille que nous sommes à la veille d’un drame total, d’une conflagration finale. Et nos vies, guidées par cet esprit de survie et de conservation sont devenues un présentisme pesant : la température du thermomètre, le cours du baril, la dernière frappe de missile ou l’insurrection mâtée, sont les indicateurs clairs qu’il ne sert à rien de se projeter dans ce monde qui tourne en rond dans la nuit et se consume déjà.
C’est cette fausse conscience, c’est-à-dire la conscience injectée artificiellement par les discours médiatico-politiques, qui engendre concrètement des états dissociés de la conscience : anxiété extrême, stress, perte de sens, résignation totale (le fameux « à quoi bon ? »), jusqu’aux états suicidaires. Et cette « conscience du monde », qui n’a rien à voir avec la réalité concrète du monde, de nos vies quotidiennes, façonne l’individu moderne, ses comportements, ses choix dans cette nouvelle posture de « l’éco-citoyen » et de son « éco-anxiété », ne vivant plus que pour « le monde » :
« Dans les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l’administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes. Le catastrophisme d’État n’est très ouvertement qu’une inlassable propagande pour la survie planifiée – c’est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe. » (René Riesel, Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2008, p15-16).
En effet, quand il y a « urgence », nous n’avons plus le choix : de l’extrême-droite jusqu’aux Verts, le seul discours politique audible dans la cacophonie médiatique est un discours d’experts sur les « solutions » qu’on pourrait injecter dans le « système » – à la manière des doses de vaccins qu’on administre aux patients – permettant de stopper l’épidémie, la catastrophe, le réchauffement, l’avancée ennemie (rayez la mention inutile). Et bien entendu, toutes ces solutions sont d’ordre technique : capture du CO2, normalisation des émissions, augmentation des budgets, chiffres, courbes, graphes à la clé, etc. Absolument rien sur le sens de la vie ensemble, rien sur le gouvernement des hommes... rien sauf la guerre et le discours qui va avec : « effort de guerre », « mobilisation générale », « service national universel », répétés par Jupiter-Macron et les siens, et dont l’éco-citoyen devrait faire son leitmotiv, images de levées de drapeau et de défilés militaires en fond d’écran.
Le 24 février 2022 cependant, la guerre arriva vraiment. La Russie entra en guerre contre l’Ukraine et cela nous rappela que nous n’étions pas à l’abri d’une guerre sur le territoire européen, de tuerie de masse et d’un potentiel holocauste nucléaire, nous, les garants du « monde libre et en paix ». Et nous avons compris par les faits, au beau milieu d’une pandémie et d’un dérèglement climatique, que les catastrophes de tous ordres pouvaient s’enchaîner d’une manière inattendue et s’empiler dans un mille-feuilles inextricable de causes et de conséquences difficiles à démêler. La mort nucléaire pourrait tout aussi bien venir d’un incendie dévastateur à Tchnernobyl que d’un obus mal dirigé sur un quelconque site nucléarisé dont les plus importants d’Europe, manque de bol, se situent en Ukraine. Cela fait même partie de la stratégie de la tension Russe, où sans y voir une méchanceté particulière, mais dans un pragmatisme militaire à tout épreuve, les généraux russes créent des zones de combats aux abords des sites nucléaires ukrainiens comme à Tchernobyl ou à Zaporijia permettant de doubler la menace d’une guerre mondiale par une menace nucléaire à peu de frais (sans compter que ces « théâtres d’opération » sont des vitrines commerciales et scientifiques pour les armes en tout genre). Raffermir le poids des armes par le poids des catastrophes où le monde entier est pris à partie sera la nouvelle donne des guerres à venir parce que la catastrophe est autant un enjeu politique des administrateurs d’État – permettant d’infliger à leurs administrés un peu plus d’ordre et de directive – qu’une arme à peu de frais, une sorte d’épée de Damoclès mondiale dans le jeu géopolitique. Le tout est de comprendre que les différentes injonctions à se discipliner ne peuvent marcher qu’avec un conditionnement à la peur préalablement distillé et matraqué par les canaux de communications courants, en même temps qu’une injonction contradictoire à ne pas avoir peur des menaces mais à les accepter de manière « résiliente », c’est-à-dire à ne pas résister à notre malheur. Cette « double pensée » créée ces états dissociés de la conscience et subjectivise à l’extrême le rapport à la survie planifiée. En tant qu’individu esseulé dans un « monde de menace » la condition de l’homme moderne est une prise en tenaille entre d’un côté l’injonction psychologisante « à faire le deuil de la bonne vie » et à adopter alors les postures adéquates pour sauver le maximum de vies (mais l’existence ?) et de l’autre, à associer toutes remises en cause de l’ordre établie à un jeu de cartes de « solutions techniques » à appliquer au climatiseur-monde selon les scenarii les plus probables. Les rapports de force du fait politique ne font que s’évaporer devant le réchauffement climatique.
A trop croire, à la manière dévote des collapsologues, ou plus dans la retenue, façon « GIECistes », que « la catastrophe est proche » on en finit par oublier que nous croulons déjà sous le poids du mille-feuilles des multiples pandémies, cataclysmes, fléaux et « maladies de génération » et cela depuis plusieurs décennies. Pourtant, cela ne signifie pas la Fin des Temps, bien au contraire ! Notre interprétation et que depuis l’explosion de la première bombe atomique (nous y reviendrons), nous sommes entrés dans une nouvelle ère, ou la vie se rétrécit mais ne meurt pas tout à fait ; où la joie de vivre ne peut rester en nous que si nous nous forçons puis, au moindre relâchement, s’envole inévitablement dans la couche gazeuse ; où ce qui faisait, selon l’expression classique, « la bonne vie » digne d’être vécue, mémorable, irremplaçable n’a plus lieu d’être.
Devant la philosophie du « geste individuel », nous avons tous compris qu’on nous laissait un os à sucer pour nous « divertir » (selon le sens pascalien) pendant que la planète flambe : fermer le robinet, trier ses déchets, prendre son vélo, être sobre... et il faudra s’en contenter ! De surcroît infantilisant, ces gestes sans actions, écopage du Titanic à la petite cuillère, nous laissent dans un état complètement dissocié à l’intérieur de nous : je dois prendre la voiture pour aller au travail mais je pollue, je dois déclarer mes impôts sur internet mais ça pollue, je dois acheter au supermarché mais je pollue, je dois vivre comme on me l’a inculqué depuis tant d’années mais je pollue. Nos actes du quotidien accroissent, de fait, l’immobilisation parce qu’ils sont liés à une posture reportant sur nos petites vies la contradiction fondamentale du système, ce qu’actuellement on nomme « éco-anxiété », ou le plus démodé de « dissonance cognitive ». Mais au fond de nous, nous savons très bien que le saccage est ailleurs, qu’à côté de chez soi il y a l’usine qui déverse dans la rivière ses boues toxiques, la centrale nucléaire vétuste et ses fuites, l’incinérateur d’immondices et ses fumerolles nauséeuses, le hangar où s’entassent les volailles, la mine de calcaire à ciel ouvert, le supermarché bourré de victuailles pesticidées, le béton, le ciment, l’asphalte, les ondes, les toluènes, les HAP, PCB, dioxines, plastiques, composés chlorés, azotés, hexafluorés... à côté de chez nous il y a la guerre au vivant.
Autour de nous et sans nous le monde est détruit, il dépérit, il est massacré, exterminé, brûlé à tout jamais et nous n’y pouvons rien. C’est cet état de stupeur, où nous comprenons de mieux en mieux notre éloignement au monde – ressenti avec extrêmement de violence et dont le point d’acmé pour l’instant se situe dans les premières semaines de confinement – qui est l’affect dominant de notre époque. La guerre autour et l’état de guerre en nous, voilà le constat accablant de notre condition.
2° Ne regardez pas à l’Est, la guerre est généralisée sur toute la Terre
Alors, nos regards remplis d’effroi devant l’inateignabilité du Problème, se tournèrent momentanément vers l’Est, avec cette inquiétude que nous connaissons maintenant bien : celle des jours sombres où la dénomination de quelques syllabes, ’Pou-ti-ne’ ou ’co-ro-na’ ou « C-O-2 », psalmodiées à longueur de média, s’affirment comme l’explication simple – et ô combien réconfortante pour nos esprits embrouillés – que la Fin des Temps, quelles qu’en soient les causes et quel qu’en soit le déroulé, est peut-être pour demain (le « peut-être » relevant d’une certaine frivolité inconnue de la plupart des prédicateurs du catastrophisme).
Alors que le capitalisme globalisé et ses structures en réseaux mondiaux promettaient de nous faire rentrer dans le « village planétaire » pacifié où les nationalismes et les guerres d’invasion seraient de vagues souvenirs, où la frappe chirurgicale high-tech devait remplacer le pilonnage de masse, où l’entente entre les puissances devait mener à une désescalade militaire et surtout atomique, où un Gouvernement Mondial assisté par ordinateur piloterait le système-monde, où le marché globalisé et la production automatisée devaient, par ruissellement, apporter richesse et paix aux pays en « voie de développement », ceux-ci débarrassés pour toujours de leurs vieilles scories religieuses devant la religion universelle du Progrès, et cetera, et cetera, nous assistions, médusés, à un démenti cuisant.
En effet le renforcement des logiques nationales (voire nationalistes dans certains cas) comme affirmation géostratégique des puissances, en parallèle d’un capitalisme de plus en plus globalisé (extensif) et intériorisé (intensif) où les flux se propagent à la vitesse de la lumière par le réseau international en fibre optique (bien que les nœuds principaux soient toujours nord-américains), poussent au contraire à des logiques de domination de plus en plus violentes sur des populations apeurées [1]. La libéralité du système économique et de son corollaire législatif n’était qu’un mythe temporaire pour les peuples et les territoires « en paix et en démocratie ». Les pays ayant les forces de la puissance essayent et essayeront tant qu’il le faudra et par tous les moyens à leur disposition (la guerre étant une des possibilités sans discrimination) à maintenir leur zone d’exploitation tout en s’accaparant les derniers terrains de jeu. Sous-sols, fonds marins, antarctique, forêts vierges, corps et âmes, etc, rien ne sera épargné pour permettre des sauts de puissance profitable et l’amorçage de nouveau cycle capitaliste d’ampleur. Cette guerre est généralisée, car nous n’entrevoyons pas l’ombre d’un paradigme alternatif émerger, les pays pauvres, les géants GAFAM, les proto-états islamistes, les dictatures de tout bord, Cuba, les pétro-monarchies, tous, sans exception notables, prennent part, à leur niveau et dans leur champs d’action respectif, à cet alignement des formes et des dispositifs guerriers. Sans grande originalité, il faut le dire.
Nous pensons que les êtres vivants, (que nous appelons selon l’acception courante « le vivant » bien que ce vocable soit une substantivation déplacée, symptomatique de la réification moderne), font partie de ces territoires vierges que le technocapitalisme tente d’intégrer. Nous parlons de « technocapitalisme » car depuis les années 1990, une nouvelle donne du système économique de valorisation vient asseoir son hégémonie : l’infrastructure industrielle, électrifiée et reliée mondialement, ce que nous appelons « l’assise technologique », un système technique [2], élaboré et planifié puis standardisé patiemment au fil des décennies, est maintenant opérationnel au plus haut point. Cette assise est à la fois le support économique des échanges, le milieu de vie des humains, le lieu de l’exploitation de la nature et des travailleurs et est surtout le processus majoritaire de création de profit, de « capital immatériel » aussi bien que tangible via l’exploitation de l’intelligence générale (Marx [3]) déployée dans les universités, les laboratoires, et les centres de recherche et développement du monde entier. La puissance acquise est alors décuplée à chaque innovation réussie et permet une exploration, une marchandisation, une réification toujours plus poussée des phénomènes naturels et sociaux. L’intelligence générale mondialisée et circulant de part et d’autre de la planète (fuite des cerveaux, revues scientifiques internationales, compétition mondiale des universités, consortium de scientifiques et d’ingénieurs, etc.) est le moteur principal, source de ces profits et surtout de cette puissance. Et, malheureusement, la puissance (puissance de calcul, puissance d’extraction, puissance énergétique, puissance de frappe) est au final une puissance de destruction. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu’il y a un « hubris » humain naturellement présent en chacun de nous et hypostasié dans la volonté prométhéenne à vouloir être plus forts que les dieux. Nous pensons qu’intrinsèquement, acquérir de la puissance matérielle à grande échelle ou de manière intensive sur la matière se fera toujours au détriment de la nature et des humains et qu’une fois consolidée cette puissance en « système », celle-ci devient inévitablement une domination objectivée (quoique qu’en disaient les Foucault et autre Derrida) une domination sur : sur d’autres humains, sur la nature, sur les peuples etc. Cela ne tient pas de la « nature humaine » mais de l’essence de la technique humaine à l’époque historique et du rôle tant symbolique que matériel que celle-ci remplit dans la société [4].
Les processus vivants font partie des « domaines » les plus prometteurs de l’exploitation. Parce qu’ils sont présents partout et tout le temps, l’extraction en tant que matière première en est des plus faciles. D’autant plus qu’ils s’offrent maintenant à tout un chacun grâce à la compréhension schématique – mais ô combien fonctionnelle et opérante – qu’en a permis le mode de connaissance scientifique moderne [5] dans certains des processus biologiques comme par exemple, l’assimilation de matière inerte, sa transformation et conservation en énergie, la faculté de prolifération et d’échange d’information et bien d’autres processus propres au vivant. Nous verrons que les outils technologiques puissants que sont la cryo-conservation, le séquençage, le clonage, la microscopie technologique, ne servent plus tant à comprendre qu’à s’accaparer les phénomènes pour les détourner selon la logique résumée par un philosophe italien, Giambattista Vico en 1725 [6] et reformulée par le célèbre physicien prix Nobel et nucléocrate, Richard Feynman, plus de deux siècles plus tard : « ce que je ne peux pas créer, je ne peux pas le comprendre. » [7] ou dit sans la double négation, « ce que je peux (re)créer en laboratoire, je peux le comprendre ». Cet aphorisme scientiste, étendu à la biologie moderne à partir des années 1970 dans la théorie génétique, puis dans les années 1990 dans la biologie de synthèse est en réalité le pendant visible de la véritable idéologie technocapitaliste, à savoir : « ce que je peux comprendre, je peux le recréer et en mieux . » Le lecteur jugera de lui-même, après cette lecture, en quoi le mélioratif « en mieux » remplit parfaitement l’adage du « mieux comme l’ennemi du bien », soit les critères « d’amélioration » de la vie-objet comme base de l’économie de la guerre au vivant à l’aune de la puissance technoscientifique.
Selon cette idéologie toujours en cours en biologie, les êtres vivants sont des sortes de micro-unités autonomes de production qu’il suffirait de maîtriser et de modifier pour produire, dans des routines complètement automatisées, de nouvelles marchandises à haute valeur ajoutée. La description de cet imaginaire macabre fera l’objet de notre épisode sur la biotechnologie (épisode II), la véritable essence de la biologie moderne. Nous prendrons dans l’épisode III deux exemples actuels pour illustrer le propos : la « cellule-ordinateur » de l’aventurier des temps moderne, le dénommé Craig Venter ; et « l’édition génomique » grâce aux ciseaux moléculaires CRISP-Cas9 de la besogneuse Emmanuelle Charpentier. Bien heureusement, il existe des pistes de combats intéressants et nous en donnerons quelques-unes dans le dernier épisode et attendons avec impatience que vous lisiez ces lignes, chers lecteurs, lectrices, pour qu’ensuite nous nous lions ensemble afin de lutter de toutes nos forces contre le carnage en cours.
3° L’imaginaire de la guerre intégrée : le front d’expansion sans limite
Vous nous direz que cela nous éloigne quelque peu de la guerre. En fait, cela nous en rapproche. Nous verrons au fil de ces pages que le processus d’accaparement du vivant est avant tout réalisé sur le mode guerrier et qu’il ne peut en être autrement. Nous disons guerrier et cela dans plusieurs sens :
A) Dans les années 1940-1950, l’avènement de la biologie moderne est un fait militaire, elle deviendra plus tard une discipline civile militarisée. En effet, l’accaparement du vivant via la biologie moléculaire et les différentes disciplines de la biologie moderne n’aurait pu émerger sans le complexe scientifico-militaro-industriel [8] étasunien naissant, sa force de pénétration de la matière, ses infrastructures gigantesques et son pouvoir de concentrer dans ces laboratoires-villes le scientific power d’une nation, tout ceci pour des buts qui lui sont propres (domination, extermination, annihilation). Nous avons pu constater avec effroi que les programmes d’armes biotechnologiques des pays du sommet capitaliste ainsi que les puissants agents biocides utilisés pendant les conflits suivent de près les avancées technologiques de modification du vivant en même temps qu’ils en sont les développements pratiques les plus poussés pour l’époque. Tous sont les fils de la nouvelle forme qu’a pris la recherche scientifique autour des années 1950 sous la forme d’une Triple Alliance : industrie de masse, structuration civilo-militaire des instituts et Nouvel Esprit Scientifique. Nous ne résistons pas à citer ici ce long passage de Jacques Ellul décrivant l’idéologie scientifique depuis les années 1940-50 :
« Mais une autre inquiétude planait, et celle-ci moins scientifique et plus idéologique. Dans cette guerre de 40 à 45, les moyens avaient été multipliés indéfiniment, et ce n’était pas seulement le phénomène énorme de la Bombe Atomique, mais des techniques dérivant directement du progrès de la science avaient paru dans tous les domaines. La chimie, la biologie avaient été mises à contribution. Guerre bactériologique possible – guerre menée avec les défoliants. Dorénavant la science était partout et servait à tout. Alors paraît la grande question du lien étroit de la science et de la technique et, celle-ci étant au service des puissances, on avance le jugement que la science n’a pas les mains pures. Le scientifique n’est plus le chercheur ascétique et objectif de la vérité, mais le créateur peut-être involontaire, mais inévitable, des moyens de la guerre d’une part, et d’innombrables produits (médicaments) dont on était incapable d’évaluer correctement les effets. Il n’y avait plus de science « pure »[...]. Cependant certains scientifiques (par exemple, américains) proposaient un moratoire de la recherche scientifique pour tenter de faire le point et voir clairement la situation » (Jacques Ellul, “ Esquisse sur les idéologies de la science ”, dans Les Pouvoirs de la science. Un siècle de prise de conscience, Actes du colloque sous la direction de Dominique Janicaud, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1987).
Nous parlerons, en effet de ce moratoire, qui concerne spécifiquement la biologie moléculaire et qui marqua profondément les esprits dans les années 1970-1980, mais qui ne fut en réalité qu’une grande farce : il permit bien une accélération des recherches en génétique sous le prétexte qu’elles étaient maintenant « encadrées » et donc sûres. La question éthique quoique aussi philosophique sur le bien-fondé de ces recherches et surtout de ces manipulations du vivant, fut vite balayée par des questions d’ordre technico-législative du type : « quels encadrements juridiques ? » ou « jusqu’où pouvons-nous aller dans la modification ? » Si les scientifiques en étaient à ce genre de questionnement, c’est qu’ils avaient préalablement levé une barrière morale : celle qui consiste à transformer en profondeur ce qui fait la vie et sa génération.
Avant cela, nous ferons un tour du côté des États-Unis et de l’URSS et de leurs programmes d’armes biologiques afin de comprendre comment la biotechnologie naissante sert avant tout à faire la guerre. Les biotechnologies d’aujourd’hui (clones, virus, cellules souches et leurs procédés de fabrication), sont dites « duales », c’est-à-dire quelles servent autant dans le civil à sauver des vies et à s’enrichir que chez les militaires à faire la guerre et à s’en prémunir. Cette dualité est un inconditionnel de toute la biologie moderne (1950 à nos jours), tant ses paradigmes principaux que sont la cybernétique et l’informatique, ses bases nucléaristes et militaires et le manque patent de conscience morale des chercheurs dont nous étudierons la teneur, en font un bloc compact et cohérent développé au sein de structures civiles et militaires, les fameuses technosciences agencies [9]. À tel point que des penseurs parlent aujourd’hui de « Big Biology » en calquant le vocable étasunien de « Big Science », c’est-à-dire en bon français une « technoscience » [10].
B) En deuxième analyse, l’accaparement capitaliste des vivants et du vivant, en tant que processus autonome, ne peut pas être autre chose qu’une guerre, cela tient à la nature même du capitalisme, antagoniste à toute forme de vie :
« En tant qu’il a pour finalité l’abstraction, le capitalisme n’est pas un mode de production : c’est un mode de destruction, dans une spirale dont chaque nouvelle rotation élargit le champ de dévastation. Il ne produit qu’une chose : l’entité abstraite de la valeur, tout le reste est moyen, destiné à être englouti dans la cornue du marché pour en retirer le même sublimé identique ; tout produit concret est voué à l’obsolescence, toute marchandise est déchet en sursis. » (Jean Vioulac, “ Une spirale d’auto-destruction.L’anthropocène a fait émerger un nouveau régime. Introduction à une philosophie de la catastrophe. ”, 25 juin 2022). [11]
Symboliquement nous faisons remonter cette dynamique guerrière au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec l’acte thanatophile par excellence : l’explosion dans le désert du Nouveau Mexique, à Alamogordo, le 16 juillet 1945 à 5h30 du matin puis sur les habitants des villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 Août de la même année, des premières bombes à énergie atomique.
Historiquement liée à une stratégie guerrière étasunienne visant à un effort total de la plupart des moyens de production du pays, l’entrée des EU dans la guerre en 1942 avec le Victory Program [12] et le Manhattan District Project [13] (ces deux programmes totalisant plus de 30 milliards de dépense en dollars actuel) marque un saut autant dans la conception que dans la réalisation de l’effort de guerre. C’est ce surcroît de puissance acquis en très peu de temps (trois ans !), qui permit de faire la différence pour remporter rapidement la guerre sans grande perte des assaillants (418 500 morts du côté étasunien contre plus 7 millions pour les Allemands et plus de 26 millions pour les Soviétiques !), « Un poète américain qui été soldat pendant les combats en Europe résumé les choses ainsi : ’Pour chaque obus que tirait Krupp, General Motors en renvoyait quatre’ » [14]. Le complexe scientifico-militaro-industriel se met en place et amorce une dynamique qui n’a fait que croître tout au long de la dite « Guerre froide », propulsant les États-Unis comme la première puissance mondiale incontestée à tous les niveaux.
Cette nouvelle manière de procéder, a été théorisée par Vannevar Bush, le conseiller scientifique de Roosevelt, à la tête de 6000 scientifiques au sein du l’Office of Scientific Research and Development (OSRD), office scientifico-militaire instigateur du projet Manhattan. En juillet 1945, juste après avoir assisté au premier essai nucléaire dit « Trinity » et un mois avant Hiroshima, Vannevar Bush envoie un rapport au président des États-Unis sous forme d’un manifeste : “ Science, Endless Frontier ” [15]. Ce rapport constitue le socle idéologique des transformations techno-scientifico-militaires que les EU ne doivent pas manquer pour continuer à être les « pionniers » dans les transformations mondiales en cours. Toutes les bases de la Big Science étasunienne y sont posées et avec elle l’idéologie du progrès sans limite :
« Une fois mis en application, les progrès de la science se traduisent par des emplois plus nombreux, des salaires plus élevés, des horaires réduits, des récoltes plus abondantes, d’avantage de temps pour se divertir, s’instruire, apprendre à vivre sans l’accablement de labeur qui fut par le passé le fardeau de l’homme ordinaire. L’avancée des sciences induira aussi un meilleur niveau de vie, permettra de prévenir ou guérir les maladies, facilitera la conservation de nos ressources nationales limitées et fournira des moyens de défense contre les agressions » (Extrait du rapport “ Science : the Endless Frontier ”, traduit et cité dans une Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, l’Échappée, 2011. p419).
Il faut voir le concept étasunien de « frontier » non comme on l’entend en français, c’est-à-dire comme délimitation d’une zone géographique ou mentale (on parle alors de « border ») ; mais plutôt comme un « front pionnier », un espace transitoire et mobile emblème de l’aventure et de la conquista, un front de guerre. « Un espace d’affrontement ouvrant à des potentiels nouveaux » (Abraham Lincoln), où l’American long hunter [16], grâce à ses valeurs d’abnégation, de bravoure et d’individualisme, affronte et maîtrise la nature hostile pour fonder une nouvelle civilisation. C’est le mythe fondateur des États-Unis ici transfiguré à l’ère de la puissance technoscientifique : le « front guerrier » de la science avance sur la nature, créant des territoires de la connaissance et du progrès, ceux-ci toujours plus vaste, le tout au service de la puissance civilisatrice américaine permettant le bonheur dans sa version libertarienne.
Pour Vannevar Bush, le scientifique est ce nouveau chasseur à l’esprit pionnier et conquérant qui doit sans cesse repousser les frontières grâce à l’aide matérielle, financière et législative des technocrates et des technoscience agencies. Avec le concept de frontier appliqué à la science, l’expansion technoscientifique prit un essor fulgurant sous le nouveau leadership anglo-américain (et toute la pensée libérale-practicienne protestante qui va avec). Cette pensée frontiste a été présente comme force de frappe dès le début du technocapitalisme, et est d’autant plus présente quand une crise permet d’augmenter ostensiblement les cadences :
« Le 27 mai 2020, lors des heures les plus noires de la Covid-19, le sénateur américain républicain de l’Indiana, Todd Young, le leader démocrate au Sénat, le new-yorkais Chuck Schumer, le représentant démocrate de Californie au Congrès, Ro Khanna, et son homologue républicain du Wisconsin, Mike Gallagher, ont présenté le projet de loi bipartisan “ Frontière sans fin ” (Endless Frontier Act), visant à assurer le leadership des États-Unis en matière d’innovations scientifiques et technologiques via une augmentation des investissements en matière de découverte, de création et de commercialisation des champs technologiques du futur. » [17]
Ce front pionnier est un appareil gigantesque, un maillage d’agences technoscientifiques, un programme de prospective ambitieux (l’office de Vannevar Bush sera remplacé par la DARPA, « Agence pour les projets de recherche avancée de défense », quelques années plus tard), le tout baignant dans une logique militarisée de guerre à outrance (c’est-à-dire qu’il n’est plus question d’accorder le moindre crédit à la morale sur les affaires du pays, qu’elle soit humaniste, chrétienne ou libérale.) À l’époque de Vannevar, le département de la Défense gérait l’intégralité des projets : les képis et les blouses blanches se croisaient allègrement dans les couloirs de ces technoscience agencies, notamment au sein du tout nouveau Pentagone comme le symbole de la puissance militaire étasunienne. Pour l’anecdote, le Pentagone finit de sortir de terre quelques mois avant le début du projet Manhattan en1943, et ces deux programmes militaires, les plus importants de la Deuxième Guerre mondiale, furent supervisés par la même personne, un haut-gradé militaire à la poigne de fer, le général Leslie Richard Groves [18].
Erwin Chargaff, éminent biochimiste, juif autrichien exilé aux EU, découvreur des célèbres “ règles de Chargaff ” d’appariement de l’ADN, est un des témoins de premier plan de la naissance de la Big Science :
« C’est naturellement l’énergie nucléaire qui donna naissance à ce phénomène apparu pendant la Seconde Guerre mondiale en Amérique avec le “ projet Manhattan ”. Celui-ci représentait, je dois dire, la première tentative d’un “ camp de concentration académique ” où étaient réunis des milliers de scientifiques supervisés étroitement par l’armée. C’est de ce temps-là que date l’apparition d’équipes importantes de chercheurs travaillant sous la direction d’une autorité administrative plutôt que proprement scientifique, subordonnées aux impératifs du pouvoir et à ses priorités politiques ou de prestige, alors que la science avait été jusque-là une aventure individuelle, solitaire... » [19]
Ceci est le décor qui voit commencer l’aventure de la biologie moderne. L’effort de guerre étasunien permet l’émergence de nouveaux paradigmes scientifiques dont le plus important fut à l’origine de la conceptualisation de l’ordinateur et de la modélisation génétique. Ce paradigme général, c’est la cybernétique. Celle-ci refonda totalement l’édifice de la discipline biologique en donnant les outils de compréhension/appréhension du vivant tout en recyclant ses bases darwinistes et mécanistes issues du vieux modèle cartésien du vivant-machine à l’aune des avancées en thermodynamique et physique atomique [20]. La cybernétique, vision abstraite du monde, monisme informationnel et son outil matériel, le super-calculateur, ont permis l’accaparement dans les années 50-60 d’une partie de ce qu’est la vie. Mais le vivant étant entier, cette séparation du vivant en codes de quatre lettres (ATGC) et « matériaux protéiques » n’alla pas sans une profonde réification. C’est-à-dire que l’on assimila très tôt les objets-vivant des laboratoires, modélisés par des logiques abstraites et dévivifiés par la technologie, à ce qu’était la vie et les vivants [21]. Et, depuis lors, ni les poètes, ni les philosophes, encore moins le quidam, n’eurent plus leur mot à dire concernant la vie, les passions et la mort. Une guerre à tout ce qui était vivifiant dans la vie fut mener avant tout au nom de l’objectivité scientifique. En réalité elle n’est qu’une idéologie de plus martelée dans les consciences et appliquée dans le cadre du champs d’expérimentation technoscientifique à l’échelle de la « biosphère » du laboratoire-monde. C’est que ce processus belliqueux s’attaque avant tout aux conditions qui font la vie plutôt qu’à la vie elle-même. Il faudrait rapprocher les progrès de la désinfection laborantine aux progrès de la biologie moléculaire, celle-ci étant impossible à pratiquer sans un milieu complètement stérile (abiotique) obtenu par certaines technologiques chimiques (agents chimiques) ou physiques (hotte aspirante, sas de décontamination à haut-flux). L’activité technoscientifique accompagne le capitalisme dans sa stérilisation forcenée de la planète, d’autant plus quand elle en passe par un nouvel « ensemencement biotechnologique » du monde en « bio-objets », OGM, cellules proliférantes, mutants divers et variés, sous la coupe d’un biotope climatisé en serres plastiques, bâtiments éco-régulés, banques cryogéniques de conservation des gamètes et bientôt climat « géo-ingénié ». Une lutte sans merci est menée en ce moment même entre ce front pionnier pénétrant et stérilisant tous les espaces vivants qu’ils soient politiques ou naturels et nos matérialités concrètes d’être vivant entier non-séparé. Sans compter sur l’immixtion, l’hybridation des machines avec le peu de vie qu’il reste. En effet, seuls « des morceaux » de nous, réifiés au plus au point en cellules, neurones, prothèses, organes ou corps-sans-passion, peuvent être intégrés dans le programme/marché/réseau. Le reste, la vitalité, n’existe pas aux yeux biologiques puisqu’elle n’est pas intelligible scientifiquement. Elle n’est dès lors déjà presque plus d’actualité...
Notre thèse principale, ici, est de montrer qu’en sus de ces « guerres conflictuelles » où les fusils et les bombes tuent et massacrent des gens, il existe une autre guerre, beaucoup plus généralisée, menée par la logique mortifère du capital contre toute forme de vie sur Terre ; menée de manière « frontiste » suivant le dogme étasunien et s’attaquant aux conditions de génération de la vie même. Cette guerre n’a jamais eu de nom et jamais eu de chef attitré, et, chaque jour un peu plus, elle fait de nous des machines et de la nature une « ressource » à manipuler. Nous la qualifions de « guerre intégrée » car elle est constitutive de l’expansionnisme capitaliste sur la nature. Les deux formes de guerres, l’une inter-humaine et limitée dans le temps, l’autre généralisée sur toute la Terre et sans trêve, ne sont pas pour autant étrangères l’une de l’autre. On verra qu’elles procèdent de la même logique à l’œuvre, à savoir d’un réductionnisme des êtres vivants et particulièrement de la vie humaine à un « processus » mécanique, machinique et bassement trivial. Nous verrons que les guerres conflictuelles de masse depuis la Première Guerre mondiale et la guerre généralisée au vivant ont en commun le processus de technologisation de l’action humaine liée au passage d’un capitalisme marchand à un capitalisme industriel et après la fin de la Seconde Guerre mondiale à la maturation progressive de son dernier avatar : le technocapitalisme, la forme actuelle du capitalisme (épisode I).
Nous montrerons dans l’épisode III que la biotechnologie et la création de modèles biologiques sont un processus thanatogène (qui propage la mort). Ce sont des phénomènes violents et puissants de dé-vivification profonde en même temps qu’une machinisation de la vie, qui ont permis de créer des « mutants » ou, dit de manière plus lissée, des « bio-objets » (chimère humain-porc, lignées de souris cancéreuses ou « oncomouse », cellules HeLa, etc). Un nouveau marché de niche, la « bio-économie » ainsi qu’un nouvel éthos « la bio-citoyenneté » ce sont petit à petit créés dans les années 90, renforcés aujourd’hui par des procédures d’encadrement éthique et législatif héritées du modèle anglo-saxon permettant une diffusion libérale hors des cercles technoscientifiques, de l’idéologie de l’homme-machine dans le monde-machine. À la portée de tous, du bio-hacking, bio-printing, en passant par les choix hormonaux ou la conservation de ses gamètes, le « transhumanisme ordinaire » (Céline Lafontaine [22]) afflue de toute part et permet une banalisation de la guerre intégrée pendant que l’avant-garde des transhumanistes doctrinaires eux, font du lobbying à tous les étages. Main dans la main, la blouse blanche et le bon citoyen propre forment dans certaines situations l’alliance des propagandés et des propagandeurs, à la tête du front ouvert, et ce malgré la barrière de « l’expertise scientifique ». Le risque c’est de voir de plus en plus de ces « partenariats » qu’on pourrait qualifier d’incestueux. Quand les propagandés réclament plus d’aliénation dans leur assiette (viande de synthèse par exemple), dans leur corps (organes et membres de synthèses, prolongation de la vie de manière indéfinie, désir égotique de renouvellement du corps-objet ), dans leur quotidien (contrôle des rythmes cardiaques et surveillance des « constantes corporelles » par monitoring smartphonal, etc) et de manière plus doctrinaire du « sauver la vie quoi qu’il en coûte » [23], le biotechnologiste épaulé par la puissance étatique, civile ou militaire, se fera un plaisir d’inculquer, sous forme de marchandise ou d’idéologie, la guerre au vivant faite homme.
Notre tâche ici sera de mettre en lien tous ces aspects, aux premiers abords hétéroclites, de les réinscrire dans le temps long de la guerre au vivant, de désigner les commandements, les pilotes, les structures pionnières, les entreprises leaders, les directives et de faire un inventaire des pertes passées et potentiellement futures... si rien n’est fait.
Nous regrouperons sous le terme général de « biotechnologie » (au singulier comme on dit « la biologie »), tous les actes scientifiques et industriels allant dans le sens d’une manipulation du vivant réifié, que cela soit du génie génétique, de l’écologie technologique, du clonage, de la conservation d’embryon ou de la manipulation du génome. Bien que certains aspects de la biotechnologie remontent au début du XXe siècle [24], il est pour nous évident qu’il se passe quelque chose d’extrêmement important, novateur dirions-nous, dans la nouvelle approche des années 1950. Nous parlerons d’ailleurs de « Nouvel Esprit Scientifique » pour la caractériser. En partant du paradigme informationnel, les anciens physiciens, mathématiciens, devenus « biologistes », tentent de voir la vie avec les yeux du cybernéticie : il y a un passage assez net de la zoo-logie et de la physiologie animale à la bio-logie ; le « zôê » : animalité, vitalité, vision holiste du vivant laissant petit à petit la place au monisme du « bios » et de ces interrelations de petits grains de vie [25]. La bio-logie moderne est bio-techno-logie parce que toutes recherches portent sur ces petits grains (cellule, gène, protéine) et de leur relation via l’information génétique et l’échange d’énergie. Cette discipline est avant tout une opératoire qui ne peut se pratiquer d’abord sans la puissance de pénétration de la matière par l’outil technologique auscultatoire qui transforme la vie en « bios », puis sa modification en moyen pour le capital/le pouvoir (bio-marchandise, corps-objet, corps-marché, arme biologique, modèle biologique, ou encore substrat d’extraction de matière première en organe ou produit). La bio-techno-logie ne reconnaît au vivant aucune particularité ontologique et l’assimile à un système d’interaction physico-chimique complexe en milieu aqueux mais somme toute un processus banal : il n’y a pas de différence profonde entre une soupe de pois cassés et une grenouille, un smartphone et une bactérie ! Tout serait question d’ordre de la matière et d’énergie dépensée. Tous ces « objets » scientifiques – car il faut bien parler d’objet quand la science manipule des êtres vivants, réifiés en « modèles » – seraient sur le même plan d’existence, existeraient de la même façon, et donc ils seraient étudiables, modélisables pareillement, selon le même paradigme. Même si les outils techniques pour les étudier peuvent varier, les outils conceptuels, eux sont identiques et se rapportent tous au modèle informationnel. Le but de cette nouvelle discipline de la biotechnologie : caractériser les interactions d’ordonnancement des objets vivants à travers les démarches « bottom-up », de bas en haut (biologie de synthèse) ou « top-down » de haut en bas (« biologie intégrative »), mais toujours à travers le filtre de cette vision étriquée d’un système physico-chimico-informationel de grain de matière ordonnée selon un code appelé le « génome ». Quand, en 1973, les premières modifications génétiques d’Escherichia coli apparaissent, le terme « biologie de synthèse » fait surface et avec lui l’ordinateur sur la paillasse. Il s’y imposera petit à petit comme machine de compréhension efficace du code du vivant, comme médiateur, intercesseur, entre L’humain et LE vivant, tout deux objectivés dans leurs rôles : celui de l’oeil-neutre-chercheur et celui du « modèle vivant », du « bios » exposé, c’est-à-dire du mort-vivant offrant au grand jour le secret de ses entrailles, c’est-à-dire son pro-gramme (écrit d’avance) permettant toutes les modifications cadavériques possibles.
Dans le sous-sol d’un bunker, un scientifique en blouse blanche maculée de sang entouré de militaires en képi dissèque un cadavre sanguinolent qui se réveille dans un râle de torpeur. En 1985, George A. Romero et son Jour des morts-vivants (Day of the Dead) capte comme nul autre, en une séquence holywoodienne magnifiée, les inquiétudes d’une époque envers les petits monstres de la biotechnologie naissante. Entre le scientifique qui veut comprendre en disséquant et modifiant et le militaire qui ne souhaite que l’extermination, le corps sanguinolent en tension zombifère représente la symbolique certes américanisée, mais percutante, de la dévivification nos vies à l’âge technomorbide. Regardez-le !
Groupe Grothendieck,
Grenoble, novembre 2022.
groupe-grothendieck@riseup.net
https://ggrothendieck.wordpress.com/
[1] Voir « Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances », Temps Critiques, n°21, printemps 2022
[2] « Système » du lat. systema (IVes) « assemblage » lui-même venant du verbe grec sunistanai, « placer ensemble, grouper, unir », composé de sun « avec, ensemble » et de histanai « placer debout ». « Système » fait parti du vocabulaire scientifique jusqu’au début du XVIe siècle pour désigner un ensemble de propositions ordonnées pour constituer une doctrine du monde sans présumer de sa véracité. Puis « système » s’étend au domaine de la politique et de la philosophie. « Système » a toujours eu une connotation guerrière ou militaire, et ce, dès l’Empire romain. (voir le Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. d’Alain Rey, Robert, Paris 1998)
Nous définissons un système comme un ensemble d’éléments tangibles, indépendant et sur plusieurs niveau d’amplitude mais allant dans une direction globale, formant une force de frappe. Ses parties, prisent indépendamment pouvant être antagonistes alors que le tout permet de retrouver une cohérence d’ensemble. Il n’y a pas d’unité préalable ou de convergence innée de ses éléments. C’est seulement dans ses conséquences et a posteriori que nous pouvons caractériser un système et y discerner une logique, c’est-à-dire que le système technicien (en existe-il d’autres ?) est né de manière contingente en fonction des forces historiques qui se sont jouées tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Nous pouvons maintenant apprécier ce système « technocapitaliste » comme force de frappe globale et mettre un mot dessus. Pour nous ce que les militants dénomment « système de domination » est une domination de l’idéologie sur la réalité dans le sens de la critique de Marx du système idéaliste de Hegel : (voir la postface à la seconde édition allemande du Livre I du Capital. Le « Système » n’est que la « gangue mystique qu’il faut ôter pour dégager le noyau rationnel de la dialectique » (Éditions Sociales, 1983, p.17-18)
[3] « Le capital n’a posé le mode de production qui lui est adéquate qu’à partir du moment précis [...] où le procès de production est déterminé, non pas comme étant subsumé sous l’habileté de l’ouvrier, mais comme une application technologique de la science. Donner à la production une application scientifique est donc la tendance du capital. » (Marx, Grundrisse, tome II, Éditions Sociales, p185.)
[4] Pour une réelle compréhension du mythe de Prométhée afin de sortir des apories sur l’« hubris humain » et comprendre la véritable tragédie humaine, voir le très remarquable exposé de Cornelius Castoriadis dans Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Éditions du Seuil, 1999, p17-p34.
[5] Nous reprenons cette expression à Jean-Marc Royer voir son article “ Capitalisme et mode de connaissance scientifique moderne : un imaginaire en partage ”, Lundi matin n°277.
[6] Son célèbre verum factum (verum esse ipsum factum, « le vrai est le faire même »)
[7] « What I cannot create, but I do not understand. » Dernier écrit de Feynman sur un tableau noir du Caltech en février 1988 quelques temps avant sa mort. « Ce que je ne peux pas créer, je ne le comprends pas. Savoir comment résoudre tous les problèmes qui ont été résolus. »
[8] C’est le mathématicien anti-militariste Roger Godement, proche des idées du réseau Survivre... et vivre qui, reprenant le terme étasunien de « militaro-industrial complex » (1965) y adjoignit le terme scientifique pour « scientifico-militaro-industrial complex » (SMIC) avec un jeu de mot en prime, afin de montrer la collaboration active de tout le secteur de la recherche, le plus souvent publique, à l’effort de guerre, en temps de guerre comme en temps de paix. Voir notre livre L’Université désintégrée, la recherche grenobloise au service du complexe militaro-industriel, Le monde à l’envers, 2020.
[9] Le terme de « technoscience agencies » (NASA, NIH, NSF, etc.) pour caractériser les agences gouvernementales à la base étasuniennes et la politique scientifique des EU après la Seconde Guerre mondiale est inventé par le politologue W. H. Lambright, dans Governing Science and Technology, Oxford University Press, 1976. Il l’a décrit comme des « technocratic bureaucracy. ». Nous avons élargi le concept à toute les technosctructures des complexes scientifico-militaro-industriels des pays du sommet capitaliste. Pour des explications détaillées du terme « technoscience », voir Gilbert Hottois, Généalogie philosophique, politique et imaginaire de la technoscience, Vrin, 2013.
[10] Notamment chez Michael Morrison. Le terme de « Big Science » inventé par Alvin Weinberg, chercheur au sein du projet Manhattan, est a peu près synonyme du terme « technoscience » et désigne la façon dont la recherche moderne depuis les années 1950 s’est structurée autour de Grands Programmes (programme Apollo, Human Genome Project, Arpanet, etc) et d’institut public mixte civilo-militaire d’abord pour la création de l’arme atomique. Ce sont les États-Unis qui ont été moteurs dans cette façon industrielle et militaire de faire de la science qui a toujours court aujourd’hui.
[11] Visible ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/06/25/une-spirale-dauto-destruction/
[12] « L’effort de guerre à produire est titanesque et vise à armer assez de divisions pour l’emporter sur les armées de l’Axe, ce que les concepteurs de plans de guerre de la War Plans Division estiment par un calcul global fondé sur le nombre de divisions de l’armée de terre. Au total, pour la durée du conflit, toutes armées confondues, onze millions d’hommes servent sous la bannière étoilée. Six millions de femmes (symbolisées par le personnage emblématique de Rosie la riveteuse) contribuent également à l’effort de guerre en occupant des postes dans l’industrie de l’armement et les arsenaux navals [...] Les usines produisent en trois ans 275 000 avions, 6 340 000 véhicules légers, 90 000 chars, 65 millions de tonnes de navires. La standardisation permet de fabriquer plus rapidement en série des cargos, les Liberty ships, qui sortent de leurs chantiers au rythme d’un tous les 12 jours » (article wikipedia en français « Victory programme »).
[13] Le Manhattan District Project ou projet Manhattan est le nom de code du programme militaire étasunien de création de la bombe atomique. En 1946, ses activités furent transférées à la Commission de l’énergie atomique des États-Unis qui fabriqua la bombe thermonucléaire (Bombe H) en 1954. Pour une vision globale du projet et en quoi c’est véritablement le début d’une guerre généralisée au vivant voir le livre de Jean-Marc Royer, Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant. Le passager clandestin, 2017.
[14] Riesel et Senprun, Catastrophisme..., op. cit. p65.
[15] “ Science, The Endless Frontier : A Report to the President by Vannevar Bush, Director of the Office of Scientific Research and Development » de la National Science Foundation. Disponible ici : https://www.nsf.gov/about/history/vbush1945.htm
[16] Voir le wikipedia en anglais « longhunter »
[17] https://www.lopinion.fr/edition/international/coronavirus-nous-ne-pouvons-pas-nous-reposer-nos-lauriers-tribune-219016
Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en Europe, il existe ce même type de plan de relance, mais ici l’idéologie frontiste reste à couvert : « NextGenerationEU : bien plus qu’un plan de relance. Il s’agit d’une occasion unique de sortir plus forts de la pandémie, de transformer nos économies et de créer des possibilités et des emplois pour l’Europe dans laquelle nous voulons vivre. Nous avons tout ce qui est nécessaire pour y parvenir. Nous avons la vision, nous avons le plan et nous avons convenu d’investir 806,9 milliards d’euros ensemble.Il est temps à présent de se mettre au travail pour rendre l’Europe plus verte, plus numérique et plus résiliente. » sur le site de la Commission européenne.
[18] Des pages détaillées sur ce personnage important de la guerre généralisée au vivant peuvent être lues dans : Jean-Marc Royer, Le monde comme projet Manhattan, op. cit. notamment p27.
[19] “ Prémices d’une nouvelle barbarie... ” Interview publiée dans Michel Salomon, L’avenir de la vie, éd. Seghers, 1981 (pp. 169-189). Nous recommandons le seul livre traduit d’Erwin Chargaff, Heraclitean Fire, Traduit en français, Le feu d’Héraclite. Scènes d’une vie devant la nature, éd. Viviane Hamy, 2006. Petit bijou de philosophie et de critique des sciences en tant que technoscience. À la fois érudit, pessimiste et drôle, Chargaff est aux sciences naturelles ce que Günther Anders est à la société industrielle, une pensée intransigeante, d’une combativité intemporelle.
[20] Pour une compréhension approfondie du paradigme informationnel en biologie et de la cybernétique en tant que dogme scientiste, voir tout l’œuvre de Céline Lafontaine et plus particulièrement L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la penser machine, Éditions du Seuil, 2004.
[21] Pour un exemple de la réification du vivant en code voir le très bon livre sur L’histoire de la notion de gène en biologie de André Pichot (Flammarion, 1999).
[22] Céline Lafontaine, Bio-Objets. Les nouvelles frontières du vivant. Éditions du Seuil, 2021.
[23] Expression typique de la substantivation des êtres vivants en « substance vie » et à sa conservation maximale en tant que quantité. Expressions que nous exécrons au plus au point car elle est le symptôme de l’intériorisation du capitalisme fait homme ou, dit selon les mots de Jacques Camatte, nous assistons à l’ « anthropomorphose du capital ».
[24] Le biologiste Jacques Loeb dès 1905, dans une approche positiviste marquant l’époque, annonçait qu’il était « possible de mettre les phénomènes vivants sous contrôle, contrôle qui est le seul et unique but de la biologie. » (cité dans Philip Pauly, Controlling Life, 1987). Dans le même type d’approche c’est l’ingénieur agricole hongrois Károly Ereky qui, en 1919, invente le terme de « biotechnologie » dans un ouvrage traitant de la meilleure façon de réaliser un élevage industriel (Biotechnologie der Fleisch-, Fret-, und Milcherzeugung im landwirtschaftlichen Grossbetriebe)
[25] Bien sûr ici nous inversons l’antinomie entre le « bios » et le « zôê » chère à Agamben car cette antinomie ne tient pas. D’après l’article fort instructif de Laurent Dubreuil (« De la vie dans la vie : sur l’étrange opposition entre zôê et bios », Labyrinthe n°22, 2005) la critique de l’antinomie bios/zôê d’Agamben – qui fait tout reposer sur les Grecs, ceux-ci utilisaient de manière indifférenciée le qualificatif de zôế et bios pour décrire la vie – fait surgir la pseudo scientificité du philosophe, prêt à justifier sa théorie par une matière grecque qu’il ne maîtrise pas (nous non plus d’ailleurs). La seule différence notable chez Aristote serait à chercher dans le fait que zôê serait la vie en générale, c’est-à-dire le vivant alors que le bios serait la vie particulière, les vies. Cela nous arrange car nous critiquons la notion de bio-logie comme champ scientifique restrictif d’une vie sans corps par rapport à la vie pleine, matérielle et sensible.