Cet article a vu le jour à la suite d’une avalanche d’articles, d’interviews et d’oracles, souvent contradictoires, que M. Varoufakis lance par rafales (la métaphore ne vient pas de nous). Ici, nous voulons voir les idées centrales qui sont mises en avant par celui qui fut - ne l’oublions pas - négociateur principal du gouvernement grec, en dépit du fait qu’il ait démissionné au dernier moment.
M. Varoufakis continue de naviguer dans les océans de l’idéalisme (j’utilise le terme dans le sens strictement philosophique et non dans son acception courante).
Selon ce qu’il a dit dans son interview d’hier à CNN : « la vérité est que la troïka puissante des créanciers ne s’intéressait pas à trouver une solution raisonnable, honnête, mutuellement acceptable », [1] autrement dit, encore maintenant, il estime que le gouvernement grec devait « négocier » sur la base des idées de la « raison » et de « l’honnêteté » ou, comme il l’avait dit de manière très élégante, selon le « Discours raisonné » de Kant. Pour aboutir au ...« Qu’est-ce que l’Europe s’est faite à elle-même ? », sous-entendant que l’accord avec la Grèce est catastrophique pour l’... Europe, une Europe fantasmée qui, comme nous le verrons, n’existe que dans l’esprit des européistes de la « gauche tout terrain », comme ils ont été, de manière très opportune, qualifiés récemment.
Mais, prenons les choses dans l’ordre.
Il y exactement deux ans, dans un article intitulé « Dans quelle mesure les positions de l’équipe dirigeante de SYRIZA concernant la renégociation du mémorandum, tiennent-elles ? » [2], j’avais traité de l’essence des idées de négociation de l’équipe dirigeante de SYRIZA pour montrer que « la négociation selon Alexis Tsipras n’est pas fondée, du point de vue de la théorie stratégique, et, par conséquent, n’aura pas lieu ».
En effet, j’avais traité des deux points de départ-termes contradictoires de la « négociation » selon SΥRΙΖΑ, d’une part, l’abolition des mémorandums et, d’autre part, le maintien dans la zone euro, quelles que soient les conditions. J’avais commencé par aborder la question à laquelle Tsipras avait été appelé de répondre dès son discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Foire internationale de Thessalonique, en 2012 : Si l’Union européenne rejette les demandes grecques, la Grèce quittera-t-elle la zone euro ? Il avait répondu à l’époque (2012) qu’il était exclu que l’UE rejette les demandes grecques parce que la Grèce tient entre ses mains le ... sort de la zone euro.
Mais huit mois plus tard, l’UE n’a pas cédé à Chypre et il était dorénavant clair que la ligne de SΥRΙΖΑ présentait de sérieuses lacunes. Le seul qui, jusqu’à la fin, insistait que Chypre ne devait pas céder, parce que l’UE ...bluffait (!) était M. Varoufakis. Au contraire, dans une interview au journal Eleftherotypia du dimanche, accordée en juillet 2013, Tsipras a mis en avant la nouvelle illusion qui nous tourmente ces dernières années. À savoir que l’arrivée de SΥRΙΖΑ modifiera radicalement le paysage de l’Europe de sorte qu’il résultera une nouvelle structure et un nouveau fonctionnement des organes de l’UE pour donner suite favorable aux revendications de SΥRΙΖΑ.
Notons, ici, entre parenthèse que cette théorie est encore diffusée avec force et, dorénavant, coexiste avec la narration varoufakienne contraire, selon laquelle l’Eurogroupe est à 99% l’instrument de Schäuble avec quelques bribes d’indépendance des Français. Mais, c’est là la caractéristique des illusions : elles s’intègrent dans des systèmes présentant des contradictions formelles, sans pour autant perdre leur capacité d’être diffusées par les médias et les autres appareils idéologiques d’État.
Mais, revenons à 2013. Tsipras avait insinué à l’époque que, s’il se voyait contraint par l’Europe, il répondrait par des actions unilatérales, sous-entendant la cessation de paiements. J’avais démontré à l’époque que la menace (au sens stratégique du terme) brandie par Tsipras à l’égard des partenaires ne serait pas crédible tant que la Grèce n’avait pas pour alternative la sortie de la zone euro. La leçon à tirer du cas de Chypre était qu’il fallait disposer d’une riposte si la Banque centrale européenne (BCE) interrompait la liquidité des banques grecques. L’unique réponse possible dans un cas pareil, serait la sortie de la zone euro, mais Tsipras rejetait cette éventualité a priori et avec emphase, dans tous les cas. Par conséquent, les menaces d’actions unilatérales était une menace creuse et de pareilles menaces sont des cartes inutilisables dans des négociations.
Ainsi, sommes-nous arrivés à janvier 2015 et au moment où SYRIZA assume le pouvoir gouvernemental. SYRIZA qui, dorénavant, devait « négocier » pour de bon, bien qu’ayant déjà « brûlé » ses cartes, les éventuels avantages dont il pouvait disposer dans la sphère de la réalité.
Qu’est-ce que SYRIZA a donc choisi de faire, face à la contradiction ? Une fois n’est pas coutume, il a fui vers le pays du Fantasme onirique. À présent, l’on mobilise le « Discours raisonné » et Kant. À la question de savoir « Comment les pressions seront-elles levées ? » qui lui fut posée le 6 février de cette année, M. Varoufakis se contenta de répondre « par le biais du discours raisonné que l’Europe a créé » [3]. Ainsi, l’UE céderait aux revendications de la Grèce, parce que ces revendications étaient... « justes », « raisonnables », etc.(!) et qu’il n’était pas concevable que l’Europe de la raison n’en tienne pas compte. Ainsi, selon la narration de SYRIZA, en fin de compte, l’accord était certain et inévitable, même au prix de concessions. Et nous nous souvenons tous que cet accord était attendu, durant des mois « d’un jour à l’autre ».
L’absurdité de cette prétendue négociation ressort encore plus si l’on se souvient du fait que, le 16 février, M. Varoufakis est revenu avec des ...exigences : « L’Europe doit s’adapter au fait que la Grèce conteste un programme qui a échoué ». D’accord, mais si elle ne « s’adapte » pas, qu’est-ce que M. Varoufakis propose ? Mais, il propose les principes de la ...démocratie, répond-il, « la Démocratie veut qu’il y ait une combinaison de points de vue qui s’opposent. Nous ne pouvons pas dire que c’est la fin. L’histoire de l’UE a prouvé que les ultimatums ne sont pas une solution » [4].
L’idéalisme illusoire dans toute sa gloire : « les principes de la démocratie imposent... » ! Mais la fuite de la réalité atteint le paroxysme, par la suite. Car, immédiatement après, M. Varoufakis, qui est également considéré comme un connaisseur de la théorie des jeux, a ajouté : « Nous ne bluffons pas, nous disons que nous voulons un accord honnête et des points de contact. C’est là notre seul choix. C’est notre plan Α. Nous n’avons pas de plan B ».
C’est incroyable de voir où peuvent mener les illusions.
J’avais écrit à l’époque : « Le fait que [le gouvernement grec] souligne à tous les coups sa volonté de signer et l’absence de tout autre plan, constitue-t-il, à votre avis, une tactique de négociation ? Ou bien cela rappelle ce prédécesseur inoubliable – et à présent, appelé à comparaître en justice- de M. Varoufakis, M. Papaconstantinou qui, lorsqu’il « négociait » le premier mémorandum, proclamait haut et fort que la Grèce ne disposait pas d’autre issue que le mémorandum, rapprochant le cas du pays de celui du « Titanic » ? » [5].
Et nous en arrivons à la signature de l’Accord, où le gouvernement grec accepte la théorie thatchérienne de ΤΙΝΑ (There Is No Alternative—Il n’y a pas d’alternative) et M. Varoufakis vote contre considérant (à juste titre) que cet accord pérennise et aggrave le problème. Mais, alors ? S’il n’y a pas d’alternative et si l’accord disponible mène à bien pire, nous faudrait-il, en tant que Nation, aller nous suicider en masse ?
Même M. Varouakis doit s’être aperçu de cette contradiction dans les termes, aussi s’est-il empressé d’affirmer que, bien sûr qu’il y avait un plan B dans les mains de M. Tsipras, ce dernier ne l’ayant évidemment pas accepté. Il semblerait que le commentaire de Krugman l’a dérangé. En effet, celui-ci a dit qu’il ne s’attendait pas à pareille incompétence de la part du gouvernement grec. Mais, ce Plan Β, on ne nous en n’a pas parlé, tout comme on n’a pas rendue publique la prétendue étude selon laquelle Tsipras a préféré signer plutôt que de passer au plan B. Mais, il ressort de bribes entendues ici et là que le Plan B varoufakien, en admettant qu’il ait jamais existé, n’était pas considéré comme une alternative sérieuse, mais simplement comme une technique servant à prolonger ultérieurement la (prétendue) négociation, c’est-à-dire, le processus ridicule qui a fini par nous mettre à genoux. Il s’agissait essentiellement de l’introduction d’une double monnaie par le biais de reconnaissances de dette (IOU) qui, une fois de plus, aurait lieu tout en proclamant que d’aucune manière et pour aucune raison il n’y aurait sortie de la zone euro, c’est-à-dire, encore la même chose, pour que M. Varoufakis poursuive ses allers et retours à l’Eurogroupe.
Et ici, M. Varoufakis tombe dans une contradiction supplémentaire. En même temps qu’il s’efforce de répondre aux critiques de Krugman, en disant qu’ils disposaient soi-disant d’un Plan B (ce qui, de toute manière, était en contradiction avec ce qu’il affirmait passionnément dans le passé, comme nous venons de le voir), il poursuit : « Le Premier ministre était confronté à un choix incroyablement difficile : se suicider ou être exécuté » [1]
Mais, cela est une contradiction par rapport à l’existence d’un Plan B, le Plan B étant par définition un plan qui vous permet de survivre si votre plan initial échoue.
Il est évident qu’il existe des motivations personnelles derrière les rafales d’articles, discours, fuites, interviews, etc., lancées par M. Varoufakis ces derniers jours. Mais, elles ne nous intéressent pas*.
Ce qui nous intéresse, c’est la qualité du discours idéologique énoncé, la critique politique et théorique de ses arguments et, ce, surtout, dans la mesure où ils ont également constitué des arguments de l’establishment de SYRIZA.
Tout d’abord, nous sommes intéressés par l’invocation, dans l’exercice de la politique de la « raison » et des « valeurs humaines universelles » en tant qu’arguments idéologiques. L’on pourrait entendre tout cela, peut-être, avec un certain intérêt, au début et dans la première moitié du 18e siècle, lorsque la classe bourgeoise préparait son assaut contre le féodalisme, invoquant, elle aussi, le « raison » et les « valeurs humaines universelles » en tant qu’arguments idéologiques. Mais, depuis cette époque-là, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Et lorsque ces arguments sont utilisés pour couvrir le manque d’armes d’un prétendu gouvernement de gauche, alors, on se demande raisonnablement ce qui peut bien se passer d’autre.
Deuxièmement, nous sommes intéressés non seulement par l’inexistence de plans alternatifs (grave incompétence, selon Krugman) mais aussi par l’affirmation a priori de notre désarmement volontaire, par le renoncement public à toute autre alternative, à l’exception du plan initial consistant à invoquer les principes de la démocratie et du droit. Il n’y a qu’en Grèce que l’on puisse vendre le mensonge évident que cette « négociation » à la G. Papaconstantinou est effectivement une négociation. Sans mentionner le fait qu’il est extravagant de considérer qu’une personne connaissant le « b-a-ba » de la Théorie des jeux puisse tomber dans pareille incroyable bêtise.
Lorsque l’on traite des six derniers mois, mais aussi des cinq dernières années, il faut faire la distinction entre les cas Tsipras et Varoufakis. M. Tsipras joue sur les fantasmes d’une société qui a appris à penser en termes d’illusions par le biais de « Grandes Idées ». La classe dirigeante a embrassé avec passion, de nos jours, la Grande Idée de l’euro, les couches moyennes et petite-bourgeoises, quant à elles, ont embrassé la Grande Idée de l’européisme, certaines couches populaires ont embrassé la Grande idée du « Pouvoir populaire ou rien », d’autres couches marginalisées ont adopté la Grande Idée de l’éloignement des migrants qui nous prennent le pain de la bouche.
M. Tsipras, en vrai populiste, énonce un discours qui rejoint ces illusions de la masse en s’efforçant, comme ce fut prouvé, d’intégrer la protestation populaire dans le système du capitalisme grec dépendant. Son cas est différent de celui de M. Varoufakis. Celui-ci s’efforce de composer une narration concernant la politique de SYRIZA, de construire une théorie qui idéologisera toutes ces choses incroyables qui nous avons vu se dérouler depuis sept mois. Pour ma part, je suis profondément marqué par la fragilité du discours du M. Varoufakis. Ce discours n’est pas seulement impensable pour un homme politique. Il l’est surtout pour un universitaire et, qui plus, un universitaire qui est aussi considéré comme un connaisseur de la théorie de la stratégie. Quand il utilise le terme de « négociation » parlant d’un processus qui, du point de vie politique et théorique, n’a rien à voir avec la négociation, et quand, afin de dissimuler le vide de son discours, il glisse dans l’invocation des idées de l’ « européisme », de la « raison » et de l’« honnêteté », alors, nous devons tous nous rendre à l’évidence : M. Varoufakis n’était pas simplement le mauvais homme au mauvais poste. M. Varoufakis était le symptôme théorique d’un phénomène de crise beaucoup plus profond qui a amené un parti du « on verra bien ce qu’on fera » à exprimer la protestation sociale.
Les positions de nos partenaires ne se sont jamais, pas une seule seconde, éloignées du Discours Rationnel. Elles étaient toujours aussi prévisibles que parfaitement logiques. Mais, surtout, elles étaient européennes. Car, c’était et c’est la logique des mécanismes européens, c’est la logique de l’Union européenne, comme la gauche grecque le proclamait depuis les années 1960. Une logique de classe, clairement une logique de mécanismes qui visent à arracher la richesse des faibles et à la transférer aux puissants. Même maintenant où, dorénavant tout le monde, y compris les « institutions » elles-mêmes, voit bien que le troisième mémorandum n’atteindra aucun des ses objectifs, pourquoi donc l’UE insiste-t-elle ? Serait-elle prise de déraison ? Non, pour la simple et bonne raison qu’il existe des filets et des bijoux de famille sur lesquels ils n’ont pas encore mis le grappin. Il s’agit d’une logique transparente que seules les illusions que vous portez en vous peuvent vous empêcher de voir.
C’est ça, la vraie Europe. L’Europe de MM. Varoufakis et Tsipras existe dans la sphère du fantasme onirique. Gouverner avec des illusions n’est pas simplement catastrophique. En fin de compte, c’est criminel.
* Ces motivations en intéressent d’autres. Lire, par exemple, l’article Quel chèque Varoufakis a-t-il encaissé, avec son OUI d’hier ? (NdT)
Merci à Christine Cooreman
Source : http://www.aristerovima.com/details.php?id=4873
Date de parution de l’article original : 24/07/2015
URL de cette page : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=15550