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Gilets Jaunes : un anniversaire aux mille facettes

Un an après les débuts du soulèvement, les Gilets Jaunes ont dignement fêté leur anniversaire en déployant tout au long du weekend les multiples facettes qui composent ce mouvement. L’attention s’est beaucoup focalisée sur le versant émeutier : avec d’un côté les déclarations pompeuses de Castener donnant l’illusion d’une maîtrise étatique et de l’autre les centaines d’images attestant d’un grand débordement du dispositif policier. Mais ce 16 et 17 novembre ont aussi produit de nombreux moments festifs, autour de gâteaux d’anniversaire, de barbecues sur rond-point ou au sein de cortèges animés et conviviaux. Les blocages stratégiques ont aussi fleuri dans de nombreux endroits, autour de ces feux de palettes qui réchauffent les cœurs. Des Maison du Peuple ont aussi été ouvertes ou réinvesties, ce qui montre bien une projection vers l’avant plutôt qu’un retour nostalgique sur cette année incroyable. L’anniversaire tant attendu aura finalement permis de cristalliser un peu plus encore ce qui s’est construit depuis un an et ce qui continue de se construire. Retour à chaud sur quelques aspects marquants - parmi tant d’autres – d’un week-end chargé en émotions de toutes sortes.

Paris est un rond-point

Pour toute une partie du mouvement, l’anniversaire ne pouvait avoir lieu qu’à Paris. À chaque moment clef qui émerge, des Gilets Jaunes de toutes les régions montent à la capitale pour de grandes retrouvailles. Pour une journée ou pour un week-end, ils et elles font des centaines de kilomètres pour produire ensemble ces pics d’intensité qui redonnent une visibilité au soulèvement et qui maintiennent la pression sur les pouvoirs politiques, économiques et logistiques. Une occasion aussi de nouer ou de renouer des contacts, solidaires sous les lacrymos, en chansons dans les cortèges ou auprès de celles et ceux qui les hébergent, rencontré·es lors des actes précédents ou via des réseaux dédiés.

Pour bien commencer l’anniversaire, des envahissements du périphérique parisien étaient prévus toute la matinée sur les portes situées à l’ouest, celles des beaux quartiers. A Porte de Champerret, plusieurs centaines de Gilets Jaunes sont parvenues à envahir les voies dès 10 heures, avant d’être délogés par des forces de l’ordre très mobiles. D’autres tentatives de blocage ont vu le jour à Porte d’Asnière et Porte de Clichy, les dispersions rapides donnant finalement lieu à de multiples manifs sauvages dans les rues adjacentes. Pendant plusieurs heures, le nord-ouest très bourgeois du 17ème arrondissement était transformé en grand terrain de jeu, à proximité immédiate de l’Arc Triomphe.

Une manifestation ayant été déclarée au départ de Champerret, les groupes éparpillés ont pu se rejoindre et former un grand cortège un peu après 11 heures. Le parcours de 12 km, prévu jusqu’à Austerlitz, a été avalé dans une ambiance déterminée et joyeuse au rythme des « on est là » et des « joyeux anniversaire ». Plusieurs banderoles soulignaient l’attention et la solidarité envers les révoltes internationales, dans la continuité des appels de l’AdA. Une étape mouvementée a été marquée devant l’horrible Palais de Justice de Paris où de nombreux Gilets Jaunes ont été enfermés en garde-à-vue ou jugés lors de procès à charge. À plusieurs reprises, les forces de l’ordre ont sorti les bougies lacrymogènes. Sur le Boulevard Beaumarchais, deux agents de la BAC qui se baladaient dans le cortège sans carton d’invitation, se sont fait une belle frayeur en s’enfermant dans un lavomatique assiégé. Ce qui ne suffira pas à les blanchir de tous leurs crimes...

Fêtes partout, maîtrise nulle part

A l’autre bout de Paris, Place d’Italie, une autre manifestation déclarée rassemblant plusieurs milliers de personnes s’apprêtait à partir. Mais c’était sans compter la fourberie du préfet Lallement, qui a interdit le parcours au tout dernier moment avant d’immédiatement nasser la foule présente. Des affrontements importants ont suivi, donnant lieu à des scènes impressionnantes de voiture de flics retournée, de transpalette en flamme, de barricades imposantes et de banques réduites à néant. Malgré les charges violentes des forces de l’ordre et les hélicoptères tournant sans cesse, les combats ont duré des heures. A tel point que les munitions offertes par le chantier de rénovation de la place n’ont pas suffi, obligeant les émeutiers à utiliser le mobilier urbain. Toute la journée, une alternance de fumées blanches et noires s’élevaient au-dessus de la Place d’Italie, signalant au loin la réappropriation en cours de l’espace métropolitain. Nekfeu, un des artistes les plus en vue du rap game, s’est lui-même laissé porter par les joies de cette ébullition, n’hésitant pas à s’afficher masqué sur les réseaux sociaux, au beau milieu des événements.

Portés par des informations circulant très efficacement, les Gilets Jaunes de l’Ouest parisien et celles et ceux du Sud ont tenté à de nombreuses reprises de se rejoindre. Le cortège parti de Champerret en a été empêché par une fin de manifestation prématurée à Bastille, avec là aussi une nasse géante. Mais petit à petit, de plus en plus de GJ ont réussi à s’extraire de Bastille comme de Place d’Italie pour finalement se retrouver sur des lieux intermédiaires et notamment sur le Boulevard de l’Hôpital. En face de la Pitié Salpêtrière, devant une banderole « Hôpitaux en grève », un imposant cortège sauvage s’est à nouveau formé pour entamer une grande déambulation dans le 13ème arrondissement, traversant la Seine puis bloquant les quais de Bercy aux cris de « siamo tutti antifascisti », pour finalement envahir la Gare de Lyon. A peine le temps de souffler et une énorme barricade se reformait déjà place de la Bastille, attirant autant les passants et les habitués du quartier que les Gilets Jaunes eux-mêmes.

En quittant les arrondissements les plus bourgeois, les Gilets Jaunes ont à nouveau pu constater la sympathie qu’ils suscitent autour d’eux. Depuis les fenêtres et balcons, de nombreux encouragements et applaudissements redonnaient des suppléments d’énergie aux participant·es. La plupart ne portant pas le Gilet Jaune (afin d’éviter les arrestations), les enfants curieux demandaient depuis les terrains de foot adjacents : « Vous êtes les Gilets Jaunes ? ». Et des grands « ouiiiii » amusés leurs répondaient, pour le bonheur de chacun. Les conducteurs de bus saluaient les cortèges improvisés et les éboueurs répondaient à coup de klaxon aux traditionnels « Gilets Jaunes, quel est votre métier ?! ». Dans les rues irrespirables, des vigiles de supermarchés accueillaient les rebelles et leurs conseillaient d’insister jusqu’au lendemain : « ils vont finir par se fatiguer ». À Châtelet, un vendeur de bonbons allait jusqu’à commenter auprès de ses clients : « De tout façon, ceux qui manifestent tranquillement ils ont rien compris ».

Une journée interminable

Après des kilomètres de marche et déjà beaucoup de sourires, la journée aurait pu se terminer là. Mais les anniversaires, c’est fait pour traîner. Alors que la nuit tombait, c’est autour du quartier des Halles que les festivités se sont poursuivies. Dans un joyeux bordel, des groupes ont pénétré dans le centre commercial pour faire résonner les slogans puis on fait courir les CRS dans tout le quartier. En plein début des courses de Noël, le résultat était garanti et les badauds présents s’en sont plutôt amusés, certains reprenant les « Macron démission » un sac Zara ou Monoprix à la main. Ici encore, sans les gilets fluo, il était difficile de distinguer les uns et les autres. Le jeu n’en était que plus marrant, chacun étant libre de s’identifier au mouvement, même pour quelques instants. Les seuls éléments clairement reconnaissables étaient finalement les forces de l’ordre costumées, ce qui rappelle à toutes et tous, avec une évidente simplicité, quelques frontières essentielles.

Alors que des barricades s’enflammaient sur le Boulevard Sébastopol, perturbant définitivement la journée shopping, les Gilets Jaunes pensaient déjà à l’étape suivante de cette journée interminable. Dans l’après-midi, une nouvelle réjouissante a en effet commencé à circuler : une Maison des Peuples est ouverte à Paris ! Depuis plusieurs jours, des militant·es occupaient discrètement La Flèche d’Or, une ancienne salle de concert abandonnée à la spéculation immobilière, pour ouvrir le lieu au moment venu. Parfait pour accueillir le dancefloor de l’anniv, au son des fanfares et des mix improbables de Fez, l’animateur sonore des actes parisiens qui venait sortait tout juste de garde-à-vue. Sur la piste, un beau mélange de Gilets Jaunes et de militants écologistes, autonomes et syndicaux. Garder ce lieu aurait été une belle occasion d’ajouter à ce week-end la possibilité de tenir des assemblées dans un espace à nous, occasion qui ne s’est pas présentée depuis longtemps à Paris. Mais la préfecture et sa milice en ont décidé autrement et la MDP a été expulsée le dimanche après-midi, à coup de béliers, lacrymos et grenades, face à la détermination des occupants et la venue de nombreux soutiens.

Une seule journée étant trop courte pour contenir la force politique des GJ, l’anniversaire s’est poursuivi le dimanche, jour de la date officielle. À Châtelet, plusieurs centaines de Gilets Jaunes se sont rassemblés pour souffler les bougies ensemble. Dans l’après-midi, des rassemblements ont aussi eu lieu à République où des centaines de CRS se sont défoulés sur les GJ, les journalistes et les Algériens présents pour soutenir leur révolution à eux. Du côté des grands boulevards, la fièvre GJ battait son plein avec l’envahissement programmé d’un « temple de la consommation » : les Galeries Lafayette. Après s’être introduits discrètement sous la coupole du centre commercial, les Gilets Jaunes ont fait résonner les « aaaha anticapitaliste » avant de déployer une banderole de convergence contre cette société « qui nous détruit ». Les perturbateurs ont été éjectés par des vigiles au bout d’une heure, mais le magasin a dû fermer ses portes pour la journée, ce qui est finalement normal un dimanche. Au même moment, à Montreuil, les GJ locaux lançaient une opération métro gratuit, directement inspirée de la révolution chilienne !

Mille journées en deux jours

Il est impossible d’énumérer en détail ce qui s’est passé partout ailleurs, tant le foisonnement d’initiatives est riche et diversifié. Des manifestations importantes ont eu lieu à Nantes, Lyon, Toulouse, Montpellier, Marseille, Bordeaux, Lille, Tarbes, Dijon, Rouen... Une multitude de cortèges qui ridiculise le chiffre de 28 000 « manifestants » annoncé par le gouvernement. Vue la diversité des formes prises par cet anniversaire, ce type de comptage est de toute façon définitivement caduque. À Saint-Nazaire, quelques jours après avoir ouvert une nouvelle Maison du Peuple, les Gilets Jaunes ont renoué avec les traditions locales en bloquant les accès du Port de Commerce dès le vendredi. Dans le bassin rennais, c’est le centre d’approvisionnement des McDonalds du grand ouest qui a été bloqué, privant les succursales de leurs steaks et autres petits pains industriels. À Nice et Montpellier, les permanences des députés Les Républicains et La République en Marche ont été recouvertes de tags offensifs. À Ussel en Corrèze : occupation du tribunal. Opérations péages gratuits sur l’A7, l’A46, et l’A62. En périphérie de Lorient, opération escargot réunissant les GJ locaux et les camionneurs des travaux publics sur la RN 165. Et tant d’autres...

Les sondages eux-mêmes ne parviennent pas à cacher l’immense soutien qui perdure dans la population (près de 70%). Et celles et ceux qui bataillent dans les rues le disent bien : leur présence est aussi une façon de représenter tous les « gilets jaunes de cœur » qui ne peuvent pas venir, par contrainte matérielle, physique ou par crainte des violences policières. Ce week-end, elles ont encore été nombreuses : au moins un tir tendu de lacrymo en pleine face et une grenade qui explose au visage d’un journaliste à Paris, un blessé évacué par les pompiers à Dijon, tabassage en règle à Marseille, 254 interpellations et 169 garde-à-vue pour la seule journée du samedi, 18 000 contrôles « préventifs » dont la moitié à Paris, des dizaines de verbalisations sur les Champs Élysée...

Et puis surtout, même si c’est moins visible, des milliers de GJ se sont retrouvés entre compagnons de luttes pour célébrer leur aventure collective. Sur des ronds-points, sous des barnums ou dans des cabanes, chez des particuliers aussi, en musique et en chansons, dans la joie et la bonne humeur qui caractérise l’épopée depuis ses premières heures. Des moments émouvants aussi, comme au Pont-de-Beauvoisin en Savoie où une centaine de GJ ont rendu hommage à l’une des leurs, Chantal, renversée par un 4x4 au premier jour des mobilisations. Des partages de souvenirs et des projets d’avenir, avec la conviction inébranlée qu’un bouleversement est en cours. C’est toute cette ferveur intacte qui porte aujourd’hui encore le mouvement et qui lui donne la force de tenir dans la durée, de se réinventer perpétuellement et de nous surprendre encore et toujours.

C’est fou ce que ça grandit vite...

Il est un peu tôt pour tirer toutes les conclusions d’une phase aussi riche que celles des derniers jours. Mais il est certain que les Gilets Jaunes ont encore une fois marqué des points sur différents tableaux. D’abord en maintenant à un niveau aussi élevé le harcèlement continu des pouvoirs politiques, économiques et logistiques. En démontrant aussi qu’ un dispositif policier, quel que soit son ampleur, est tout à fait débordable à condition de se renouveler perpétuellement, de laisser place à toutes les initiatives et d’avoir l’intelligence collective ne pas se focaliser sur l’une ou l’autre. Le délaissement des Champs-Elysée, peut-être provisoire, a par exemple eu le mérite de concentrer des forces de police sur un lieu annexe, offrant plus de liberté ailleurs. Mais le point le plus marquant de ce week-end, c’est sûrement la faculté de ce mouvement à se fondre dans toutes les couches de la société, à infiltrer toutes les aspérités et à occuper tous les débats. Avec le fluo sur le dos, les Gilets Jaunes brillaient de mille feux ; quand par choix tactique l’emblème est retiré, ils et elles sont partout.

Ce simple basculement de représentation permet de voir dans cet anniversaire un potentiel politique qui va bien au-delà d’une répétition ritualisée de l’émeute. Il laisse réellement envisager la possibilité d’aller « chercher Macron » chez lui, pour construire d’une manière ou d’une autre « un monde meilleur ». Pour de nombreux Gilets Jaunes, ces formules sont loin de n’être que des slogans et c’est bien pour les faire advenir qu’ils et elles se mobilisent dans la durée. La suite de l’agenda est déjà planifiée et les regards sont tournés vers la journée de grève du 5 Décembre qui s’annonce extrêmement suivie. On peut espérer qu’elle soit aussi portée par le souffle des Gilets Jaunes qui à leur façon réinvente les formes de la grève. Avec des actions disséminées, des blocages métropolitains et des moments festifs, avec aussi une ouverture des thématiques sociales, démocratiques et environnementales, ils et elles proposent un dépassement tactique et stratégique plus que réjouissant.

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Frédéric Rousseau. L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie.
Bernard GENSANE
Paris, Le Seuil, 2009 Nous connaissons tous la photo de ce jeune garçon juif, les mains en l’air, terrorisé parce qu’un soldat allemand pointe sur lui un fusil-mitrailleur. En compagnie de sa mère, qui se retourne par crainte de recevoir une salve de balles dans le dos, et d’un groupe d’enfants et d’adultes, il sort d’un immeuble du ghetto de Varsovie. A noter que ce que l’enfant voit devant lui est peut-être plus terrorisant que ce qui le menace derrière lui. Au fil d’un travail très (…)
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