Incident, ce 26 mai 2016, sur le plateau du magazine « Des paroles et des actes », animé par David Pujadas, avec comme invité Jean-Luc Mélenchon, sur France 2. Entendant démontrer au candidat présidentiel de « La France insoumise » que tous ceux qu’il a « pris en exemple » ont échoué, le « spécialiste économique » François Lenglet évoque, entre autres, le président bolivien Evo Morales qu’il traite publiquement de « corrompu ». S’entendant répondre « Tenez vos mots M. Lenglet, vous êtes sans doute plus corrompu que ne le sera jamais M. Morales, pesez vos mots ! », l’éditocrate vedette enfonce le clou : « La petite amie de M. Morales, qui est la mère de son fils, a bénéficié de 500 millions de dollars de commandes publiques. Alors, allez m’expliquer que tout ça est normal… »
Ce qui n’est sans doute pas « normal », c’est qu’on puisse, devant 2 471 000 téléspectateurs (11,5% de part d’audience), « corrompre » à ce point le débat public et l’information, sans qu’aucun média, le lendemain, plutôt que de gloser sur l’« agressivité » de Mélenchon, ne dénonce l’imposteur Lenglet.
C’est l’ancien chef des services de renseignement boliviens (1989-1993) Carlos Valverde, reconverti en « journaliste », qui a lancé l’« affaire » à la veille d’un référendum qu’il s’agissait de faire perdre au président Morales : ce dernier ayant eu une liaison amoureuse avec une jeune femme, Gabriela Zapata, entre 2005 et 2007, et celle-ci occupant un poste de cadre de haut niveau (à partir de février 2015, huit ans plus tard) au sein de China CAMC Engineering, une firme bénéficiaire d’importants contrats avec l’Etat, il y aurait eu « trafic d’influence » pour favoriser cette entreprise chinoise – ce qui, après examen des faits, se révélera totalement faux [1]. Pour ajouter à la beauté de la « telenovela » et à la connivence entre « les amants », le même Valverde révélait, certificat de naissance à l’appui, qu’Evo Morales et Gabriela Zapata avaient eu ensemble un bébé, décédé immédiatement après sa naissance et que le président, de ce fait, n’avait jamais vu. Cette sombre histoire « d’amour secret » et surtout de « corruption » ternit très sérieusement l’image du chef de l’Etat et, entre autres raisons, lui fit perdre le référendum du 21 février 2016 [2].
A l’évidence, l’éminent spécialiste Lenglet, qui, à la veille d’un débat, doit faire préparer ses fiches en même temps que ses tasses de café par un stagiaire ou une petite main, en est resté là. A moins qu’il n’ait choisi de mentir délibérément… Car, en Bolivie, le « feuilleton Zapata » a connu tant de rebondissements qu’il a fait passer le président Morales du statut d’« accusé » à celui de victime d’une machination.
Le premier de ces rebondissements, et non des moindres, intervint le 26 février 2016 lorsque Mme Zapata fut détenue – en même temps que deux cadres moyens du ministère de la présidence –, accusée d’usurpation de fonction, de trafic d’influence et d’enrichissement illicite. Tous trois, présentant Gabriela Zapata comme une « très proche » du président, utilisaient discrètement un bureau de ce lieu gouvernemental pour s’y réunir avec des entrepreneurs, des hommes d’affaires, des fonctionnaires, et y passer des accords douteux donnant lieu à rétrocommissions ou pots-de-vin. Déjà spectaculaire en soi, cette arrestation donne lieu à un nouveau coup de théâtre, la famille de la détenue affirmant que l’enfant qu’elle a eu avec le président, et dont elle lui a affirmé en 2007 qu’il était décédé, est en réalité… vivant. Entraînant une réaction immédiate d’Evo Morales. N’ayant jamais nié sa liaison de deux années avec la jeune femme, il assume la nouvelle donne et déclare publiquement le 29 février : « J’ai le droit de connaître mon fils, de prendre soin de lui, de le protéger. J’espère qu’on me l’amènera ces prochaines heures [3]… »
N’obtenant pas satisfaction, le président va effectuer la même requête devant une juge du droit familial. Laquelle se verra effectivement présenter, dans les jours suivants, un enfant de onze ans. Toutefois, lorsque « Evo », de son propre chef, se soumet à un test ADN, Zapata refuse de l’imiter et interdit que cet examen soit effectué sur le présumé fils du chef de l’Etat.
La vérité va éclater le 18 mai lorsque la justice conclut que « le fils du président » n’a jamais existé. Deux jours plus tard, la tante de Gabriela Zapata, Pilar Guzmán, ainsi que les trois avocats de l’ex-« fiancée », Eduardo León, William Sánchez et Walter Zuleta, sont arrêtés, accusés d’avoir cherché à tromper la justice en tentant de faire passer un neveu de Guzman pour l’enfant de Morales et Zapata [4]. Cette aventurière, pour tromper le président, a utilisé à l’époque un faux certificat de naissance établi sur la base d’un document falsifié émanant d’une maternité. Dit plus officiellement par la juge Jacqueline Rada, le 6 mai : « Il a été mis en évidence qu’il n’existe aucun registre accréditant et confirmant l’existence physique du sujet. »
Comme il se doit, Carlos Valverde, l’homme qui, il y a quatre mois, a ouvertement orchestré la machination, a cru devoir réapparaître pour se dédouaner et a affirmé sur Twitter : « J’ai eu accès a une information sérieuse [sic !] qui confirme que le supposé fils de Gabriela Zapata et du président Morales n’existe pas [5]. » Inutile de préciser que si d’aventure il est mis en cause ou poursuivi pour sa campagne crapuleuse destinée à affaiblir et déstabiliser politiquement le président, la grande internationale médiatique se mobilisera au nom du « droit d’informer » et de la « liberté d’expression ».
Inclure un morceau de vérité dans une « intox » ne la rend que plus efficace : Evo Morales a effectivement eu une liaison avec la jeune Gabriela Zapata. Mais tout le reste est faux : elle n’est plus, et depuis longtemps, sa « petite amie » ; ils n’ont pas eu d’enfant ensemble ; il n’existe pas de faits de corruption les liant. Quant à François Lenglet, nous apprend Wikipedia – qui doit également pratiquer le « journalisme d’investigation » –, « sa maîtrise des dossiers et son sens de la précision sont reconnus par les observateurs ». On nous permettra d’ajouter qu’il prend le public pour un ramassis de débiles et que, corrompu pour corrompu, il corrompt et le débat et l’information.