Pour mémoire, début 2004, commençait la procédure des victimes vietnamiennes de l’Agent Orange en terre américaine contre 37 compagnies chimiques états-uniennes. La plainte déposée au tribunal de première instance de New York-Est, je constituais le Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange et au procès de New York (CIS). Après maintes péripéties et audiences repoussées, le juge, Jack Weinstein – qui avait obtenu des compagnies chimiques états-uniennes 180 millions de dollars de dédommagement pour les vétérans américains victimes de la dioxine TCDD [1] contenue dans l’Agent Orange qu’ils avaient eux-mêmes épandu, ceci à l’amiable afin de ne pas créer un précédent juridique –, déboutait les victimes vietnamiennes. Celles-ci se pourvoyaient devant la Cours d’appel fédérale du 2ème circuit. Mais les pressions ne tardaient pas à apparaître, venues de la Maison-Blanche par l’intermédiaire du Département de la Justice, le New York Times s’en faisait l’écho. À la suite de quoi les victimes vietnamiennes étaient déboutées. Elles utiliseraient alors l’ultime recours existant, celui de la Cour suprême. Et, début 2009, elles apprendraient que cette juridiction souveraine rejetait leur appel sans avoir daigné l’examiner.
Au printemps 2009, un Tribunal international d’opinion (de type Russel-Sartre) en soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange se tient à Paris, y siègent des juges de renom venus de tous les continents. À la barre défilent victimes, avocats, chimistes, médecins, experts, témoins, etc. Parmi eux, 12 membres du CIS, dont Me William Bourdon qui, à ma demande, s’était rendu au Viêt Nam pour établir un rapport devant ce tribunal. Au final, les juges condamnent le gouvernement des États-Unis d’Amérique et les fabricants de l’Agent Orange, pour écocide, à des dédommagements considérables, quoique proportionnés, calculés sur la base des compensations accordées aux vétérans états-uniens, incluant la décontamination du territoire vietnamien.
En 2004, il y a donc dix ans de cela, j’avais eu écho d’une victime française de l’Agent Orange. Il s’agissait d’un ancien envoyé spécial du quotidien L’Humanité, Théodore Ronco, couvrant la Guerre américaine au Viêt Nam. Mais, décédé d’un cancer des années plus tôt à l’hôpital de la Timone à Marseille, il avait été incinéré. « Post mortem, c’est très compliqué… », me répondit William Bourdon. Sa femme, Danièle de March-Ronco, entra au CIS.
Bien plus tard, j’identifie une deuxième victime française de l’Agent Orange, d’origine vietnamienne : Mme Tran To Nga [2].
Malencontreusement, le 9 août 2010 [3], sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Parlement posait quatre verrous qui confisquaient toute compétence au juge français en matière de droit international. Sauf à vouloir faire de nôtre pays une terre d’asile pour grands criminels internationaux, impossible de faire plus restrictif.
Que pouvions-nous entreprendre ?
En Europe, les juridictions espagnole et belge accordaient à leurs juges de grandes compétences en matière de droit international… La Belgique avait même octroyé une compétence universelle absolue à ses juges, tellement que la chose ne tarda pas à poser de grandes difficultés diplomatiques à son gouvernement puisque n’importe quel citoyen du monde pouvait saisir sa juridiction contre n’importe quel dirigeant de la planète, menaçant d’une part l’équilibre international et, d’autre part, la Belgique de rétorsions économiques ouvrant les portes à des conflits sociaux internes. La même situation guettait l’Espagne : les deux pays finissaient par reculer.
Le temps passe et Mme Tran s’épuise à combattre ses pathologies.
Lors de la campagne électorale pour la présidentielle de 2012, le candidat François Hollande inclura dans ses propositions la levée des verrous posés par le Parlement français en 2010. Un objectif qui ne retiendra pas l’attention des foules et passera quasi inaperçu.
En février 2013, sous la présidence de François Hollande, le Parlement restaure la compétence du juge français en matière de droit international en levant trois des quatre verrous : premièrement, la condition de résidence habituelle du suspect en France est abandonnée ; deuxièmement, il n’est plus exigé que les faits soient punis par la loi du pays où ils ont été commis ; troisièmement, le Parquet ne demandera plus à la Cour pénale internationale de se prononcer la première – condition par ailleurs incompatible avec le Statut de Rome qui donne au contraire la priorité aux États. Reste le quatrième verrou : le monopole du Parquet, ’sujet délicat entre tous’ selon la ministre de la Justice, Christiane Taubira, qui ajoute ’Il paraît inconcevable de dire sans autre forme de procès qu’une victime ne peut engager l’action publique ; mais en même temps on ne peut ignorer l’expérience qu’ont vécue d’autres pays’ et la crainte de voir les tribunaux français instrumentalisés par des plaintes venues du monde entier.
Mais il suffit d’un seul verrou pour que la porte de la justice se ferme à la victime.
Toutefois, l’ouverture d’une procédure par une victime ayant la nationalité française pour un tort extraterritorial commis par un tiers étranger n’est plus empêchée. Néanmoins, sa réussite pose une question importante et délicate : la plainte doit-elle être portée devant un tribunal de droit pénal, ou bien civil ? Compte tenu de la charge [4] que sous-tend la procédure en question, le pénal amènerait à coup sûr la rencontre d’obstacles insurmontables, apparentés à ceux vécus par les pays voisins. Le mieux devra être abandonné au profit du bien, la plainte se fera donc au civil, ce qui ne devrait pas empêcher une condamnation à réparer les dommages causés à autrui (corporels, matériels ou moraux), en versant des dommages-intérêts ou en exécutant une obligation. Il s’agirait d’un fait sans précédent contre les compagnies chimiques états-uniennes ayant fabriqué et fourni l’Agent Orange en pleine connaissance de son « exceptionnelle toxicité », selon l’expression écrite, en date du 24 juin 1965 [5], par un des principaux fournisseurs, Dow Chemical, dont le chiffre d’affaire dépassait il y a encore peu de temps le PIB du Viêt Nam.
Mais qui est Mme Tran To Nga ?
Née en 1942, en Indochine, elle devient journaliste et couvre pour l’Agence de presse Giai Phong la Guerre américaine qui fait rage dans son pays. Elle a 24 ans.
Dès 1966, elle vit dans une zone soumise aux épandages intensifs du Sud-Viêt Nam, celle de Cu Chi, située dans le Triangle de Fer, endroit le plus bombardé du monde (10 tonnes de bombes par habitant). Elle y absorba directement et de façon massive les toxiques auxquels elle a été soumise, selon de nombreux témoignages vietnamiens.
En 1967, année du triste record des épandages, selon l’Amiral US, E. Zumwalt, Mme Tran est à Binh Long et subit durant un mois bombardements et épandages intensifs permanents qui ont conduit à la destruction totale de la forêt (ici, elle échappe de peu aux bombardements).
En 1968, toujours journaliste (année record des épandages, selon Jeanne Mager Stellman cette fois – 1967 et 1968 ayant constitué le pic des épandages), Mme Tran couvre les combats dans les zones d’épandages d’Agent Orange qui ciblaient la Piste Ho Chi Minh.
En 1969 et 1970, Mme Tran vit en permanence sous les épandages le long de la Piste Ho Chi Minh.
Entre temps, le 30 juin 1968, Mme Tran a donné naissance à sa première fille (fait assez rare tant les fausses-couches étaient nombreuses parmi les Vietnamiennes). La petite vivra un peu plus d’un an, et mourra fin 1969 d’une anomalie génétique : la tétralogie de Falot, effet tératogène avéré.
Heureusement, le 28 juin 1971, Mme Tran donne naissance de nouveau à une fille, venue au monde dans la forêt détruite par l’Agent Orange. Par malheur, cette deuxième fille hérite de l’Alpha Thalassémie récemment contractée par sa mère.
Le 24 décembre 1974, Mme Tran met au monde sa troisième fille, laquelle est née dans une prison américaine (où sa mère sera torturée). Cette enfant va connaître de très gros problèmes cutanés, incurables. En effet, la peau est un organe très sensible à l’Agent Orange, en particulier la chloracné.
Ultérieurement, les enfants de sa deuxième fille connaitront une santé très fragile, comme c’est souvent le cas dans les familles de vétérans états-uniens reconnus victimes de l’Agent Orange, car les effets de la dioxine se transmettent sur plusieurs générations.
Aujourd’hui, Mme Tran, « supposée » victime de l’Agent Orange, présente les pathologies suivantes :
– Diabète de type 2 (l’Institut de médecine de l’Académie nationale des Sciences de Washington a démontré les liens entre cette maladie et l’exposition à l’Agent Orange).
– Sa fille aînée est morte d’une malformation cardiaque, la tétralogie de Fallot (l’Institut de médecine de l’Académie nationale des Sciences de Washington a démontré les liens entre cette maladie et l’exposition à l’Agent Orange)
– L’Alpha Thalassémie, qu’elle a transmise à sa deuxième fille (l’Institut de médecine de l’Académie nationale des Sciences de Washington a démontré les liens entre cette maladie et l’exposition à l’Agent Orange)
– Mme Tran présente des nodules et calcifications dans tout le corps (vaisseaux sanguins, poumons, seins, cœur...)
– Puis, pour couronner le tout, une ancienne tuberculose surinfectée, difficilement traitable.
Quatre de ces maladies sont typiques d’une exposition à la dioxine TCDD et figurent sur la liste de l’Institut de médecine de l’Académie nationale des Sciences de Washington comme étant liées à l’Agent Orange. La 5ème s’expliquant par l’atteinte du système immunitaire également reconnu comme maladie liée à l’Agent Orange par ce même institut, cette immunotoxicité étant classique pour tous les composés organiques polychlorés.
La procédure de Mme Tran, 73 ans, suppliciée depuis un demi-siècle, vise à lui rendre justice et, au travers d’elle, obtenir enfin la première reconnaissance tangible d’un immense crime. Mené par Me William Bourdon, et ses collaborateur(trice)s, il s’agit d’un procès techniquement difficile, et très onéreux. En effet, contrairement à la procédure des victimes vietnamiennes intentée aux USA par des avocats états-uniens, celle-ci nécessite qu’un huissier français délivre l’assignation à autant d’huissiers états-uniens qu’il y a de sociétés mises en cause, notification par parquet diplomatique, sans compter que tous les documents et annexes doivent être traduits et certifiés pour validité. Des frais qui se renouvelleront lors des conclusions répondant aux arguments contradictoires des défendeurs. Ne doutons pas que la défense de ces multinationales sera féroce et, en cas de verdict favorable à Mme Tran, elles feront appel. Alors de nouveau les frais reviendront, par dizaines de milliers d’euros.
Mme Tran n’a pas les moyens de couvrir pareils frais. Aussi, un collectif sollicite associations et personnes tournées vers le Viêt Nam. Mais pas seulement, tout citoyen(ne) se sentant concerné(e) peut traduire sa solidarité par un don. Des plateformes internationales seront également activées vers leurs millions de membres, avec le soutien du CIS.
André Bouny
père adoptif d’enfants vietnamiens, pt. du Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange, auteur du livre Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam http://www.editionsdemilune.com/agent-orange-apocalypse-viet-nam-p-33.html