Al-Awda (le bateau du Retour*) devait atteindre Gaza le 29 juillet 2018. C’était la dernière étape et nous devions arriver à Gaza dans la soirée. Il y avait 22 personnes à bord, avec l’équipage, et nous apportions 15 000 dollars d’antibiotiques et de matériel de soin à Gaza. A 12h31, nous avons eu un appel manqué d’un numéro commençant par +81... Mikkel pilotait le bateau à ce moment-là. Le téléphone a sonné de nouveau et on nous a dit que nous étions en train de pénétrer dans les eaux israéliennes. Mikkel a répondu que nous étions dans les eaux internationales et que nous avions le droit d’y naviguer pacifiquement en vertu du droit maritime. Ils ont réitéré à plusieurs reprises leurs accusations d’intrusion, et Mikkel a répété à chaque fois que nous naviguions dans les eaux internationales. Cela a duré environ une demi-heure. Al-Awda se trouvait alors à 42 milles marins de la côte de Gaza.
Avant d’entamer cette dernière étape, nous avions passé deux jours à nous exercer à la non-violence pour nous préparer à l’invasion israélienne de notre bateau. Les personnes les plus fragiles, notamment celles qui avaient des problèmes de santé, devaient s’asseoir à l’arrière du pont supérieur, les mains sur la table du pont. La leader de ce groupe était Gerd, une athlète norvégienne de 75 ans, aidée de Lucia, une infirmière espagnole.
Pour empêcher les Israéliens de monter sur le pont et de prendre le contrôle du bateau, d’autres personnes devaient former une barrière non-violente de trois rangées, deux rangées de trois personnes et la troisième de deux personnes, devant la porte de la timonerie pour la protéger le plus longtemps possible. Il y avait des gens qui allaient et venaient entre la timonerie et l’arrière du pont pour faire le lien. Zohar, le chef du bateau et moi-même étions chacun à une extrémité du couloir des toilettes d’où nous surveillions l’horizon pour prévenir les autres de l’arrivée éventuelle de bateaux de guerre. J’ai plaisanté avec Zohar en disant que nous étions la Brigade des toilettes, mais je pense que Zohar n’a pas trouvé cela très drôle. C’était probablement de mauvais goût vu les circonstances. Je devais aussi aider à maintenir le contact entre tous les groupes et j’avais accès à toutes les parties du pont au cas où on aurait besoin d’un médecin.
Bientôt, nous avons aperçu au moins trois grands navires de guerre israéliens à l’horizon avec cinq bateaux rapides (Zodiacs), ou peut-être davantage, qui avançaient à vive allure. Quand ils se sont rapprochés, j’ai vu que les Zodiacs transportaient des soldats avec des mitraillettes et qu’il y avait à bord des bateaux de grosses mitrailleuses sur pied pointées sur notre bateau. De là où j’étais j’ai vu le premier soldat israélien monter à bord jusqu’au niveau des cabines puis gravir l’échelle qui menait au pont supérieur. Son visage était masqué par un tissu blanc et beaucoup d’autres soldats le suivaient, tous masqués. Ils étaient tous armés de mitraillettes et avaient de petites caméras sur la poitrine.
Ils se sont immédiatement rendus sur la passerelle après avoir dégagé la première rangée qui leur barrait le passage en tordant les bras des gens, en soulevant Sarah et en la rejetant plus loin. Joergen, notre cuisinier, était trop grand pour être traité comme ça, alors ils lui ont tiré dessus au Taser puis l’ont soulevé pour le dégager. Ils ont attaqué la deuxième rangée en se saisissant d’Emelia, l’infirmière espagnole, pour briser la ligne. Ils se sont ensuite approchés de la porte de la timonerie et ont tiré au Taser sur Charlie, le premier lieutenant et sur Mike Treen qui obstruaient le passage vers la timonerie. Charlie a aussi été frappé. Mike n’a pas cédé malgré le coup de Taser dans ses membres inférieurs, de sorte qu’il a reçu aussi des coups de Taser dans le cou et le visage. Plus tard, j’ai vu du sang sur le côté gauche de son visage. Il était à demi-conscient quand je l’ai examiné.
Ils sont entrés dans la timonerie en faisant sauter la serrure, ont stoppé le moteur et ont enlevé le drapeau palestinien avant d’enlever le drapeau norvégien et de le piétiner.
Ils s’en sont pris violemment aux personnes qui se trouvaient dans la moitié avant du bateau autour de la passerelle et les ont forcées à se regrouper à l’arrière du pont. Ils les ont toutes obligées à s’asseoir par terre à l’arrière, sauf Gerd, Lucy et les personnes fragiles qui étaient déjà assises autour de la table sur des bancs en bois. Les soldats israéliens ont ensuite formé une ligne pour empêcher les gens qu’ils avaient parqués à l’arrière de revenir à l’avant du bateau.
Ils nous ont tous fouillés et nous ont ordonné de leur remettre nos téléphones portables, faute de quoi ils les prendraient par la force. Cette partie de la perquisition et de la confiscation a eu lieu sous le commandement d’une femme soldat. En plus des téléphones portables, ils nous ont pris nos médicaments et nos portefeuilles. A ce jour (4 août 2018), personne n’a récupéré son téléphone portable.
Je suis allé examiner Mike et Charlie. Charlie avait repris conscience et ses poignets étaient attachés avec un câble plastique. Le visage de Mike saignait, et il n’était pas encore tout à fait conscient. Le câble plastique était si serré qu’il avait coupé la circulation du sang et ses doigts et sa paume commençaient à gonfler. Tous ceux qui étaient assis par terre ont demandé en criant que ses liens soient coupés. Au bout d’une demi-heure, ils ont coupé les liens des deux hommes.
C’est à ce moment-là que Charlie, le premier lieutenant, a récupéré le drapeau norvégien. Il était visiblement bouleversé en nous annonçant que le drapeau norvégien avait été piétiné. Charlie a semblé plus perturbé par le fait que le drapeau norvégien avait été piétiné que par le passage à tabac et les coups de Taser qu’il avait subis.
Les soldats ont alors demandé qui était le capitaine du bateau. Les hommes ont répondu qu’ils étaient tous capitaines. Les Israéliens ont fini par comprendre qu’Herman était le capitaine et ont exigé qu’il vienne avec eux sur la passerelle. Herman voulait que quelqu’un vienne avec lui, et je me suis proposée. Mais au moment d’entrer dans la timonerie, ils m’ont repoussée, et Herman s’est retrouvé seul sur la passerelle. Divina, la célèbre chanteuse suédoise, a réussi à quitter l’arrière et à revenir à l’avant pour regarder par la fenêtre de la timonerie. Elle s’est mise à crier de toutes ses forces : ’Arrêtez, arrêtez ! Ils tabassent Herman, ils lui font mal !’ Nous ne pouvions pas voir ce que Divina voyait, mais nous savions que c’était quelque chose de très grave. Plus tard, quand Divina et moi nous sommes retrouvées dans la même cellule de prison, elle m’a dit qu’ils jetaient Herman contre le mur de la timonerie en lui donnant des coups dans la poitrine. Les soldats se sont saisis de Divina et lui ont tordu le cou en la ramenant à l’arrière du pont.
J’ai été moi aussi repoussée à nouveau à l’arrière du bateau. Au bout d’un certain temps, ils ont mis le moteur en route. Gerd, qui était avec Herman en prison, quand ce dernier a tout raconté au consul de Norvège, m’a dit plus tard que les Israéliens voulaient qu’Herman démarre le moteur et l’ont menacé de le tuer s’il ne le faisait pas. Mais ce qu’ils n’avaient pas compris, c’est que sur ce bateau, une fois le moteur arrêté, il ne peut être redémarré manuellement que dans la salle des machines qui se trouvait au niveau du dessous avec les cabines. Arne, le mécanicien, a refusé de redémarrer le moteur, alors les Israéliens ont descendu Herman et l’ont tabassé devant Arne en lui disant qu’ils continueraient à frapper Herman tant qu’il ne démarrerait pas le moteur. Arne a 70 ans, et quand il a vu le visage d’Herman prendre une couleur cendre, il a cédé et a démarré le moteur manuellement. Gerd s’est mise à pleurer en me racontant cette partie de l’histoire. Les Israéliens ont ensuite pris le bateau en charge et l’ont conduit à Ashdod.
Une fois le bateau parti, les soldats israéliens ont amené Herman à l’infirmerie. Herman souffrait beaucoup, il était silencieux mais conscient, il respirait mais sa respiration était difficile. Le médecin de l’armée israélienne voulait qu’il prenne des médicaments contre la douleur. Herman a refusé. Le médecin israélien m’a expliqué que ce qu’il offrait à Herman n’était pas un médicament de l’armée mais un médicament à lui. Il m’a donné le médicament pour que je puisse vérifier. C’était une petite bouteille en verre brun et j’ai pensé qu’il s’agissait d’une sorte de préparation de morphine liquide, probablement l’équivalent de l’Oramorphe ou du Fentanyl. J’ai dit à Herman de le prendre et le médecin lui a fait prendre 12 gouttes, après quoi Herman a été transporté sur un matelas à l’arrière du pont. Entouré par ses amis, il s’est endormi. De là où j’étais, j’ai vu qu’il respirait mieux.
Maintenant qu’Herman était soigné, je pouvais m’occuper de Larry Commodore, le leader amérindien qui milite pour l’environnement. Il avait été élu chef de sa tribu à deux reprises. Larry souffre d’asthme et, avec le stress ambiant, je craignais qu’il n’ait une méchante crise et qu’il ait besoin d’une injection d’adrénaline. J’ai fait faire à Larry des exercices de respiration profonde. Il n’a pas eu de crise d’asthme, à la place il a entamé la conversation avec un Israélien dont le visage était couvert d’un tissu noir. Cet homme était manifestement le responsable de l’opération.
Je lui ai demandé son nom et il m’a dit qu’il était le Maréchal Ro... Larry a cru entendre Maréchal Rommel et il s’est écrié : comment un Israélien peut-il avoir un nom nazi ? Le maréchal a protesté et a dit qu’il était le Maréchal ? Ronan. Quand j’ai épelé Ronan, il m’a corrigée en me disant qu’il s’appelait Ronen, et que, lui, le Maréchal Ronen était le responsable.
Les soldats israéliens avaient tous des caméras sur la poitrine et ils nous filmaient tout le temps. Ils nous ont donné une boîte de sandwiches et une poire. Aucun d’entre nous n’a accepté leur nourriture, car nous avions décidé de ne pas nous faire complices de l’hypocrisie des Israéliens en acceptant leur charité. Notre cuisinier Joergen avait préparé un délicieux brownie riche en calories et en protéines avec des noix et du chocolat, enveloppé dans du papier d’aluminium en vue de notre capture, car nous savions que ce serait une longue journée et une longue nuit. Joergen avait dit que ce serait notre nourriture pour le voyage. Malheureusement, quand j’ai voulu le manger, les Israéliens me l’ont arraché et l’ont jeté en disant : ’C’est interdit’. Je n’ai rien eu à manger pendant 24 heures, puisque j’avais refusé la nourriture de l’armée israélienne et qu’ils m’avaient pris ma propre nourriture.
En naviguant vers Israël, nous pouvions voir la côte de Gaza dans l’obscurité totale. Il y avait trois plates-formes de forage dans le nord de la mer de Gaza. Les brillantes flammes d’huile contrastaient avec l’obscurité absolue dans laquelle les propriétaires de ce carburant étaient forcés de vivre. Juste au large de Gaza se trouve le plus grand gisement de gaz naturel jamais découvert, et ce gaz naturel, qui appartient aux Palestiniens, est aussi siphonné par Israël.
Alors que nous approchions d’Israël, Zohar, le chef de notre bateau, nous a suggéré de commencer à nous dire au revoir l’un à l’autre. Nous étions probablement à deux ou trois heures d’Ashdod. Nous avons remercié notre chef de bateau, notre capitaine, l’équipage, notre cher cuisinier, et nous nous sommes promis de continuer à faire tout ce que nous pouvions pour libérer Gaza et rendre justice à la Palestine. Herman notre capitaine, qui avait réussi à s’asseoir, a fait un discours très émouvant et certains d’entre nous étaient en larmes.
Nous savions qu’à Ashdod, les médias et les équipes de tournage israéliens nous attendraient. Nous ne voulions pas arriver à Ashdod avec l’air d’avoir perdu espoir, parce que nous avions été capturés. Alors nous sommes descendus du bateau en chantant ’Palestine libre, libre, libre’. Mike Treen s’était remis des violents coups de Taser qu’il avait reçus et il dirigeait notre chant de sa voix de stentor. Nous avons rempli le ciel nocturne d’Israël avec la Palestine libre à mesure que nous avancions. On a chanté du bateau jusqu’à Ashdod.
Nous avons été emmenés directement dans une zone militaire fermée à Ashdod. C’était une zone fermée avec de nombreux postes. Elle avait été spécialement préparée pour les 22 personnes que nous étions. La première étape a été le passage aux rayons X. Je n’ai pas réalisé qu’ils avaient conservé ma ceinture porte-billets en sortant de la salle de radiographie. L’étape suivante a été la fouille à nu, et c’est au moment où je ramassais mes affaires pour me rhabiller lorsque j’ai réalisé qu’il manquait ma ceinture porte-billets. Je savais que j’avais quelques centaines d’euros et qu’ils essayaient de me les voler. J’ai exigé qu’on me la rende, j’ai refusé de sortir de la salle et je me suis mise à crier pour la première fois. Je suis contente de l’avoir fait, car d’autres personnes ont été dépouillées de leur argent. Ils ont volé à Abdu, un journaliste d’Al Jazeera, toutes ses cartes de crédit et 1 800 dollars ainsi que sa montre, son téléphone par satellite, son téléphone portable personnel, sa carte d’identité. Il pensait que ses possessions seraient conservées avec son passeport, mais lorsqu’il a été relâché pour être expulsé, il a réalisé avec amertume qu’il ne récupérerait que son passeport. Tout l’argent liquide et les objets de valeur n’ont jamais été retrouvés. Ils ont tout simplement disparu.
On nous a fait passer d’un endroit à l’autre dans cette zone militaire fermée, on nous a fouillés plusieurs fois, on nous a pris nos affaires, jusqu’à ce qu’à la fin, nous n’ayons plus que les vêtements que nous portions et un bracelet avec un numéro. Tous les lacets de nos chaussures ont également été enlevés. Certains d’entre nous ont eu des reçus pour des articles emportés, mais je n’ai eu aucun reçu pour quoi que ce soit. Nous avons été photographiés plusieurs fois et avons vu deux médecins. C’est à ce moment-là que j’ai appris que Larry avait été poussé sur la passerelle, qu’il était blessé au pied et qu’il avait été envoyé dans un l’hôpital israélien pour un contrôle. On voyait son sang par terre.
J’avais froid et faim, je ne portais plus qu’un teeshirt et un pantalon quand ils en ont eu fini avec moi. Ils m’avaient pris ma nourriture, mon eau, tous mes effets personnels, y compris mes lunettes de lecture. Ma vessie était sur le point d’éclater, mais je n’ai pas eu le droit d’aller aux toilettes. Dans cet état, on m’a conduite vers deux fourgons cellulaires peints en gris. Sur le sol, à côté, il y avait un grand tas de valises et de sacs à dos. J’ai trouvé les miens et j’ai constatée, horrifiée, qu’ils avaient ouvert mes bagages et presque tout pris - tous mes vêtements propres et sales, mon appareil photo, mon deuxième mobile, mes livres, ma Bible, tous les médicaments que j’avais apportés pour notre groupe et moi-même, mes affaires de toilette. La valise était à moitié cassée. Mes sacs à dos étaient aussi complètement vides. J’ai récupéré deux valises vides, à l’exception de deux grands teeshirts sales pour homme qui, de toute évidence, appartenaient à quelqu’un d’autre. Ils avaient aussi laissé mon T-shirt de la Flottille de la Liberté. J’ai compris qu’ils n’avaient pas volé le tee-shirt de la Flottille car ils savaient qu’aucun Israélien ne voudrait le porter en Israël. Ils n’avaient pas rencontré Zohar et Yonatan qui arboraient fièrement le leur. Ce fut un choc, car je ne m’attendais pas à ce que l’armée israélienne soit, en plus, pleine des voleurs à la petite semaine. Qu’est devenue la glorieuse armée israélienne de la guerre des Six Jours que le monde admirait tant ?
On ne m’a toujours pas autorisée à aller aux toilettes, et j’ai été poussée dans le fourgon, et rejointe par Lucia, l’infirmière espagnole ; après quelque temps, on a été emmenées à la prison de Givon. J’ai tremblé et frissonné pendant tout le voyage.
La première chose que nos gardiennes ont faite à la prison de Givon a été de m’ordonner d’aller aux toilettes. C’était intéressant de voir que les Israéliens savaient tous que j’en avais désespérément besoin et qu’ils m’en avaient empêchée pendant des heures ! Quand nous avons été radiographiées de nouveau et fouillées de nouveau, il devait être environ 5 à 6 heures du matin... Lucia et moi avons ensuite été placées dans une cellule où Gerd, Divina, Sarah et Emelia dormaient déjà. Il y avait six lits superposés sur deux étages - tous rouillés et poussiéreux.
Divina n’a pas pu avoir la bonne dose de ses médicaments ; Lucia s’est vu refuser ses propres médicaments et imposer un substitut israélien qu’elle a refusé de prendre. Divina et Emelia se sont immédiatement mises en grève de la faim. Les geôlières étaient très hostiles. Elles nous refusaient des choses élémentaires, comme du papier toilette, faisaient claquer constamment une porte en fer de la prison, laissaient la lumière de la cellule allumée en permanence, et nous forçaient à boire l’eau rouillée du robinet, en nous hurlant sans arrêt dessus pour se défouler.
Les gardiennes m’appelaient ’Chine’ et me traitaient avec un grand mépris. Le matin du 30 juillet 2018, le vice-consul britannique m’a rendu visite. Quelqu’un l’avait appelé pour savoir où j’étais. Ce fut une bénédiction car après cela, on m’a appelée ’Angleterre’, et l’Angleterre a été infiniment mieux traitée par que la Chine. Il m’est venu à l’esprit que la ’Palestine’, elle, aurait été piétinée et probablement assassinée.
Dr Swee Ang
Originellement paru sur Mondoweiss
Traduction : Dominique Muselet
Note :
*Le nom du bateau fait référence à la Marche du retour des Gazaouis