C’était en avril 1982, c’est-à -dire il y a tout juste trente ans. Le gouvernement faisait face depuis plusieurs mois à une vague de grèves dans le secteur automobile, avec les OS comme protagonistes principaux, l’élection de François Mitterrand leur ayant donné du souffle pour se battre contre des conditions de travail et de salaire extrêmement dégradées.
C’est dans ce contexte qu’en Seine-Saint-Denis, on voit se développer quelque chose d’exceptionnel, une grève pas comme les autres, car survenant là où tout avait été pensé pour qu’aucune résistance ne puisse jamais s’exprimer. C’était à l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois, celle-là même qui est menacée aujourd’hui de fermeture. C’est donc aussi bien pour rendre hommage à la lutte de ces « pionniers » d’il y a trente ans que pour tenter de tirer de l’histoire quelques leçons pour les combats à venir que nous écrivons cet article. [1]
Un « goulag industriel au visage capitaliste »
« Cette usine est restée coupée du monde extérieur pendant dix ans. Entre 1972, date de la sortie de la première voiture Citroën des chaînes d’Aulnay-sous-Bois, et 1982, […] ce fut pour les capitalistes, une usine modèle. Une usine où les patrons régnaient sans partage et où les travailleurs travaillaient sans espoir. Oui, une usine modèle. Aveugle. Plantée au milieu de dizaines d’hectares de terrains isolés par deux autoroutes et une voie ferrée. Des façades comme des remparts contre les regards indiscrets. D’immenses parkings profonds de plusieurs centaines de mètres. Des kilomètres de grillages sur plusieurs rangées. Des murs sombres. Des vitres teintées. Un camp retranché. La direction désignait par les mots guerriers de poste avancé ce que dans les autres usines on appelle plus pacifiquement postes de gardiennage. Le goulag en quelque sorte, un goulag industriel au visage capitaliste. »
C’est ainsi que le documentaire Haya ! de Claude Blanchet [2] décrit l’usine Citroën d’Aulnay. Crée dans l’après 1968, le site avait été conçu méticuleusement de façon à éviter tout conflit social et à opérer ainsi une rupture radicale avec l’expérience du cycle de luttes ouvert par 1968. En plus de l’isolement géographique décrit ci-dessus, une soigneuse sélection du personnel avait privilégié l’embauche d’ouvriers immigrés (dont une majorité de Marocains) qu’on allait souvent recruter directement dans leur pays d’origine. Le profil idéal était celui du paysan illettré, censé être plus docile et n’avoir aucune tradition de lutte. Parmi les ouvriers français, mutés depuis les usines du quai de Javel, on procédait à des enquêtes poussées afin de s’assurer que les travailleurs affectés n’avait aucun passé syndical ou gréviste.
Une nouvelle méthode de gestion industrielle, importée d’un autre groupe automobile acheté par Citroën quelques années auparavant, y avait été mise en place : le « modèle Simca ». Ce « modèle » consistait en une combinaison perverse entre une sorte de paternalisme patronal qui prônait l’idée que l’usine était « une grande famille », à laquelle les ouvriers devaient leur « loyauté », et une répression féroce assurée en grande partie par l’existence d’un syndicat « indépendant ». Le syndicalisme indépendant, né dans l’après-guerre de la fusion d’une partie de la droite française et de militants syndicaux ayant soutenu la Charte du Travail mise en place par le gouvernement de Vichy, était marqué par une forte idéologie anticommuniste et prônait une collaboration directe entre les travailleurs et le patron. Chez Simca Poissy (future Talbot) comme à Citroën Choisy [3], il s’incarne dans la section de la Confédération Française du Travail (CFT), dont les militants occupaient des postes importants dans la direction du personnel. Ceux-ci affichent une proximité politique avec le gaullisme et arrivent même à élire cinq députés à l’Assemblé Nationale aux élections législatives de 1958, connus comme les « députés Simca ».
A Aulnay une section CFT est également mise en place dès la création de l’usine. La Confédération change de nom en 1977 suite au meurtre par balle d’un gréviste, syndiqué CGT, sur un piquet de grève aux Verreries Mécaniques Champenoises. Elle s’appellera désormais Confédération des Syndicats Libres (CSL). En plus, la direction dispose d’un puissant système de contrôle notamment à travers des agents de secteur, choisis par elle et chargés de faire l’interface entre les ouvriers et l’encadrement, court-circuitant le rôle des délégués syndicaux. Ce dispositif compte encore sur un service intérieur, dont les dirigeants sont surnommés les « chaussettes à clous », une espèce de milice patronale chargée de réprimer brutalement les délégués des syndicats adversaires et de maintenir une coercition physique sur les salariés.
Les ouvriers subissent ainsi un climat de terreur permanent à l’usine, qui explique en partie l’apparition de la figure du « mouchard », c’est-à -dire de l’ouvrier soumis à l’agent de secteur et au dictat des militants de la CSL, prêt à tout pour tenter de sauver sa peau individuellement. Un régime de faveurs se met en place où ces pseudo représentants exigent des cadeaux aux ouvriers - souvent un plat de couscous ou une bouteille de Ricard - comme prix de leur « bienveillance », ce qui ne remplace pas, bien entendu, l’acte premier de loyauté exigé des ouvriers : l’affiliation à la CSL. La carte d’adhésion de la Confédération jaune était d’ailleurs surnommée « la petite carte de la tranquillité ». Le tout étant encore recouvert d’une bonne dose de racisme contre les ouvriers immigrés (environ 80% des OS), traités le plus souvent « d’esclaves ». Des témoignages de l’époque racontent que certains chefs se permettaient d’exiger que les ouvriers se mettent à genou devant eux et embrassent leurs mains. C’est dans ce contexte d’oppression extrême et d’humiliation que le soir du 22 avril 1982 une goutte fera déborder le vase…
Quand le verrou saute…
Il y a au moins deux versions différentes sur le fait qui a déclenché le mouvement de grève à l’usine d’Aulnay. Selon la première, ce serait une énième provocation de la part d’un chef à l’égard d’un syndicaliste CGT. Pour la seconde, un tract distribué par la CSL. Toutes les deux s’accordent néanmoins sur le caractère raciste des propos en question.
L’équipe du soir décide alors de débrayer, 1500 ouvriers arrêtent le travail et défilent dans les ateliers. Dès le lendemain, la CGT organise un meeting aux portes de l’usine et les grévistes s’adressent à leurs collègues de l’équipe du matin. Comme dans une cocotte sans soupape de sécurité, l’explosion est violente. Devant le site, les ouvriers expriment toute leur colère et s’entassent pour raconter aux quelques journalistes présents, souvent dans un français rudimentaire, l’ampleur des souffrances subies et depuis si longtemps tues. Les mises à pieds fréquentes infligées à tous ceux qui refusaient de se soumettre à la dictature de la CSL, les refus d’arrêt maladie ayant entrainé des problèmes graves de santé, par exemple jusqu’à la perte d’un oeil suite à un accident de travail non reconnu par la direction, les cadences arbitraires, les salaires de misère, les humiliation constantes des chefs qui les traitaient comme des bêtes, etc.
La grève s’étend vite et la production est complètement bloquée le 26 avril. Contrairement à d’autres grèves, par exemples celles qui avaient lieu alors sur les sites de Renault, où seulement un secteur s’arrêtait, bloquant tout de même l’ensemble de la chaîne de production (les « grèves bouchon »), la lutte n’est pas cantonnée à un atelier mais touche l’ensemble de l’usine. Des piquets de grève sont installés pour empêcher l’entrée de tout salarié dans le site. Des incidents ont lieu entre des briseurs de grève armés et les ouvriers qui, malgré les difficultés de transport entrainés par l’interruption du service des cars et l’isolement de l’usine, occupent le parking jour et nuit tandis que la direction, l’encadrement et les militants de la CSL sont retranchés à l’intérieur de l’usine.
Sous l’effet de la contagion, les usines Citroën de Levallois (le 4 mai), d’Asnières (le 12 mai), de Saint-Ouen (le 18 mai), entrent également en grève. Une combinaison d’actions locales et de manifestations communes à Paris donnent une répercussion nationale au conflit. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres secteurs industriels à cette époque, l’élection de Mitterrand a fonctionné comme une espèce de catalyseur d’une grogne qui s’accumulait depuis longtemps dans la branche automobile. La situation des OS était insupportable, et puisque cela changeait à l’échelle du pays, les ouvriers trouvaient normal que ça change aussi dans cette espèce d’Etat dans l’Etat faisant ses propres lois qu’était la dictature patronale des usines de l’automobile.
Au programme : salaires et cadences, mais surtout « liberté » et « dignité »
Les revendications qui émanent de la grève sont très diverses. Elles portent sur les salaires et sur la classification des ouvriers selon leur ancienneté et diplômes (pour en finir avec le drame des « OS à vie »), sur les conditions de travail et notamment pour l’affichage des cadences, ainsi que des revendications spécifiques des travailleurs immigrés telles que la possibilité de prendre les 5 semaines de congé en été pour partir au pays, un lieu de prière, etc.
Mais, de fait, une revendication prend le dessus sur toutes les autres : celle de la liberté syndicale et de la « dignité » dans le travail. On demande notamment la suppression des règlements intérieurs en vigueur, la liberté de choisir son syndicat, de s’entretenir avec les délégués pendant le travail, l’organisation d’élections libres, l’ouverture de locaux syndicaux, l’arrêt des discriminations et insultes raciales, la suppression des techniques modernes de surveillance, etc.
Les ouvriers sont persuadés que l’essentiel est d’en finir avec le système de contrôle existant dans l’usine. Ce système dont le visage quotidien était les humiliations et les faveurs obligées aux chefs. Lorsque les journalistes et les soutiens extérieurs venaient pour la première fois devant le site de Citroën Aulnay en grève, et entendait ces centaines d’ouvriers immigrés scander « fini le couscous et le Ricard », ils ne comprendraient pas grand-chose. Mais pour ces ouvriers c’était la mise à bas d’un « système » d’exploitation et oppression extrêmes qui était en jeu. C’est pourquoi on parlait beaucoup de « liberté ». A Aulnay, la liberté était d’abord et avant tout celle de se syndiquer et de se doter d’un outil pour la défense des intérêts des travailleurs, un syndicat pour de vrai et non pas la police du patron, comme ils appelaient la CSL. Très vite, c’est la petite section CGT qui va incarner l’espoir de devenir cet outil.
Depuis le milieu des années 1970 les quelques militants CGT de l’usine résistaient à toute une gamme de harcèlements et de pressions de la direction et de ses agents, jusque, souvent, des agressions physiques. Tout militant n’étant pas délégué et donc protégé était obligé de rester clandestin, sous peine de licenciement. Des élections truquées où les non adhérents à la CSL étaient empêchés de quitter leur poste pour voter et où les dirigeants du syndicat jaune demandaient aux ouvriers de leur ramener tous les bulletins de vote non-utilisés - une façon de prouver qu’ils n’avaient pas voté pour un autre syndicat - faisaient que la CGT ne dépassait jamais les 10% des voix. Des militants CGT se voyaient souvent dans la contradiction de devoir expliquer aux ouvriers qui les cherchaient pour obtenir un soutien les risques qu’ils encouraient par le fait même d’avoir fait appel à eux et non à la CSL.
Une fois brisée la peur installée dans l’usine, les grévistes déchiraient publiquement leur carte d’adhésion à la CSL et adhéraient massivement à la CGT. En un mois de grève, celle-ci a fait plus de 1 500 nouveaux adhérents.
Une armée antigrève et un discours xénophobe
De son côté, la direction faisait tout ce qui était à sa portée pour mettre fin au mouvement. L’Etat ayant refusé l’envoi des CRS pour débloquer l’usine (ce qu’il accordera quelques mois plus tard pour la grève à Talbot Poissy), elle tentait de faire croire que la grève n’était pas majoritaire en créant un contre-mouvement « pour la liberté du travail » et contre les ouvriers immigrés qui « prenaient en otage » l’usine et empêchaient les français d’aller travailler.
Des tracts étaient distribués véhiculant tous les fantasmes typiques du discours de l’extrême droite à propos des travailleurs immigrés : invasion de la France par les étrangers, polygamie, nombre très élevé d’enfants, utilisation abusive voire frauduleuse des aides sociales, volonté de faire des français des étrangers dans leur propre pays, références religieuses, charge financière que les étrangers font peser sur les français… Cette tentative d’opposer travailleurs immigrés grévistes et travailleurs français portera ses fruits lors de conflits sociaux futurs et notamment à Talbot, comme nous le verrons dans la suite de cet article.
Le 25 mai, après plus d’un mois de grève, la direction organise une manifestation des non-grévistes sur Paris. Entre 15000 et 30000 personnes, notamment des cadres et du personnel de bureau, venus des autres usines du groupe en France, ainsi que d’Italie, de Belgique et de Suisse, défilent derrière la direction de Citroën et les leaders de la CSL. Les salariés sont même rémunérés pour leur participation à la manifestation !
Une victoire politique malgré des insuffisances sur les revendications
Après un mois de blocage des négociations, à la fois parce que la direction de Citroën se veut intransigeante, et parce que la CGT refuse de s’assoir à la même table que la CSL, le gouvernement nomme un médiateur extérieur à l’entreprise qui propose un accord le 26 mai. Il y est prévu la concession des libertés syndicales demandées par les travailleurs, ainsi que la mise en place d’une commission chargée de négocier les autres revendications. La direction est contrainte de l’accepter.
La reprise du travail est votée pour le 1 juin et se fait en climat de fête, avec une scène improvisée sur le parking où on joue de la musique, des tambours, des discours enflammées en plusieurs langues et une entrée triomphale des ouvriers dans l’usine, avec en tête les travailleurs licenciés pendant la grève.
La commission de négociation mise en place n’aboutira pas à grande chose, mais la victoire politique des travailleurs avait changé le rapport de forces dans l’usine. Au mois de juin, des élections libres donnent à la liste de la CGT, qui présentait quelques-uns des principaux dirigeants ouvriers immigrés de la grève, une majorité avec 57% des voix.
Puis c’est au tour de Talbot de rentrer dans la danse
Le lendemain de la reprise du travail à Aulnay, c’est-à -dire le 2 juin, c’est au tour des ouvriers de l’atelier de ferrage de l’usine Talbot de Poissy (anciennement Simca, aujourd’hui Peugeot, et à cette époque appartenant déjà au groupe PSA), d’arrêter le travail après 28 années sans grève. Ils défilent dans les autres ateliers et sont rejoints par plusieurs centaines de salariés. Immédiatement, les militants de la CSL interviennent et des bagarres violentes éclatent, laissant plusieurs blessés. Les ateliers de carrosserie et de montage sont complètement arrêtés et les militants de la CSL sont repoussés vers l’extérieur des bâtiments désormais occupés par les ouvriers. On estime le nombre de grévistes à 3000 par équipe.
Le lendemain le directeur du personnel de l’usine prend la tête d’un groupe composé de quelques ouvriers, mais aussi des cadres et des personnels de bureaux, parmi lesquels se trouvent les délégués de la CSL. Ils attaquent les grévistes afin de reconquérir l’atelier, au nom de la « liberté du travail ». Extincteurs, grenades lacrymogènes, matraques, pièces métalliques, boulons sont utilisés, mais les grévistes résistent et poursuivent l’occupation. On compte de part et d’autre des dizaines de blessés. L’usine est fermée et les grévistes évacués par les CRS le 7 juin, mais elle est réoccupée le 11.
Du côté des grévistes, plusieurs meetings et manifestations de soutien sont organisés. En face, la CSL organise les non-grévistes dans une campagne très active, avec notamment la création d’un « comité des Talbot qui veulent travailler » qui fait envoyer 6000 lettres à François Mitterrand. Elle lance des distributions massives de tracts, une manifestation à Poissy, l’occupation de la mairie PCF (dont le maire est un ancien syndicaliste de Talbot et compagnon de la secrétaire de la CGT) et même la construction d’une voiture sur la place de la mairie…
Mais la grève tient bon et, face au blocage des négociations, la CGT finit par demander que soit adopté la même méthode de résolution du conflit qu’à Citroën. Le même médiateur est nommé le 23 juin, et rend ses conclusions le 1erer juillet. Proches des celles obtenues à Aulnay, elles sont acceptées par les grévistes et la direction. Le 5 juillet, le travail reprend dans la même joie qu’à Aulnay. La CGT compte environ 3 000 nouveaux adhérents et devient le plus gros syndicat d’entreprise d’Ile de France.
Un contre-pouvoir embryonnaire
La reprise de la majorité pour la CGT et la fin du « modèle Simca » ne suffit pas à rendre compte du bouleversement du rapport de force qui a alors eu lieu dans ces usines. Aussi bien à Aulnay qu’à Talbot, on verra surgir des formes de démocratie directe des travailleurs : les délégués de chaîne.
Les grèves avaient vu naitre des dizaines, des centaines de nouveaux militants syndicaux, avides de se former et de jouer un rôle dans l’organisation des ouvriers. Les structures formelles du syndicat étaient devenues trop étroites pour contenir ce phénomène de militantisme ouvrier. C’est comme ça que de façon quasi spontanée et en accord avec la direction de la CGT, dans chaque atelier un délégué est désigné par tranche de quinze ou vingt ouvriers. Nora, dirigeante de la CGT à Talbot raconte cette expérience : « Il se passait quand même quelque chose d’un peu exceptionnel. Après cette grève, on s’est retrouvés avec plus de 4500 adhérents, et on n’avait pas forcément la structure. C’était compliqué parce que la grève avait fait émergé des militants neufs, nouveaux, des gens qui s’engageaient mais qui n’avaient pas de légitimité, t’es pas élu, t’es pas… Alors, comment on peut dans une entreprise de cette taille, quand on a autant d’adhérents, organiser les choses ? […] On a parlé à l’époque des délégués de chaîne. Les délégués de chaîne ce n’était pas les délégués du personnel, mais c’était les représentants des travailleurs sur une partie de la chaîne. Alors le porte-parole de qui ? Pas des syndiqués, parce qu’il y avait des gens qu’étaient pas syndiqués à la CGT mais qui s’étaient mis en grève, et qui avaient envie et qui nous soutenaient, qui avaient des problèmes, des revendications… Comment on pouvait être aussi porteurs de cela ? Et donc on a créé un concept qui a disparu, mais qui a été créé à ce moment-là , c’était de faire élire des délégués de chaîne. Mais une élection interne, entre nous. On avait dit, voilà , il faut qu’on s’organise, parmi les salariés. Est-ce qu’il y a des personnes qui veulent être plus déléguées pour s’occuper quand il y a un problème… Et donc on a dit voilà , vous désignez des délégués… »
Le réseau des délégués de chaîne est cependant resté une structure ad hoc, les délégués ne bénéficiant pas des droits accordés aux délégués élus dans les instance officielles de représentation, ils n’avaient pas de mandat leur assurant une protection, contrairement à l’exemple du contre-pouvoir surgi dans les usines italienne lors du mai rampant, après 1969, qui avait permis une reconnaissance officielle des délégués « de base ». Les délégués de chaîne restent donc sous la menace de l’arbitraire et seront pour une bonne part licenciés lors des conflits ultérieurs.
Cela n’a pas empêché le patronat de s’inquiéter sérieusement du surgissement de cette forme d’auto-organisation permanente dans leurs usines. Un conseiller des cadres de Talbot, alors qu’il s’agit de redéfinir leur stratégie, énonce cela de façon assez lucide : « la tentative de création de délégués de chaînes est une invention diabolique révolutionnaire. Elle est un acte de violence pseudo-juridique destiné à accentuer le phénomène de terreur par son caractère unilatéral, comme si le droit social n’existait pas, et surtout comme si Peugeot n’existait plus ». France Soir avait à son tour sorti en première page, « Talbot-Poissy, la CGT et la soviétisation de la chaîne »
Ainsi, le printemps 1982 constitue une première étape à partir de laquelle se déploie un contre-pouvoir dans les ateliers qui conteste au quotidien la subordination et le diktat de l’encadrement. La poursuite des conflits et les difficultés de négociations rythment donc la vie des usines. Dès la rentrée 1982, et pendant plusieurs mois, les usines Citroën et Talbot vont voir émerger une multitude de conflits, de natures diverses, notamment pour l’application des mesures préconisées par l’accord de fin de grève ou encore pour obtenir le départ de certains contremaitres. Les directions répondent par des licenciements qui provoquent d’autres grèves en retour. Ainsi à Poissy, huit ouvriers sont licenciés à la fin d’août 1982. Une grève est lancée le 7 septembre et les licenciements sont transformés en mises à pied. A Aulnay, une grève débute le 10 septembre pour imposer l’augmentation des salaires prévue en juin et la direction propose une avance immédiate de 300 Francs. A Citroën-Levallois, les ouvriers entament une grève fin septembre contre des retenues sur salaires.
Cette multiplication de conflits entraine des baisses de la production. A Aulnay, selon la direction, la production quotidienne a baissé de 830 à 750 voitures. La presse consacre beaucoup d’articles à la destruction programmée de Citroën par la CGT en vue de sa nationalisation tandis que le syndicat propose la mise en place d’une commission de contrôle de la production. La direction de Citroën en arrive même à menacer de fermer l’usine d’Aulnay tellement elle était dépassée par la conflictualité sur le site.
Au début de l’année 1983, la situation s’aggrave encore. A Citroën Levallois, les ouvriers constatent des pertes de salaires dues aux lock-out imposés par la direction suite à des débrayages des agents de maitrise. Des journées de grève ou de forts ralentissements des cadences ont lieu à partir du 4 janvier, auxquelles la direction répond par l’annonce de plusieurs journées chômées puis par la mutation de 500 personnes à Aulnay. Parallèlement, une grève débute d’abord à Aulnay puis à Nanterre pour des augmentations de salaire et l’accolement de la cinquième semaine de congés payés aux quatre autres, en été.
Le 2 février, lors d’un débrayage à Aulnay, la CSL s’oppose physiquement aux grévistes qui passent sur les chaînes ; vingt-cinq de ses militants sont blessés et doivent aller à l’hôpital, et la CSL évoque l’agression par un « commando d’ouvriers maghrébins ». La lutte se déplace alors vers la question de la répression puisque suite à cette bagarre, huit licenciements et quatorze mises à pied sont prononcés. Parmi les licenciés figurent deux leaders de la CGT très populaires auprès des travailleurs Marocains, Akka Ghazi et Lahoussine Rachi, pourtant délégués élus et donc protégés juridiquement. Les licenciements sont rejetés au comité d’établissement, et lorsque les licenciés se présentent sur leurs postes de travail, la direction engage une procédure pour leur empêcher l’entrée de l’usine. Le 11 mars, l’Inspection du Travail refuse finalement les licenciements, et la reprise du travail des licenciés provoque à nouveau des altercations, suivies de débrayages.
Une expérience de contrôle ouvrier
Au début de l’année 1983, la direction de Talbot annonce plusieurs jours de chômage technique. La CGT qui refuse les raisons invoquées pour les justifier propose alors de « faire tourner l’usine sans patron ». Si ce sont les ouvriers qui organisent la production, ils bénéficient de la complicité d’une partie des chefs et des ingénieurs.
Nora raconte ces évènements : « Il y avait d’ailleurs des chefs d’équipe, d’ateliers qui disaient « vous avez raison, c’est courageux ce que vous faites. On a eu des ordres de mettre tous les outils planqués sous clé, pour que ça soit un échec, mais on va vous aider ». Donc certains nous avaient remis les outils, ce qui du point de vue des chefs d’équipe était formidable. […] Autour d’un mot d’ordre constructif, on pouvait construire une unité. Mais le jour J on ne savait pas à quoi s’attendre. Et là ça a été un truc extraordinaire, vraiment extraordinaire, parce qu’on s’est retrouvés le matin à l’entrée de l’équipe avec tout le monde. L’équipe du soir, qu’était pas partie, ils voulaient voir ce qui allait se passer, ils voulaient être sûrs que ça allait marcher. On s’est retrouvés avec l’équipe de jour. Et puis avec des curieux qui venaient voir, des bureaux ou des autres ateliers. Au B3, les chefs étaient là mais ils ne voulaient pas venir, ils regardaient. Et donc y’a des ouvriers qui se sont improvisés en chefs d’atelier, pour organiser le travail. […] Les OS, à force des mutations dans l’entreprise, ils avaient une connaissance des postes, et donc on avait notamment Kéita Niama, qui était au ferrage, qui s’était improvisé chef d’atelier. Les gens se retrouvaient à deux, pour faire attention à la sécurité. Ca pouvait être potentiellement dangereux. Mais tout s’est bien passé. On a même eu un ingénieur qu’est venu nous donner les numéros des mines pour les moteurs et les carrosseries, en nous disant d’ailleurs « on est sûrs que la production sera de qualité ». On a sorti quelques tôles au ferrage, puis on a eu ensuite les chaînes de carrossage et garnissage, alors là c’était une autre paire de manches, parce que les chaînes pouvaient pas avancer, ils avaient fermé l’alimentation. Et là ce sont des ouvriers qui sont descendus dans la trappe pour pousser les voitures. […] On a été cherché avec notre argent de l’essence pour faire les essais […] Je crois qu’on a fait de la peinture. […] C’était une fierté pour les ouvriers, pour nous tous d’ailleurs. […] Force a été de constater que les ouvriers, immigrés, OS, qu’on avait présentés comme ceux qui allaient détruire l’entreprise, comme des gens violents, s’étaient illustrés comme étant encore plus attachés à l’entreprise que les patrons eux-mêmes. »
Cette courte expérience montre toute la profondeur du processus de radicalisation ouvert par les grèves de 1982 et comment la puissance de l’organisation d’un contre-pouvoir ouvrier rendait possible l’inimaginable : que de simples OS, considérés auparavant comme des esclaves barbares et inintelligents, puissent attirer la solidarité d’une partie du personnel et faire tourner eux-mêmes une usine de la taille de Talbot Poissy. Elle portait en germe la destruction totale du système d’exploitation contre lequel s’étaient levés les ouvriers.
Un triste épilogue : le tournant de 1984
Juillet 1983, un peu plus d’un an après la vague des « grèves pour la dignité », le patronat de l’automobile, sous prétexte d’une chute des ventes et d’une restructuration nécessaire du secteur automobile, annonce une vague de licenciements touchant tous les constructeurs.
A Talbot, des débrayages puis un appel à la grève le 21 juillet sont bien suivis par les salariés. Mais c’est surtout à la rentrée que les évènements s’accélèrent. Le 12 septembre la direction de l’entreprise fait une demande de licenciements à la Direction Départementale du Travail, qui les refuse du fait de l’insuffisance des mesures destinées à limiter le nombre de licenciés. Par ailleurs, il est demandé à PSA de prendre des engagements précis quant à l’avenir du site de Poissy, alors que le groupe est soupçonné de vouloir se débarrasser de Talbot. Le 21 novembre, la direction réitère sa demande en ajoutant des améliorations aux clauses du plan social. Le lancement d’un nouveau véhicule qui serait fabriqué à Poissy est censé assurer l’avenir du site.
Les syndicats de l’usine de Poissy organisent plusieurs débrayages puis débutent une grève le 7 décembre. Les négociations entre PSA et le gouvernement se poursuivent jusqu’au 17 décembre, quand le premier ministre annonce un accord qui prévoit la réduction du nombre de licenciements prévus (de 2905 à 1905) et de nouvelles clauses enrichissant le plan social. Une prime de 20 000 Francs est offerte aux entreprises pour toute embauche d’un salarié licencié de Talbot, ces derniers bénéficient d’une réduction de 20 000 Francs sur l’achat d’un véhicule, et cent d’entre eux peuvent suivre une formation aux métiers de l’automobile. Dans le même temps, la direction annonce la fermeture temporaire du site de Poissy et le non-versement de tous les salaires arguant de l’arrêt total de la production. Les lettres de licenciements arrivent dès le 20 décembre. 80 % des licenciés sont immigrés, 50 délégués de chaînes de la CGT et 15 de la CFDT figurent parmi eux.
La CGT adopte alors une position ambiguë : elle appelle à la poursuite de la mobilisation pour que s’ouvrent des négociations dans l’entreprise mais se satisfait en même temps de l’accord entre le gouvernement et le patronat qui permet de sauver mille emplois et de préserver le site de Poissy, et donne déjà quelques pistes pour les licenciés (stages, reclassements, départs volontaires). En d’autres mots, elle accepte le principe des licenciements et se met dans une logique d’accompagnement de ceux-ci.
La grève se poursuit alors, mais l’occupation des ateliers est de moins en moins massive. La réunion tripartite du 28 décembre ne change rien aux positions en présence, et, malgré la reprise du travail prévue le lendemain, le 1er janvier 1984 à 2h du matin la centaine d’occupants est expulsée de l’usine par les CRS. Elle reprend néanmoins dès le 3 janvier, avec cette fois une tentative d’organiser des piquets de grève et l’élection d’un comité des grévistes.
Une campagne de stigmatisation des grévistes, dans leur majorité immigrés, voit alors le jour. Ils seraient manipulés par des forces intégristes et seraient en train de mettre en péril l’avenir du site, et par conséquent l’emploi des ouvriers français. La tension monte, et des affrontements entre le 3 et le 5 janvier font plusieurs dizaines de blessés après que la direction a décidé de faire évacuer l’atelier B3 par les cadres et les personnels de la maitrise. Les syndicats finissent par faire appel aux CRS afin que les ouvriers puissent sortir de l’usine en sécurité ! Lors de cette évacuation, la CSL est secondée par des militants du Parti des Forces Nouvelles (PFN), groupuscule d’extrême-droite assez actif au début des années 1980. Celui-ci s’exprp align=justifyime ensuite sur cet épisode avec une fierté dégoutante : « Nous avons aidé les militants de la CSL Poissy […] à entreprendre une vaste opération de nettoyage à l’usine de Poissy. Les arabes et les noirs encadrés par la CFDT entravaient la liberté du travail […] Dehors les licenciés, prenez votre fric et fichez le camp, dehors la CFDT, dehors la CGT. Après avoir épuré Talbot, nous allons épurer Poissy des fainéants, des émigrés et des casseurs. ». Aux ouvriers immigrés qui sortent de l’atelier, les non-grévistes crient des slogans racistes comme « les arabes au four », « les noirs à la mer ».
C’est dans ce contexte qu’émerge la question des aides au retour pour les licenciés immigrés, après l’accord entre PSA et le gouvernement. Face à un avenir bouché, dans un conflit qui s’enlise, qui s’isole, où le nombre d’occupants de l’usine baisse, où la section CGT adopte une position ambiguë, face à un État et une entreprise qui n’ont rien à proposer aux immigrés licenciés, la colère des ouvriers, liée à un sentiment d’échec et de rejet, pousse certains à y voir une alternative. La CGT finit par accepter d’accompagner le retour des ouvriers immigrés dans leur pays d’origine et souhaite qu’avant de partir, les éventuels bénéficiaires d’une telle prime puissent suivre une formation professionnelle. Le conflit de Talbot se conclut ainsi par une démoralisation très forte.
A la suite de Talbot, les licenciements se multiplient à Citroën en 1984. 6083 suppressions d’emplois sur l’ensemble des usines sont annoncées lors du comité d’entreprise du 13 avril par le PDG de PSA, réparties entre 3144 départs en préretraite et 2937 licenciements, dont 1787 à Aulnay (25,8 % du personnel). Et, comme à Talbot, la question du retour des immigrés est posée. Le gouvernement prend les devants en entamant une concertation avec les représentants de Citroën dès le mois de mars, en écartant les organisations syndicales. Dans les usines, la CGT mène campagne contre les licenciements et essaye d’éviter les divisions entre différentes catégories du personnel et entre français et immigrés telles qu’elles ont été vécues à Talbot. Les travailleurs organisent alors la grève et le blocage complet de la production.
Grèves et occupations commencent donc dans les usines Citroën, d’abord à Aulnay le 10 mai et ensuite à Levallois, Nanterre et Asnières le 14 mai. Les occupations sont très massives (2500 ouvriers sur le site d’Aulnay) et se déroulent sans violences. Le 18 mai le gouvernement reconnait l’existence d’un sureffectif de 4000 personnes dans les usines Citroën qui peut être résorbé par des départs volontaires, des aides au retour ou des préretraites. Concernant les 2000 salariés restant, les demandes de licenciements sont pour le moment refusées, les parties en présence disposant de trois mois pour négocier sur le temps de travail et la formation professionnelle en vue de reclassements dans ou hors de l’entreprise. Par ailleurs, le gouvernement annonce la création d’un centre de formation professionnelle et de développement technologique des travailleurs de l’automobile, et propose que l’Etat finance pendant trois ans une réduction du temps de travail via des contrats de solidarité.
Aussitôt, la CGT salue ce qu’elle qualifie de premier succès permettant d’éviter le licenciement de « 2000 frères et camarades ». Pour autant, le 8 juin, tout en annonçant une série de rencontres avec chacune des organisations syndicales, la direction propose à nouveau 2927 licenciements, qui sont une nouvelle fois refusés par le gouvernement.
Mais lorsqu’en août, en pleine période de vacances d’été, Citroën enrichit son plan social d’une proposition de formation complémentaire de dix mois pour les salariés licenciés durant lesquels ils toucheront 70 % de leur salaire, le gouvernement donne son aval, autorisant ainsi 1909 licenciements sur les 2417 demandés, plus éventuellement 41 délégués du personnel dont le sort sera traité à part. Lorsqu’ils rentrent de vacances le 31 août, les salariés d’Aulnay découvrent, en plus des 866 licenciements dans leur usine, l’installation de nouvelles grilles avec tourniquets à l’entrée de l’usine, facilitant le contrôle des entrées et des sorties, et empêchant toute pénétration collective dans les bâtiments. Ainsi, les licenciés ne peuvent pas rentrer dans l’entreprise.
Les quelques tentatives de débrayage mènent à des échecs. Une importante désorganisation syndicale avait eu lieu, puisque 85 % des licenciés étaient membres de la CGT, auxquels s’ajoutent quelques militants de la CFDT. La perte de nombreux délégués de chaînes stoppe la mise en oeuvre d’un contre-pouvoir et l’entrée massive des travailleurs immigrés dans le militantisme syndical. La CGT perdra de nombreuses voix lors de l’élection professionnelle suivante et la CSL reprendra la majorité sur le site, qu’elle conservera jusqu’aux années 2000 (après avoir changé de nom une deuxième fois pour devenir les Syndicats Indépendants de l’Automobile - SIA). Avant 2005 aucune autre grève n’aura lieu sur le site de Citroën Aulnay.
Quelques leçons pour un avenir proche
Les conditions qui ont permis un développement aussi spectaculaire des grèves de 1982 étaient particulières. A la grogne générale des OS du secteur automobile et aux effets contradictoires, sur ces travailleurs, de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, se superposaient d’autres caractéristiques plus spécifiques aux usines du « modèle Simca ». De manière synthétique, on pourrait affirmer que ce qui avait été le principal atout de la direction dans sa gestion « esclavagiste » de l’usine est devenu ensuite le vecteur principal de ces grèves pour la dignité.
Comme nous le disions plus haut, ces usines manquaient de « soupape de sécurité » pour contenir, sous les coups de la répression, la colère accumulée depuis autant d’années. Si l’explosion a été aussi violente, c’est parce qu’elle avait été contenue pendant trop longtemps, mais aussi parce que le projet patronal des usines « sans la CGT », en rupture totale avec le cycle soixante-huitard, avait eu l’effet collatéral de réduire au minimum les instruments de contention potentiels de la colère ouvrière. Le patronat avait en quelque sorte « oublié » que la CGT, qu’il méprisait autant dans ses usines, était l’organisation qui avait rendu possibles les accords de Grenelle.
Ainsi, les sections de la CGT Aulnay et Talbot étaient un cas à part, d’une part car elles avaient été forgées dans des années de résistance semi-clandestine aux sales coups de la dictature patronale, et d’autre part parce qu’au moment des grèves elles ont été investies par des milliers de nouveaux militants, radicalisés par une lutte de classes acharnée.
Ces éléments de singularité n’empêchent pas que par de nombreux aspects l’expérience de ces luttes est généralisable, et peut nous donner des billes intéressantes pour réfléchir aux problèmes du mouvement ouvrier aujourd’hui. Plus précisément, elle permet de penser les défis qui se posent aux ouvriers des usines du groupe PSA menacées de fermeture, dont celle d’Aulnay, celle-là même où toute cette histoire a commencé…
La première conclusion intéressante concerne le rapport du mouvement ouvrier à un gouvernement de la « gauche ». Sans oublier les énormes différences de contexte entre l’élection de Mitterrand et celle de François Hollande, cette dernière suscitant beaucoup moins d’espoir, ce que montre la trajectoire de ces usines entre 1982 et 1984 c’est que la puissance des grèves de 1982 reposait surtout sur un gain de confiance des ouvriers en leurs propres forces, et sur leur volonté de s’organiser de façon indépendante. Inversement, le piège principal dans lequel ils sont tombés en 1984 a été celui d’une certaine confiance sur le rôle que pouvait jouer le gouvernement dans sa « médiation » avec le patronat.
Cette confiance était encouragée par la posture du gouvernement dans la première partie de la vague de luttes, qui correspondait à la phase réformiste du Mitterrandisme avant le virage de 1983. En 1982, le gouvernement s’était opposé partiellement à la politique du patronat, avec le refus d’envoyer les CRS à Aulnay, les déclarations du Ministre du Travail qui « préférait être le ministre des ouvriers [plus] que celui des patrons » et une médiation qui avait abouti, grâce au rapport de forces créé par les ouvriers, à la satisfaction d’une partie importante de leurs revendications.
Cependant, c’est ce même gouvernement qui négociera en 1984, non sans mettre en scène un pseudo bras-de-fer avec le patronat, alors qu’il préparait, dans le dos des travailleurs, le plan de licenciements massifs. Aussi bien à Aulnay qu’à Talbot, l’éloge des « mesures positives » proposées par le gouvernement a ouvert le chemin à la désorganisation des salariés et à la défaite.
L’étape suivante a été l’acceptation par les syndicats d’une politique d’accompagnement des licenciements. Ils se sont en effet placés sans critique sur le terrain de la discussion sur les mesures complémentaires, les plans de formation, et, ensuite - face au dépit d’une partie des ouvriers immigrés dégoûtés à la fois du destin que la France leur avait réservé et du manque de perspectives proposées par leurs dirigeants -, celui des aides au retour.
Ces dernières années, même si la question des aides au retour ne se posait pas, nous avons vu à quel point les négociations des indemnités de départ ont été un obstacle à une lutte conséquente et unifiée contre les fermetures d’usine et les licenciements massifs. Ce problème crucial, qui s’est posé lors de la vague de luttes de 2008-2010, se reposera très vite aujourd’hui du fait du grand nombre de plans sociaux que le patronat a accepté de décaler afin de ne pas gêner le calendrier électoral mais qui commencent déjà à tomber.
Un autre aspect important sur lequel les grèves de 1982-1984 apportent un éclairage intéressant est celui de la nécessité de l’unité des rangs du prolétariat, quelque soit sa nationalité. Un des points les plus avancés de ces grèves a consisté en la mise en mouvement des ouvriers immigrés, non pas en tant qu’immigrés mais comme ouvriers, avec des méthodes de classe et à côté des travailleurs français. La division à laquelle a poussé le patronat, le gouvernement et les médias bourgeois dans leur croisade contre « les intégristes » n’a servi que les intérêts de la classe dominante et a permis l’écrasement des salariés. A un moment où, face à la crise capitaliste, les tendances au chauvinisme, à l’islamophobie et à la xénophobie trouvent un écho relatif, y compris chez certains travailleurs, il est plus que jamais temps de mettre en avant le drapeau de l’internationalisme prolétarien, des intérêts communs de notre classe et de son opposition à la bourgeoisie en général, sans céder aux tentations d’un discours prônant le « produire français ».
Pour finir, les grèves de 1982 ont été à l’origine d’un des processus d’auto-organisation et de contre-pouvoir ouvriers les plus poussés depuis des décennies. La création de la structure ad hoc des délégués de chaîne a montré sa puissance pour organiser largement les ouvriers, bien au-delà du seul cercle des militants syndicaux. Cela a également rendu possible pendant une courte période l’existence d’une insubordination ouvrière permanente, d’un double pouvoir au sein de l’usine remettant en cause celui du patron.
Aucun syndicat en France, même parmi ceux qui sont dirigés par l’extrême gauche, ne propose la mise en place de ce type de structures. Dans le meilleur des cas ils proposent un comité de grève lorsqu’il y a une lutte, mais celui-ci se dissout une fois la lutte terminée. Or, les syndicats en France n’organisent qu’une partie infime des travailleurs et les enjeux d’une lutte de classes qui deviendra de plus en plus dure contre le patronat et le gouvernement, ceux-ci étant prêts à tout pour faire payer la crise aux travailleurs, nous imposent le dépassement des cadres syndicaux stricts pour toucher et impliquer le plus grand nombre.
Comme en témoigne le cas de Talbot, l’existence d’un contre-pouvoir ouvrier peut ouvrir la voie à ce que de larges franges du salariat deviennent conscientes de leur propre pouvoir, de leur capacité d’organiser la production de façon autonome, à l’échelle d’une usine, puis à l’échelle du pays. Le pouvoir aux travailleurs, voici la seule issue progressiste qui peut apporter une solution à la crise pour tous les exploités. Il s’agit pour nous d’oeuvrer en ce sens dès maintenant, à partir des exemples les plus petits et immédiats et en apprenant des expériences les plus avancées de notre classe.
Daniela Cobet
Source : http://www.ccr4.org/Fini-le-couscous-et-le-Ricard
22/05/12