Evoquer le sort que la justice française réserve depuis deux ans à Alexandre Djouhri est un piège. Comme le dirait Ségolène Royal, si habile en sottise dans son langage impérial, « là, vous êtes perdant-perdant ». D’un côté, convaincus par les centaines d’articles de presse, et la force de frappe des « investigateurs » à la mode, Djouhri, même poursuivi sur la base d’un dossier vide, est « forcément coupable », comme le disait Marguerite Duras à propos du meurtre du petit Grégory. De l’autre vous avez vos amis, et des plus fidèles, eux « forcément » heureux de voir dégringoler Sarkozy avec la kyrielle de ses compères, qui vous tournent le dos au prétexte que vous trouvez à redire sur le sort de Djouhri, un homme assigné à résidence à Londres depuis bientôt 24 mois dans une totale indifférence.
Pourtant l’étude de son dossier est nécessaire et salutaire. Nous avons alors sous les yeux la description de magistrats utilisés comme arme pour flinguer les adversaires politiques les plus dangereux. Quand la chose se passe au Brésil, pour pendre le cas de l’innocent Lula, gens qui pensent bien hurlent au « fascisme ». En France on a pu dézinguer Fillon, un avare catho promis pourtant à la Présidence de la République, sans que l’on s’interroge sur les origines de son incrimination. Et la vitesse de son exécution. Cette disparition du cul béni de Solesmes n’aurait-elle pas ouvert les portes du pouvoir à un dénommé Macron ? Alors que le saint Bayrou, pourtant coincé par la patrouille au même moment que Fillon, n’a été mis en examen que dix-huit mois plus tard, c’était hier. Tandis qu’Alain Bauer, franc-mac en chef, et gâte sauce de toutes les intrigues majeures, placé sous la menace d’une information judiciaire (avec son complice Augustin de Romanet, président d’Aéroport de Paris), n’a pas de nouvelles des juges qui examinent son cas depuis décembre 2014. Cinq années de dur labeur, et les magistrats du Parquet National Financier (PNF), n’ont toujours pas trouvé une minute pour nous dire que notre grand « criminologue », Bauer, est innocent. Pour les lecteurs non convaincus, j’ajoute que le sort réservé à Jean-Luc Mélenchon participe de ce mortifère outil politico-judiciaire : les perquisitions en escouades, dont lui, ses amis et son mouvement ont été les victimes, est indigne d’une juste justice. De l’action de magistrats sereins et apaisés. Alors que le bazooka de certains juges peut être redoutable, on peut laisser en vie un paquet d’individus soumis à des « enquêtes préliminaires » (ah, le délice des préliminaires), tandis qu’on coupe en quelques heures la tête de certains autres « pose question » comme le dirait BHL.
Le PNF est l’exemple type des mystères de cette arme politico judiciaire. Pourquoi Fillon est-il descendu dans l’urgence alors que Bayrou peut, en même temps, tenir meetings de campagne aux côtés de son frère Macron ? Pourquoi Augustin de Romanet – donc président d’ADP – et son supposé complice Alain Bauer, continuent-ils de vaquer comme à l’ordinaire ? Mystérieux.
Ce PNF pâtit des maux de toutes les justices d’exception. En France, nous avons la justice « antiterroriste » qui, à sa tête, a un magistrat qui s’est fait naguère coincer par Wikileaks alors que, fonctionnaire français, il informait benoîtement des diplomates américains. Et nous avons donc ce PNF. Chargé en théorie de traquer les délinquants fiscaux. Pour faire comparaison en matière de justice d’exception, Groucho Marx (après Clémenceau) disait, « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique »...Nous n’en sommes pas là, mais parfois la fanfare déraille. Dans l’urgence le PNF a été créé par Hollande et Valls, avec Alain Bauer comme maître côché. Tout cet empressement pour faire oublier Cahuzac, ce ministre si chic et si loyal qu’il nous regardait dans les yeux en nous jurant qu’il « n’avait pas de compte en banque à l’étranger ». C’est alors qu’est né ce Parquet financier chargé de traquer les délinquants fiscaux. Mais, puisque politique et argent sont un vieux et solide ménage, en pistant les comptes en banque, on peut aussi mettre sur le gril n’importe quel élu. Quitte à l’innocenter, quelques mois plus tard, quand son élection est perdue.
Vous en déduisez qu’il existe un téléphone rouge entre l’Elysée et des magistrats. Bien sûr que non. Et ces derniers gardent, pour ceux du siège, leur « libre arbitre ». Ils n’agissent pas sans raison puisqu’il leur suffit de lire un article de presse, mettant en cause un citoyen, un élu par exemple, pour que la machine s’ébranle. Citons au hasard, si Plenel et Médiapart, si le magnifique Arfi désignent un gibier, le PNF se lance à toute blinde. Sauf pour les exactions supposées du Mollah Homard, plus connu sous le nom de François de Rugy.
Revenons au cas d’école, celui d’un Alexandre Djouhri pris dans la mâchoire du PNF. L’homme d’affaires kabyle n’est pas un politicien, mais un ami des « politiques », de Chirac à Sarkozy. Et pour cela on peut le soupçonner. C’est ce compagnonnage avec Sarko qui est à l’origine des déboires du flamboyant berbère. Même si le dossier Djouhri est vide – et il l’est – coincer ce petit beur du 9-3, qui a passé trop de temps dans les bureaux de Sarko et Guéant, dans ceux aussi d’as du CAC 40, c’est en même temps éclabousser la Sarkozy, la « tenir » comme on dit dans le milieu.
En réalité, outre le fait qu’il n’aurait jamais dû être fait prisonnier à Londres, à la demande de la France, il y a longtemps que le cas Djouhri devrait être dissocié de l’affaire du « financement supposé de la campagne de Sarkozy par la Libye ». Temporalité, au moment où le mari de Carla affutait ses lames et remplissait sa bourse pour conquérir le pouvoir, Djouhri, auprès de son fidèle Villepin (pire ennemi de Sarko) était un joueur qui portait le maillot de l’équipe Chirac. On le voit mal s’occuper des euros du futur président ? Mais pour les journalistes « investigateurs », qui sont aux magistrats ce que le tender était à la locomotive au charbon, un Djouhri dans l’affaire Sarko, ça fait banlieue, et forcément délinquant. Depuis le premier jour il a manqué à Alexandre un nom de famille plus convenable. Comparable à celui d’Augustin de Romanet, par exemple. Dans l’affaire Djouhri le racisme, pas celui des magistrats – forcément exemplaires, mais dans le ressort de l’accusation ordinaire, dans les bouches de barbouzes, hommes de l’ombre qui suivent pas à pas le dossier du kabyle, le « Bougnoule » est toujours présent en tant que pas de souche. Pour eux « Le Bougnoule », donc, est un nom code, j’allais dire un nom propre. On trouve dans cette fraternité de reitres un néo-nazi et quelques fondateurs d’un vieux parti fasciste français. Eux sont là pour « informer » les journalistes, parfois à l’aide de faux procès-verbaux. Voilà pourquoi, proie médiatique idéale, la présence du « Bougnoule » est devenue indispensable dans le casting destiné à dégommer Sarkozy.
En passant, je vous livre mon point de vue, qui ne fait pas loi, sur le « présumé financement de la campagne Sarkozy par Kadhafi ». Le dossier finira (quand ?) dans le mur. Et ne sera jamais jugé faute de preuves ayant une matérialité assez épaisse. En 2014, un site Internet a publié une information passée inaperçue : « Selon un grand militant de la cause Arabe, à la fois intime de Kadhafi et proche de la France, de l’argent pour la campagne de la présidentielle française a bien quitté les caisses du Tripoli, mais pour atterrir sur des comptes en Allemagne. Et Sarkozy n’en n’était pas l’unique bénéficiaire ». La crédibilité de la source, que je connais, est si forte qu’on ne peut pas esquiver cette hypothèse sans y croire.
Le reste ? Les documents réputés implacables, les valises de Takieddine livrées dans les palais de la République, les troublants voyages entre Paris et Tripoli, ont trait à de l’argent volé et rien d’autre. Nous sommes ici en face d’une petite meute de politiciens aigrefins, et d’aigrefins politiciens, qui veulent gagner des millions en laissant croire qu’ils sont capables de faire tomber le mandat d’arrêt français lancé contre Senoussi, beau-frère du Guide et chef des services secrets. Alors que cette brute est impliquée dans le sabotage du DC 10 d’UTA, avec 170 morts envoyés au cimetière. Les autres dollars vagabonds sont liés à des supposés « contrats du siècle », à des rétro-commissions pour des marchés plus ou moins exécutés. En fait une activité corruptrice et mafieuse. Et le nom de Djouhri n’apparait jamais dans ces trafics. Lui, on lui reproche la vente à un prix très largement surévalué d’une villa sise à Mougins, l’acheteur étant un fonctionnaire libyen, Bachir Saleh... Parfait. Mais, aujourd’hui même, dix ans après cette transaction, le PNF n’a pas démontré que cette bâtisse était la propriété de Djouhri. Ni retrouvé les millions du trop versé.
A ce point, le PNF croit savoir que, sous le camouflage d’une vente de tableaux, 500 000 euros sont alors revenus dans les poches de Guéant, le Flambeau de Sarko. Pas de chance là non plus. En dépit d’un déplacement en Malaisie, où un avocat dit avoir acheté les toiles de Guéant, le juge d’instruction n’a trouvé aucune preuve. Au point qu’il n’a pas mis en examen ce trop généreux acheteur. Toujours aucune trace de Djouhri dans ce micmac. Sous la réprobation de la Ligue des Droits de l’Homme, le juge Tournaire, qui a longtemps dirigé le dossier « libyen », s’en est allé investiguer à Djibouti, où les portes se sont ouvertes devant lui au prétexte qu’à Paris, il a consenti à mettre en examen, pour « terrorisme », un opposant djiboutien réfugier politique à Paris.
Pour faire la lumière sur les supposées turpitudes de Djouhri, la loi aurait voulu qu’il lui soit expédié, à son domicile en Suisse, une convocation tamponnée par les autorités helvètes... Et bien non. Le PNF, sans tambours ou cornemuses, lance un Mandat d’Arrêt Européen (MAE) contre Djouhri. Et les Suisses, sans rien dire, le cachent dans un tiroir et refusent de l’exécuter.
C’est en prenant l’avion pour aller voir sa fille à Londres, que le kabyle est prévenu par la police de l’aéroport de Genève : « vous êtes recherché ». Et les policiers le laissent partir pour l’Angleterre où un traitement spécial l’attend. Il est emprisonné, dans la section de « camés », dans la pire prison de la Reine. Et promené, souvent nu, au bout d’une chaine de trois mètres. Menacé par une maladie cardiaque congénitale, celle-ci se déclenche et nécessite une opération de sept heures. Lors d’un premier soin, même couché sur un « billard », il est toujours ficelé à sa chaine et à un gardien. Plus tard c’est encore contenu par des maillons et des cadenas qu’il repose sur son lit d’hôpital. Les experts vont alors décrire un « traitement inhumain ».
Le MAE, le mandat qui l’accable et le déclare « en fuite », alors qu’il n’a jamais imaginé de cavale, est nourri d’un article de Médiapart, d’un extrait d’un livre d’Anne Lauvergeon (ancienne patronne d’Areva aujourd’hui mise en examen) et de « notes blanches » de la DGSE. Autant de « documents » qui n’ont aucune valeur juridique. Sur ce MAE, les conseils de Djouhri évoquent même un « faux en écriture »... C’est dire !
Finalement, libéré pour raison de santé, le kabyle doit vivre chez sa fille et pointer chaque jour au commissariat. Contrairement aux usages, Jean-Pierre Jouyet, ancien ministre de gauche de droite et d’ailleurs, père putatif de l’existence politique de Macron, qui est alors ambassadeur à Londres, n’a envoyé aucune « assistance consulaire » au prisonnier français. Une première fois, dans le but d’une extradition, Djouhri passe devant une inflexible magistrate de la Couronne. C’est elle qui vient de déclarer qu’Assange doit être expédié aux EU. Pour le Français, la sentence est comparable. Ce n’est que plus tard que l’on va découvrir que cette juge parfaite est l’épouse d’un ancien ministre de la Défense, un homme qui assiste un cabinet d’influence ayant Uber comme client. Un Uber interdit d’activité à Londres par le maire de la ville. Et que croyez-vous qu’il arriva ? L’épouse juge va, de nouveau, autoriser Uber à exercer.
En mauvaise santé, Djouhri, qui relève d’une greffe du cœur, attend. Aux dernières nouvelles le PNF laisse entendre aux anglais qu’avec sa « surface financière », le kabyle peut très bien convoquer ses médecins suisses à Londres. Et pourquoi pas ouvrir une clinique ?... Un acharnement qu’on ne comprend que si l’on revient à notre point de départ : une mise en examen, ce qui est le cas de Sarko, est un outil politique. Si Djouhri n’est pas « sorti » du dossier « libyen » c’est que cette décision viendrait fragiliser l’ensemble du dossier, celui du « financement supposé de la campagne présidentielle ». Sarkozy doit rester un empêché judiciaire, un relégué. Une menace de condamnation doit continuer de peser sur lui et lui interdire d’être à nouveau candidat à l’Elysée. Hypothèse plausible, Balkany a bien annoncé, depuis sa cellule, qu’il veut être réélu maire de Levallois. La volonté de contenir Sarkozy fait de Djouhri, coincé dans un dossier dans lequel il n’a rien à faire, un dégât collatéral, celui d’une stratégie politicienne de l’Elysée.
Pourtant, le 12 décembre prochain, le film risque de se terminer sans plus de suspense. Sauf miracle de dernière heure, la Cour Européenne va décider que tout Mandat Arrêt Européen émis par un procureur français est invalide. En effet, pour les magistrats de l’Union, les procureurs tricolores sont soumis aux ordres et aux pressions de la politique et ne sont pas des magistrats agissants librement. Ils ne sont plus en situation juridique d’émettre des mandats légaux et de traquer le kabyle ou tout autre.
Jacques-Marie BOURGET