Etrange paradoxe - au moins en apparence. Le président français a ordonné une intervention militaire au Mali afin, officiellement, de rétablir l’intégrité territoriale de ce pays à l’appel du président en place ; et de conforter la stabilité de toute la région sahélienne en « éliminant » les terroristes qui y prospèrent. Au même moment, les dirigeants français sont en pointe dans une guerre larvée qui vise ouvertement à faire tomber le président syrien, quitte à déstabiliser le Moyen-Orient ; et ce, en s’appuyant sur des « rebelles » dont les plus déterminés sont les proches cousins de ceux qu’on prétend éradiquer au sud du Sahara. A cet égard, il est significatif que les seuls pays à désapprouver l’intervention française sont le Qatar, financeur tant du groupe Ansar Eddine au Sahel que des « révolutionnaires » islamistes radicaux en Syrie, et l’Egypte du président Morsi, très dépendant de Doha.
Le Mali se trouve au centre d’enjeux qui mettent en présence plusieurs puissances alliées et/ou rivales en Afrique - la France, le Royaume-Uni, et bien sûr les Etats-Unis ; l’Algérie, qui redoute le retour des djihadistes sur son sol, et qui entend voir reconnu son rôle régional ; le tout dans un contexte où la présence chinoise progresse sur un continent qui recèle d’extraordinaires richesses énergétiques et minérales. Richesses qui ne profitent que très rarement aux peuples censés en être les bénéficiaires. Sur le terrain grenouillent services secrets des uns et des autres, ainsi que des groupes et sous-factions souvent plus attachés aux trafics qu’à l’amour du prophète. Dans cette complexité et à ce stade, trois éléments peuvent être soulignés.
Le premier n’est contesté par personne, même si les responsables occidentaux ne s’y appesantissent guère, et pour cause : l’offensive des sécessionnistes du nord-Mali - les « terroristes » suivant l’étiquette convenue - est la conséquence directe de la mise à bas de l’ancien pouvoir libyen grâce au bras armé de l’OTAN. Non seulement parce que la liquidation du colonel Kadhafi a « libéré » des stocks d’armes considérables qui ont migré vers le Sahel. Mais aussi parce que feu le Guide libyen était en quelque sorte le « trésorier-payeur général » de quasiment toute l’Afrique : la dislocation de ses réseaux constitue un puissant facteur de déstabilisation régionale.
Deuxième constat : l’action de l’UE en matière « extérieure et de défense » est apparue dans sa réalité : incapable ici de jouer quelque rôle que ce soit, tant les points de vue et les intérêts des uns et des autres sont divergents. Les partisans de l’intégration européenne enragent. Il faut s’en réjouir.
Le troisième élément est en revanche inquiétant. Il concerne l’apparence « collective » que les puissances voudraient donner aux interventions militaires pour qu’elles aient l’air légitimes. Ainsi, avant d’envoyer en urgence les troupes françaises, l’Elysée espérait habiller l’opération d’un costume européen. Surtout, l’autoproclamée « communauté internationale », hélas relayée par le Conseil de sécurité de l’ONU, entend confier à une force de la CEDAO (pays de l’Afrique de l’Ouest) le soin de superviser la situation au Mali, suivant le précepte : c’est aux Africains de régler les problèmes africains.
Ce principe, auquel on tente de donner une apparence de bon sens sympathique, est gravissime : il encourage et entérine la perte d’indépendance des Etats-nations au profit d’une supervision continentale. La souveraineté de chaque peuple est ainsi passée à la trappe, conformément à la gouvernance chérie par les élites mondialisées. Imaginons un instant que des sécessionnistes provoquent des troubles graves en Belgique ; ou bien que des licenciés de Mittal, de Renault, de Good Year (au hasard) lancent une révolte dans tel autre Etat membre. Au nom de ce même principe « continental », il serait alors légitime d’envoyer des troupes des pays voisins régler le problème « entre Européens ».
Une hypothèse scandaleuse, évidemment. Pour tout le monde ?
PIERRE LÉVY
Editorial paru dans l’édition du 30/01/13 du mensuel Bastille-République-Nations
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Pierre Lévy est par ailleurs l’auteur d’un roman politique d’anticipation paru récemment : L’Insurrection