Octobre 2021, la Chine accueille et préside le quinzième sommet mondial de la COP pour la biodiversité. Moins connue que la COP pour le climat, cette convention ne doit pas être marginalisée ; elle est dans l’opinion de nombreux « défenseurs de l’environnement » cruciale. Pourtant, en raison de l’accent mis par l’occident capitaliste sur les seules questions climatiques et par un réductionnisme pour lui fort opportun, c’est la COP pour le climat qui monopolise le débat chez nous, comme appui possible pour tenter de soustraire les bourgeoisies à l’impératif de réelles politiques nationales pour enrayer la crise environnementale actuelle (dont le réchauffement climatique est un aspect en effet important).
On peut déjà mesurer dans nos médias à quel point cette convention d’octobre, parce qu’elle est cette année présidée par Pékin, est largement minorée dans le traitement de l’actualité, face à la couverture tonitruante des COP sur le climat et leurs habituelles promesses sans lendemain de ces dernières années. Quand le sujet est traité ici et là, c’est bien une certaine gène qu’on soupçonne de la part de nos médias. La Chine n’est-elle pas le pire pollueur de la planète, comme le prétend notre « propagande de guerre froide » ?
Du point de vue idéologique, la bourgeoisie impérialiste a clairement intérêt à réduire le problème au seul climat : il permet de se défausser de ses propres responsabilités nationales au motif que les résultats d’un enrayement du réchauffement climatique ne se mesureront jamais à cette échelle et évidemment jamais à court terme. Elle permet aussi aux grandes puissances impérialistes à l’industrie déjà fortement délocalisée, de pointer du doigt les pays émergeant en cours d’industrialisation pour tenter d’enrayer les avancées de leurs indépendances nationales.
Malheureusement pour l’Occident, l’avant-garde des planifications écologiques concrètes de moyen et long termes fait déjà ses preuves à l’Est et au Sud, quand la « lutte » piétine chez lui : la « mondialisation », du point de vue écologique, c’est avant tout le développement de l’agrobusiness et des combustions d’énergies fossiles.
La COP sur la biodiversité n’est pas secondaire, mais il faut pour s’en rendre compte d’une part mieux comprendre le sens de cette notion complexe et d’autre part identifier à quel point les deux questions, climatiques et biosphériques, sont interdépendantes, indissociables.
La question de la « nouvelle civilisation écologique » que revendiquent les Chinois depuis une vingtaine d’années montre clairement pour l’actuelle COP15 sur la biodiversité, à quel point le système économique socialiste est supérieur au nôtre : une gouvernance stable et solide, fondée sur la propriété collective, y compris du sol, et sur un volontarisme éclairé dans les investissements de long terme, antithèse des « marchés dérégulés » capitalistes, peut planifier sur des décennies des plan coûteux pour endiguer les évolutions environnementales globales, tout en développant la recherche scientifique dans cette direction.
Du point de vue scientifique, « la Chine a fondé en 2018 la Open Biodiversity and Health Big Data Alliance qui se veut, par une coopération entre les pays partenaires de l’Initiative « la Ceinture et la Route », un centre de mégadonnées de classe mondiale au service de la conservation de la biodiversité » [1]. C’est un apport essentiel pour savoir où l’on va, et dans ce domaine la Chine est la seule à planifier sur plusieurs décennies ses engagements politiques, y compris sur le plan écologique, dans le sillage des exigences désormais constitutionnelles que le Parti Communiste Chinois a formulé au début de ce siècle.
Le « livre blanc » rendu public par le gouvernement chinois sur la question de la biodiversité à l’occasion de la COP15 fournit à la fois des résultats tangibles depuis plus de dix ans sur le territoire national et exige des engagements sérieux, sur la réduction de l’usage des pesticides et des engrais chimiques en agriculture notamment, produits placés au premier rang des responsables de l’effondrement actuel de la biodiversité. De plus la « stratégie de la ligne rouge » mis en place par la Chine sur son territoire national fait déjà honte aux sièges occidentaux de la COP : Les réserves naturelles de protection des espèces s’y développent très largement. 18% du territoire national est d’ores et déjà protégé des activités humaines comme réserves naturelles intégrales. Cette politique de « ligne rouge » (limite visant à protéger les surfaces naturelles de l’expansion agricole, industrielle ou urbaine) doit sa réussite au caractère relativement collectif de la propriété foncière sur d’immenses territoires du pays, contre les intérêts capitalistes court-termistes.
Ce formidable développement des « réserves naturelles » en Chine, que connaît également, rappelons-le, Cuba depuis deux décennies, n’est pas une démarche populiste ou sans lendemain. Elle s’inscrit dans un héritage socialiste vieux d’un siècle, depuis que Lénine décréta en 1921 une loi sur la création et la protection des jardins et réserves naturelles, l’Union Soviétique développa continûment d’immenses surfaces protégées appelées Zapovedniki, placées au plus haut niveau dans le classement des réserves naturelles (interdites d’entrée aux humains, à l’exception de scientifiques autorisés). Ces Zaponedniki n’ont cessé durant le siècle de se développer en nombre et en surface de Lénine à Poutine, malgré deux reflux ponctuels : l’un pendant la seconde guerre mondiale, l’autre sous l’ère Khrouchtchev qui avait dénigré ces réserves au profit d’une politique agricole d’imitation de l’agriculture intensive occidentale (la « campagne des terres vierges ») [2].
De la même façon, l’effort gigantesque de reforestation des autorités chinoises, soutenu par l’Etat et l’armée, n’est pas une innovation récente du socialisme. Le « grand plan de transformation de la nature », dans le secteur méridional de l’URSS entre 1948 et 1952, fut le plus grand plan de reboisement du siècle à l’échelle mondiale, en développant une agriculture alternant avec de larges bandes forestières qu’on qualifierait aujourd’hui dans le milieu des permaculteurs d’agroforesterie « bio ».
En Chine de nos jours, « sur la période 2011-2021, la superficie des forêts plantées a dépassé 70 millions d’hectares, plaçant le pays à la tête de toutes les nations en termes de progression des ressources forestières. » [1]. Le reboisement chinois est tel qu’il compense quasiment à lui seul l’ensemble des zones forestières brûlées par des incendies ailleurs dans le monde et fait repartir à la hausse le niveau mondial de la photosynthèse malgré ces incendies pourtant de plus en plus fréquents avec le réchauffement climatique.
Si « l’usine du monde » reste par définition un des grands producteurs de carbone de la planète (il l’est encore beaucoup moins par habitant que chaque puissance occidentale américaine ou européenne, il faut le souligner), la planification écologique chinoise enregistre de plus des résultats incontestables qui, même d’ici, sont reconnus du bout des lèvres par les impérialistes : numéro un mondial dans la production d’énergie solaire, dans la production d’énergie hydroélectrique, et même dans l’éolien, la Chine innove désormais dans les énergies propres et sûres que sont, dans l’immédiat, le nucléaire au thorium (« aux sels dissous »), et demain, la fusion nucléaire. Le leadership chinois en matière de politique écologique est donc aussi évident que méconnu chez nous, sans surprise.
Mais au-delà des chiffres, il paraît tout aussi fondamental pour ceux qui s’intéressent à la politique, c’est-à-dire à notre avenir d’humains, d’étudier les principes théoriques qui président en Chine à de telles décisions, qui déterminent de tels horizons. Xi Jinping le rappelle à chaque occasion : Il faut accumuler les efforts pour obtenir une « harmonie entre l’homme et la nature ». Ce concept peut nous paraître obscur : chez nous deux positions s’opposent généralement, dans le débat « écologiste » (puisque tout le monde s’en revendique de l’extrême gauche à l’extrême droite). La première est celle que soutient le pouvoir bourgeois, celui de « capitalisme vert », qui espère que de nouvelles façons d’extorquer le profit aux travailleurs sur de nouvelles bases écologiquement propres peuvent être une solution durable, une formule « gagnant-gagnant-perdant » (gagnant pour la bourgeoisie et la nature, perdant pour les travailleurs). La seconde, prétendument antagoniste, consiste à prôner la « décroissance » sur le mode malthusien : se satisfaire de peu (les travailleurs n’en ont-ils pas l’habitude ?) et fantasmer sur un passé précapitaliste idéalisé.
A coup sûr « l’harmonie entre l’homme et la nature » ne répond à aucune des deux logiques. Il faut la comprendre comme une option inédite, consistant à passer d’une étape actuelle à une autre demain par un effort collectif aussi coûteux qu’indispensable. Le développement actuel des réserves naturelles est en effet, pour Cuba, la Chine et d’autres, une solution d’urgence face à l’effondrement de la biodiversité, celle d’une sanctuarisation contre les activités humaines qu’il faudrait non pas diminuer (décroissance malthusienne) mais au moins limiter, sur un mode « séparatiste » (séparer l’homme de la nature pour limiter les dégâts). Mais une véritable harmonie entre l’homme et la nature procède d’une toute autre logique, « holistique », pour laquelle c’est ensemble que les deux parties devront à l’avenir se développer, en interaction complexe. D’une certaine façon, l’agroforesterie soviétique d’après guerre qui supposait à la fois une agriculture extensive destinée à l’autosuffisance alimentaire des peuples et un reboisement impliquant le redéveloppement des écosystèmes forestiers et donc la biodiversité.
Cette vision interactionniste n’est donc pas « productiviste » comme le prétendront les écolomalthusiens, mais au contraire mutualiste, non limitatif, dynamique. Elle s’oppose à la fois à l’approche irresponsable d’un illusoire capitalisme vert comme à celle, tout aussi illusoire et dangereux d’un retour au passé et d’un antihumanisme militant (« l’homme responsable de la destruction de la planète »).
C’est d’ailleurs au fond la seule approche véritablement scientifique : un véritable « développement harmonieux » entre l’homme et la nature ne peut être « naturel » mais bien « culturel », fruit d’une lutte permanente contre le déséquilibre, d’un travail bien humain, au sens marxiste du terme. Ni le climat ni la biodiversité n’ont jamais été stable dans l’histoire géologique et biologique de notre planète : il y a toujours eu des phases de crise pendant lesquelles la biodiversité s’est drastiquement effondrée (crise permotriasique, crise crétacé-tertiaire, etc.) et des périodes glaciaires, interglaciaires, chaudes, etc. En ce sens, atteindre un objectif de développement équilibré ne peut pas relever d’une passive limitation des activités humaines, jugées à tord toujours « toxiques ». Elle ne peut relever au contraire que d’un travail, titanesque, collectif, volontaire, éclairé par une recherche scientifique opiniâtre. En somme « l’harmonie entre l’homme et la nature », si l’objectif est atteint, sera une profonde innovation humaine autant qu’un triomphe du socialisme sur ses objectifs les plus profonds, comme « l’harmonie entre les hommes » ne peut surgir que d’une destruction de la lutte des classes, sous le socialisme.
La biodiversité est un concept dont on peine à comprendre l’importance dans ces enjeux : quel intérêt pour l’homme d’empêcher l’extinction de telle ou telle espèce, connue ou inconnue de l’homme dans des écosystèmes reculés ? En réalité nous sommes loin des aspirations sympathiques des « amoureux de la nature » : l’écologie scientifique montre depuis un demi-siècle l’importance de soutenir une biosphère la plus diversifiée possible. Au-delà des nombreux « services écosystémiques » de la biodiversité mis en avant par les tenants du « capitalisme vert », la diversité biologique est toujours le garant d’une stabilité sans cesse gagnée sur l’entropie du monde, d’un équilibre général de la biosphère, sans lequel notre espèce elle-même ne pourra se maintenir face aux grands bouleversements climatiques, biologiques, géologiques qui font l’histoire de notre planète. Comme au sein d’une espèce donnée la diversité génétique garantit une certaine vigueur, une résistance collective vis-à-vis des grands stress environnementaux, la biodiversité des écosystèmes eux-mêmes garantit un équilibre d’ensemble, dont l’équilibre du cycle du carbone est un exemple crucial : l’histoire du vivant a aussi été celle d’une évolution atteignant l’équilibre entre les consommateurs de dioxyde de carbone (les végétaux) et les sources de dioxyde de carbone (les organismes qui respirent) dont la stabilité de l’effet de serre dépend en dernière instance. L’effondrement de la biodiversité nous soumettra à des évolutions imprévisibles et des réactions en chaîne difficilement maîtrisables, comme la disparition d’une espèce donnée par exemple entraîne celle de ses prédateurs, de ses commensaux, etc.
A la croisée des chemins entre recherche scientifique et lutte politique, le grand savant soviétique V. Vernadski avait forgé dans les premières années de la révolution russe le concept désormais célèbre de biosphère et l’idée que toutes les enveloppes terrestres (lithosphère, atmosphère, hydrosphère, biosphère) étaient en interactions permanentes pour garantir une forme (sans cesse remise en cause), de stabilité globale, de stabilité « dialectique » si l’on veut. D’une certaine façon, c’est aussi cet héritage scientifique soviétique, aujourd’hui passé anonymement dans le langage courant, y compris chez les écologistes occidentaux, que remet à l’honneur la théorie chinoise du développement harmonieux, et ce n’est pas un hasard : nous sommes toujours ici dans l’expérience concrète d’une philosophie matérialiste dialectique qui fit jadis l’honneur de tout le camp socialiste, et qui finira, nous en sommes sûrs, par triompher des approches réductionnistes frauduleuses dans lesquelles se débat le monde capitaliste en putréfaction.
[1] http://french.peopledaily.com.cn/Horizon/n3/2021/1011/c31362-9905516.html
[2] Lire Guillaume Suing : L’écologie réelle, une histoire soviétique et cubaine, Ed. Delga, 2018.