Confronter le projet du NPA aux leçons politiques et stratégiques de la lutte de classes
Source : Courant Communiste Révolutionnaire du NPA
Daniela Cobet [1]
Lorsque l’on se remémore l’enthousiasme suscité par la fondation du NPA en janvier 2009, et que l’on regarde la terrible crise dans laquelle il se trouve aujourd’hui, il est plus que légitime, et même vraiment indispensable, de se demander ce qui a bien pu se passer pour en arriver là . Pendant très longtemps, la question d’un bilan d’ensemble du NPA, incluant son projet d’origine, était un grand tabou au sein du parti.
Les militants du NPA montrent leur carte du parti, lors du congrès fondateur le 7 février 2009 à la Plaine Saint-Denis
La remise en question des principes fondateurs pouvait même être un argument pour tenter d’exclure un courant, comme cela a été le cas lors du premier congrès, où une majorité du Conseil Politique National sortant a voté une motion visant à pousser dehors une partie voire tous les camarades qui impulsaient la plateforme 4. Ce que, heureusement, ils n’ont pas réussi à faire, grâce à l’opposition de nombreux militants dans les assemblées électives partout en France.
Aujourd’hui, il semblerait que la gravité indéniable de la crise traversée par le NPA et l’approfondissement des divergences au sein même de l’ancienne majorité (position 1), issue du bureau politique de la LCR, commence à changer la donne. A la veille de la réunion nationale qui a donné origine au courant Gauche Anticapitaliste, les membres de cette ancienne majorité qui avaient d’abord décidé de rejoindre la position B lors de la Conférence Nationale du mois de juin, et à présent ce courant public, publiaient un texte intitulé « Quelques éléments pour un bilan du NPA » [2] . Ce texte va bien au-delà de simples désaccords tactiques.
De son côté, la nouvelle majorité - formée à partir d’un accord sur des bases très minimales entre l’autre partie de la position 1 et la position 2, cette dernière ayant longtemps critiqué sur la gauche l’électoralisme exacerbé du NPA - continue à refuser de tirer son propre bilan, en partie parce que cela pourrait nuire au très fragile accord au sommet trouvé au mois de juin, et en partie parce que cela les obligerait à revoir les positions qu’ils ont défendues jusqu’à présent.
C’est dans ce contexte que nous nous proposons ici d’avancer les premiers éléments d’un bilan de ces trois années d’existence du NPA, en partant d’un certain nombre d’affirmations des camarades signataires du texte « Quelques éléments... » et en tentant d’y répondre.
Problèmes de méthode et conclusions erronées
Ces camarades partent d’une relecture du contexte dans lequel s’est lancé le projet du NPA, en affirmant que « après la défaite du PS à l’élection présidentielle de 2007, de manière assez artificielle, Olivier Besancenot et le NPA en constitution apparaissaient presque comme la seule force d’opposition ». Selon eux, cette situation extrêmement transitoire a contribué à nier les contradictions du projet fondateur et à passer « de l’enthousiasme à l’arrogance » [3] .
Ce diagnostique a postériori possède, certes, une part de vérité. Le succès électoral d’Olivier Besancenot et sa popularité ont crée l’illusion que l’ancienne LCR, que les signataires du texte caractérisent comme « une petite organisation, à l’implantation précaire », pouvait d’un jour à l’autre « se dépasser » pour devenir un « parti de masse » par l’adhésion individuelle « d’anonymes » et de certaines personnalités de la gauche antilibérale.
Cependant, ce constat est mis au service d’une explication très superficielle de l’échec du NPA. Dans un premier temps, « l’arrogance » nous aurait empêché de prendre d’avantage en compte la nécessité de chercher des alliances avec une « gauche radicale que, à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009, nous avions la main pour hégémoniser ». Et, dans un second temps, le NPA aurait dérivé pour devenir « une organisation isolée et propagandiste », sous l’emprise d’une nouvelle majorité que ces camarades caricaturent comme « bolchévique », une caractérisation si ridicule qu’on peine à croire qu’eux mêmes puissent vraiment le penser.
Avant d’amorcer la discussion avec ces conclusions que nous sommes évidemment loin de partager, une question de méthode nous semble primordiale. A partir de quel critère peut-on esquisser un bilan correct de ces trois ans d’existence du NPA ? Le choix des signataires du texte est de le mesurer essentiellement en fonction des mouvements dans la superstructure, c’est-à -dire la position du NPA en rapport aux autres forces de la « gauche radicale ». Malgré la critique faite au NPA sur son « incapacité à se confronter au monde tel qu’il est », apparemment dans le « monde tel qu’il est » de ces camarades les phénomènes de la lutte de classe apparaissent comme un élément secondaire, au point de ne mériter pas plus qu’une référence très brève concernant le mouvement contre la réforme des retraites.
Il nous semble, au contraire, que la bonne méthode consiste à confronter nos orientations politiques à une réalité qui ne fut pas peu riche du point de vue de la lutte de classes nationale et internationale, pour à partir de là vérifier la validité ou non de nos choix passés, et surtout pour trouver une orientation juste pour le présent et l’avenir.
Lorsque le NPA s’est créé, son projet s’appuyait sur une analyse de la période, des considérations sur la stratégie et sur le type de parti à mettre en place. Face à une crise qui remet en cause objectivement le positionnement de ce même parti, loin d’interroger tous ces fondements à partir des leçons de la lutte de classe, les signataires du texte se contentent de les réaffirmer, voire de les exacerber pour justifier leur orientation. C’est donc à partir d’une méthode radicalement opposée que nous essaierons d’apporter les éléments de notre propre bilan.
« Nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti »
Le lancement du NPA s’appuyait d’abord et avant tout sur une certaine analyse de la période. Celle-ci consistait à dire que la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS avaient mis fin à une période historique ouverte avec la révolution russe de 1917 pour en ouvrir une autre, nouvelle et aux traits relativement imprévisibles. Personne ne peut nier que ces événements ont une grande importance et ont considérablement changé la configuration politique mondiale, et qu’ils méritent donc d’être étudiés et expliqués par tous ceux qui entendent défendre l’idée d’une transformation sociale radicale. L’extension du mode de production capitaliste à toute une série de régions qui en avait été extraites pendant des décennies, l’offensive contre les conditions de vie et de travail des exploités à l’échelle mondiale qui s’en est suivie, le triomphalisme capitaliste qui prétendait que l’histoire était arrivée à son terme, l’effondrement du stalinisme en tant qu’appareil contre-révolutionnaire, tous ces éléments présentaient de nouveaux défis à une analyse marxiste de la période actuelle.
Il est néanmoins indispensable de préciser en quoi consistent ces transformations et quelles sont leurs implications réelles pour la stratégie révolutionnaire. D’autant plus que le moment auquel s’est fondé le NPA, et donc celui de la matérialisation de cette analyse dans une nouvelle organisation sensée correspondre à la nouvelle période, coïncide avec le début de la crise capitaliste aux proportions historiques que nous vivons. En ce sens, il nous semble que certaines affirmations apparues dans le cadre du « débat stratégique » ouvert au sein de la LCR à la veille de la création du NPA étaient erronées dans leur interprétation de ce basculement. Notamment lorsqu’elles prévoyaient une recomposition lente et évolutive du mouvement ouvrier, pendant laquelle il fallait admettre, comme le prônait alors Francis Sitel, que l’actualisation de la question de la conquête du pouvoir serait « aujourd’hui au dessous de la ligne de notre horizon politique » [4] .
Car après des années d’offensive capitaliste, et un début de résistance à partir du milieu des années 1990, la « nouvelle période » au sein de laquelle le NPA aurait à se développer remettait au contraire au devant de la scène toute une série d’éléments qui semblaient avoir disparu de « l’horizon politique ». Dès 2009 - comme on s’apprête à le voir plus longuement ci-dessous -, nombre d’éléments signalaient des tendances à une plus grande polarisation, entre d’un côté la radicalisation du mouvement de masses, et de l’autre le durcissement des issues bourgeoises face à la crise, ou en d’autres mots des tendances initiales à la révolution et à la contre-révolution. A posteriori, le déclenchement de processus révolutionnaires dans le monde arabe, la situation pré-insurrectionnelle en Grèce (pour reprendre le terme utilisé par Kouvelakis [5] ), le réveil de la jeunesse dans l’État espagnol, et, en face, les réponses contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de l’impérialisme, ainsi que les tendances à une bonapartisation des régimes en Europe et les phénomènes nationalistes et d’extrême droite de l’autre, en sont une preuve incontestable.
C’est en ce sens que, manifesté par d’importantes transformations de la situation politique, ce qui était en train de se réactualiser était précisément le caractère d’une « période » bien plus large, définie par Lénine au début du siècle comme « de crises, guerres et révolutions », à laquelle toute l’histoire du XXe siècle n’a pas pu apporter de solution, précisément à cause des défaites dont notre mouvement a été victime.
Au lieu d’effacer les clivages du passé, bannis car n’étant soi-disant plus d’actualité, il aurait donc fallu enrichir le projet fondateur du NPA des leçons stratégiques de cette histoire. Il était en effet capital de préparer le parti à intervenir dans une situation qui redevenait convulsive et au sein de laquelle, inévitablement, des problèmes déjà rencontrés par le mouvement révolutionnaire allaient se reposer quoique sous une forme nouvelle. Ceci était aussi indispensable pour réhabiliter l’idée même de la révolution, à un moment où elle se trouvait discréditée, car nous subissions encore les conséquences de l’offensive bourgeoise et des défaites passées, sans que la nouvelle situation puisse encore apporter des démonstrations claires de l’actualité de notre projet. Par ailleurs, il aurait été tout aussi fondamental de combattre les préjugés qui veulent que la bureaucratisation soit une conséquence inévitable de toute révolution, à l’exemple de l’URSS, faisant du projet révolutionnaire une perspective non seulement impossible mais de plus non souhaitable. Réhabiliter ce dernier, c’était donc revendiquer haut et fort l’héritage de ceux qui, au sein du mouvement révolutionnaire, ont toujours combattu le stalinisme et levé le drapeau d’une révolution internationale axée sur la démocratie ouvrière.
Malheureusement, c’est plutôt le contraire qui a été fait. Sous l’influence de la situation précédente, où le reflux idéologique était généralisé, nombre de camarades ont cru que pour s’élargir il fallait diluer le programme, la stratégie, les références idéologiques pour mieux s’adapter au milieu que l’on essayait de toucher. Le mot « révolution » fut donc considéré comme « trop clivant », le trotskisme une référence trop datée, le tout étant remplacé par des formules floues telles que « la transformation révolutionnaire de la société » et « le socialisme du XXIe siècle ». C’est la conséquence de ne pas avoir su maintenir une continuité révolutionnaire à contre-courant pendant cette période de reflux, d’avoir déserté nos positions idéologiques à la recherche de fausses « vérités nouvelles », que nous payons aujourd’hui. Cela est d’autant plus dramatique que cette crise et cette paralysie nous atteignent précisément au moment où la situation permettrait de faire un bond en avant.
Comment la thèse de « l’orphelinat stratégique » a désarmé le NPA
Une des thèses fondatrices du projet NPA a consisté à affirmer que les hypothèses en matière de stratégie avec lesquelles nous avions opéré jusque là n’étaient plus d’actualité après la chute du mur de Berlin ; et que, partant, nous serions devenus « orphelins d’hypothèse stratégique » [6] . Il s’agirait désormais de repenser la question stratégique en dehors du cadre de ces « hypothèses » et en tentant de rassembler les éléments du « meilleur » des différentes traditions et courants du mouvement ouvrier et révolutionnaire [7] .
Ainsi, s’appuyant sur l’analyse du caractère prétendument imprévisible de la période qui s’ouvrait, est née l’idée qu’on pouvait construire un parti dépourvu de toute stratégie, et qu’en la matière les « modèles » passés n’étaient plus opératoires. Les camarades signataires du texte « Quelques éléments... » n’inventent donc pas la poudre lorsqu’ils affirment que « la nouvelle époque, dont il faut d’ailleurs constamment renouveler le travail d’analyse et de décryptage, implique une redéfinition du programme, de la stratégie et sans doute du type de parti à construire. En aucun cas, le bégaiement des modèles révolutionnaires du XIXe et du XXe siècle qui aujourd’hui ne sont plus opératoires [sic]. Un processus de transformation révolutionnaire d’une société capitaliste comme la société française ne ressemblera pas à la révolution russe mais sans doute pas non plus à un mai 68 qui irait "jusqu’au bout’ ».
Nous verrons par la suite à quel point cette idée trouve toutes ses limites lorsqu’on la confronte à la réalité. Mais il faut dire tout de suite que ce prétendu « vide » stratégique a empêché le NPA d’être à la hauteur des événements auxquels il a dû faire face, laissant la porte ouverte aux dérives électoralistes et réformistes, puisque, comme on dit, souvent, la politique a horreur du « vide »...
Un petit rappel : la grève générale en Guadeloupe
Comme s’il s’agissait d’un fait concerté, au moment exact où se tenait le Congrès fondateur du NPA, en janvier 2009, un message nous était envoyé sur le terrain de la lutte des classes. En plein territoire colonial français, en Guadeloupe, cette « relique du passé » qu’était devenue la grève générale pour un certain nombre de camarades, montrait qu’elle avait encore son mot à dire. Une grève générale pour de vrai, avec la quasi-totalité de l’île paralysée, au bord de la pénurie. Le patronat et le gouvernement refusaient de négocier, craignant un effet contagion, non seulement vers les autres îles (ce qui est de fait arrivé), mais aussi en métropole, où le mécontentement populaire grimpait face aux premiers effets de la crise. D’autant plus que 78% de la population en France métropolitaine soutenaient ce mouvement et que la journée d’action appelée par les confédérations syndicales fin janvier avait été un franc succès. Tout cela ne pouvait pas passer inaperçu pour les délégués réunis à Saint-Denis pour fonder un nouveau parti.
Face à l’intransigeance, le mouvement s’est radicalisé. Pour limiter les privations des masses, les grévistes décidaient au cas par cas de la production et la distribution de certains biens et services, notamment de l’essence, du gaz, de l’électricité, dans une forme embryonnaire de contrôle ouvrier. Face à la répression, des comités d’auto-défense se mettaient en place et les jeunes des quartiers populaires rejoignaient les affrontements et montaient des barricades. Bref, étaient réunis tous les ingrédients d’une grève générale qui entraîne, par sa propre dynamique, l’ensemble de la population derrière les travailleurs en lutte, devient de plus en plus politique, acquiert des traits insurrectionnels et commence à poser de fait le problème de savoir qui gouverne.
Tout cela constituait un premier symptôme, n’était qu’une entrée en matière, une anticipation de la dynamique qu’allait prendre la lutte de classe internationale face à la crise. Mais, pour ceux qui s’apprêtaient alors à fonder une organisation à partir de l’idée que la fameuse « grève générale insurrectionnelle » était devenue obsolète, cela aurait dû constituer un rappel. Car non seulement il s’agissait d’une grève générale comme en 1968, mais on y a vu se poser des problèmes politiques comparables, notamment la déviation du mouvement par le biais d’une augmentation de salaires, de même que la trahison du PCF.
Plus encore, si le NPA avait accordé l’importance nécessaire à cet évènement début 2009, ne serait-il pas arrivé mieux préparé à l’automne 2010 ? N’aurait-il pas pu tirer notamment la leçon que le manque d’organismes d’auto-organisation, combiné à une politique suiviste des directions syndicales [8] (réformistes combatives en Guadeloupe, ouvertement conciliatrices en métropole) de la part des révolutionnaires amènerait inévitablement à une défaite ?
L’opportunité ratée des grèves ouvrières de 2009-2010
Mais ce n’était pas seulement dans les DOM-TOMs que la dynamique de la lutte de classe était en train de changer. Depuis fin 2008, face aux premiers effets de la crise en France, toute une série de grèves ouvrières contre les fermetures d’entreprise et les licenciements ont eu lieu un peu partout dans le pays. Cette résurgence de conflits ouvriers très durs venait après des années de transformations réelles et profondes dans la division mondiale du travail, qui ont provoqué une réduction du nombre d’ouvriers industriels dans les pays avancés, au profit des services et des délocalisations d’usines. Elle constituait un début de rupture avec les défaites subies pendant plusieurs décennies. Enfin, elle se démarquait de phénomènes antérieures de la lutte de classes où c’étaient plutôt les paysans (mouvement zapatiste), les jeunes (mouvement altermondialiste) ou la population urbaine en général (Argentine 2001) qui avaient été sur le devant de la scène, contribuant à diffuser l’idée que la classe ouvrière n’était plus le sujet principal de la transformation sociale. Avec la vague de lutte de 2009-2010, celle-ci était définitivement de retour sur le devant de la scène politique.
Pendant plusieurs mois, des dizaines de grèves dures ont fait la une de tous les journaux. La reprise de la méthode radicale de séquestration des patrons et des cadres a fait rapidement tâche d’huile, et contrastait avec un programme de revendications se limitant à la demande d’indemnités de départ. Dans l’histoire du mouvement ouvrier français, les travailleurs n’avaient eu recours à ce type d’action de manière plus ou moins étendue que pendant les périodes les plus révolutionnaires de l’histoire du XXe siècle. Comme nous l’écrivions dans un article publié en 2010 : « l’extension de ce type d’action à différents moments de l’histoire n’est pas nouvelle. Xavier Vigna, à propos des séquestrations des années 1960 et 1970, explique que "ces formes de violence ne sont pas neuves et nous font émettre l’hypothèse d’un répertoire d’actions violentes quasi souterrain, qui chemine par-delà une pacification générale des relations sociales, et qui se manifeste par des "surgeons’. Ou, pour le dire autrement, l’institutionnalisation et la diffusion de la pratique gréviste n’empêchent pas que demeurent, chez les ouvriers, des pratiques conflictuelles plus vives, plus aiguës, dont l’expression est facilité par une mémoire des grandes grèves antérieures, notamment celles de 1947-1948 et qui se manifeste pendant les années 68" [9]. Serions-nous en train de vivre le même phénomène, de façon différée, comme une mémoire souterraine de la poussée des années 60 et 70 qui peut-être est en train d’annoncer une nouvelle poussée ouvrière qui aille au-delà des profondes limitations subjectives actuelles [...] ? » [10]
Il nous paraît que le mouvement historique contre la réforme des retraites et le rôle central qu’y ont joué des secteurs stratégiques de la classe ouvrière répond positivement à la question que nous nous posions à l’époque, et cela bien que la conjoncture électorale que nous traversons actuellement constitue une espèce d’interrègne plus réformiste. Cette vague de 2009-2010 avait de plus une composante anti bureaucratique très intéressante, dans la mesure où ces conflits se menaient en extériorité et parfois en opposition à la politique des confédérations. Il y a même eu des tentatives de coordination indépendante de cette avant-garde radicale, comme la rencontre de Champhol fin 2008, la manif sur Paris octobre 2009, la mise en place du Collectif contre les Patrons Voyous, la réunion à Blanquefort ou encore l’envoi de délégations ouvrières à Châtellerault pour soutenir les New Fabris en juillet 2010. Bref, le moins qu’on puisse dire est que la situation dans le mouvement ouvrier était plutôt favorable à la construction d’un parti anticapitaliste...
Cependant, le défaut initial d’implantation du NPA dans le mouvement ouvrier industriel a été profondément aggravé par l’enfermement du parti dans des discussions électorales alors même que ce processus gréviste était en plein développement. Pour illustrer à quel point le parti a été en deçà des enjeux, il suffit de citer le cas de la grève de la raffinerie de Flandres à Dunkerque, où le principal dirigeant, Philippe Wullens, avait une grande sympathie pour le discours d’Olivier Besancenot. Il l’a invité à plusieurs reprises à venir sur le site leur apporter du soutien, sans succès, alors même qu’il s’agissait du principal conflit en cours à l’échelle nationale, conflit qui avait même déclenché une grève nationale des raffineries. Deuxième exemple, la lutte de Philips à Dreux, où le secrétaire du syndicat CGT, Manu Georget, qui était à la tête du secteur combatif de la boîte et qui avait même tenté de mettre en place le contrôle ouvrier de la production sur le site, était membre du NPA et tête de liste électorale dans son département. La direction du NPA l’a laissé absolument seul alors même que le conflit avait pris une ampleur nationale, avec l’affaire du lock-out patronal et de l’intervention du Ministre de l’industrie Christian Estrosi, qui avait dû défendre explicitement les patrons de Philips en disant qu’ils n’étaient pas des patrons voyous.
Encore une fois, si le NPA s’était investi à fond sur ces grèves, considérant chacune d’elle comme une « école de guerre » (Lénine dixit), s’il avait soutenu résolument la mise en place d’une coordination de ces conflits indépendamment de la bureaucratie de Cherèque et Thibault, s’il avait tout fait pour gagner à ses rangs les meilleurs éléments de cette avant-garde, et apporter à tous ceux qui était en train de lutter un peu de confiance quant à leur capacité à gagner s’ils se battaient tous ensemble... n’aurait-il pas abordé en meilleur position l’automne 2010 ? Le « vide stratégique » de l’organisation, et ses illusions sur la possibilité d’occuper des espaces super-structurels notamment dans les élections, ne seraient-ils pas à l’origine de l’incapacité du NPA à jouer un rôle dans le cadre de cette occasion en or offerte par la lutte des classes ? En effet, lorsque l’on ne pense plus que la transformation révolutionnaire passera par une insurrection dirigée par les travailleurs et entrainant l’ensemble des couches populaires, c’est la question même du sujet de la transformation sociale, et partant des priorités de construction, qui est remise en cause.
Le mouvement de l’automne 2010 et la capacité des travailleurs à bloquer le pays
Nous arrivons enfin à la grande échéance du mouvement des retraites, significative aussi bien par le rôle joué par des secteurs stratégiques de la classe ouvrière comme ceux de l’énergie et des transports que par les rapports qui ont été établis entre l’ensemble des secteurs en lutte. Les frais de tous les manquements stratégiques du NPA se sont alors révélés explicitement.
Lorsque le mouvement a commencé, les raffineurs sortaient à peine d’une autre lutte, dont nous parlions à l’instant, contre la fermeture de la raffinerie de Flandres. Elle avait entrainé l’arrêt de toutes les raffineries de France. Très vite donc, la grève chez les raffineurs a été déclarée reconductible, et ils se sont adressés à tous ceux qui se battaient contre la réforme en disant qu’ils avait la force d’arrêter le pays et étaient déterminés à le faire. Ils demandaient à ceux qui n’avaient pas les mêmes moyens de pression qu’eux et qui n’étaient pas en grève reconductible de contribuer à une caisse de grève visant à compenser leurs pertes de salaires à la fin du mouvement.
Même si cela cachait une certaine tendance à l’autosuffisance, qui s’est heurtée à ses limites lorsque les directions syndicales ont joué la carte de l’isolement des raffineurs, la subjectivité de ces travailleurs, qui se proposaient d’utiliser leur place centrale dans la production pour faire entendre la voix de tous les exploités, était une donnée tout à fait nouvelle. D’autant plus que, du côté de la population, la réponse a été plus que favorable : les contributions à la caisse de grève ont été tellement importantes qu’elles ont largement dépassé le nécessaire pour rembourser les salaires et ont été reversées à d’autres secteurs. Lorsque, face à une pénurie imminente, l’État a décidé, avec la complicité de l’Intersyndicale, de déloger les piquets de grève et de réquisitionner des salariés, des milliers de travailleurs d’autres secteurs et de jeunes mobilisés sont venus défendre à côté des raffineurs des piquets qu’ils considéraient comme les leurs.
Plus globalement, le mouvement de l’automne 2010 et sa dynamique qui tendait clairement à la grève générale ont attiré la sympathie et la mobilisation des secteurs les plus divers de la société, avec notamment l’entrée des lycéens et des jeunes de banlieue. Cela témoignait sans aucun doute de la grande capacité de la classe ouvrière, lorsqu’elle se met au service des intérêts de tous les exploités, à devenir hégémonique. Sans les services rendus à la bourgeoisie par les directions syndicales, le développement de ces tendances aurait pu arriver à un seuil ouvertement politique qui pose le problème du pouvoir, comme le montre le fait qu’au moment même où la menace de pénurie de carburant était concrète, les raffineurs pouvaient compter sur le soutien de 75% de la population, alors que le Président de la république avait un taux de popularité au plus bas, avec 29%.
Malheureusement, notre parti s’y est très mal préparé. Avant même la création du NPA, la LCR, qui avait fait un effort pendant les deux premières décennies de son existence pour s’implanter dans la classe ouvrière (quoique avec des résultats relatifs) s’était adaptée de façon non négligeable à ce que Daniel Bensaïd appelait « l’illusion du social », c’est à dire à l’idée d’une multitude de mouvements partiels dont la simple addition serait le moteur de la transformation sociale.
La logique des « secteurs d’intervention » a matérialisé du point de vue organisationnel cette conception. Mouvement féministe, mouvement sur les questions environnementales, mouvements des chômeurs, mouvement LGBTI, mouvement pour le logement, mouvement étudiant, lycéen, quartiers populaires, etc. A l’opposé de la démarche de LO, qui néglige de façon sectaire le combat contre les oppressions et même l’intervention dans le mouvement étudiant, la LCR puis le NPA se sont dispersées dans des fronts divers, sans aucune hiérarchie.
C’est ainsi que le NPA naissait non seulement sans délimitation stratégique, mais avec une faible délimitation de classe, et une composition sociale où les enseignants et les cadres échelon A de la fonction publique représentaient la majorité. Sa très faible implantation dans les secteurs stratégiques du prolétariat n’a en rien était comblée lors de ses premières années d’existence.
Ainsi, lorsque les camarades du courant Gauche Anticapitaliste affirment, bien qu’avec une part de vérité, que pendant le mouvement contre la réforme « la mise en avant du mot d’ordre de grève générale a aussi servi de paravent à l’absence de propositions concrètes dans le cours de la mobilisation » [11], la réponse à ce problème ne peut pas trouver de solution dans l’orientation politique qu’ils proposent. Le NPA est arrivé très mal préparé à cette grande échéance dont la dynamique poussait bel et bien vers une grève générale politique. C’est alors le manque d’accumulation préalable, et l’incapacité de ce parti à construire des fractions radicales au sein de la lutte de classe, à combattre concrètement la bureaucratie syndicale et à présenter une alternative de direction au mouvement, ancrée dans les embryons d’organismes d’auto-organisation qu’étaient les AGs interprofessionnelles, qui a condamné le NPA à une simple posture propagandiste en ce qui concerne la grève générale (d’ailleurs hésitante, et glissant parfois sur le mot d’ordre ambigu de « blocage de l’économie »). Notre organisation était incapable de peser effectivement sur le destin de la lutte, ne serait-ce qu’à partir de quelques secteurs.
Pour finir, et nonobstant les accusations de « propagandisme sectaire » portées par ces camarades à l’égard de la majorité actuelle, c’est bien la politique de construction par occupation d’espaces super-structurels et électoraux qui a mené le NPA à cette situation d’impuissance sur le terrain de la lutte de classe. Or, elle est partagée par toute l’ancienne direction, et les fondateurs de Gauche Anticapitaliste en sont les plus fidèles défenseurs,
Le printemps arabe et les « révolutions classiques »
Cependant, le plus fondamental était encore à venir. Malgré toutes les prévisions d’un certain nombre de camarades, les premières révolutions du XXIe siècle sont arrivées assez vite. Cette fois-ci, c’est dans une autre aire de l’arrière cour coloniale française, le Maghreb, que les choses ont bougé. Le mot « révolution », qu’on s’était interdit de mettre en avant lors de la fondation du NPA, était soudainement dans toutes les bouches. La chute des dictateurs en Tunisie et en Égypte - le cas libyen étant plus contradictoire à cause de l’intervention impérialiste - par l’action des masses n’était pas encore, bien entendu, l’aboutissement d’une révolution sociale victorieuse. Mais le processus est ouvert, et cela personne n’ose plus nier.
Dans ce nouveau contexte, toute une série de questions et de problèmes se sont posés de façon très concrète. Le premier a été celui de la dynamique et de l’alliance de classes qui peut porter la révolution. Comme souvent dans l’histoire, les premiers éclats sont venus des maillons faibles de la chaîne capitaliste mondiale, de pays vivant sous des régimes autocratiques et subissant les pires conséquences de la crise. En leur sein, c’est plus particulièrement la jeunesse et les secteurs populaires les plus opprimés qui se sont levés. Mais en Tunisie et surtout en Égypte, c’est la convergence entre la « place » et les entreprises (avec l’annonce d’une grève générale à la veille de la chute de Moubarak) qui a été capable de mettre à bas le dictateur et qui reste encore aujourd’hui décisive pour que la révolution puisse avancer dans ses objectifs.
Le deuxième concerne la nécessité de construire des organismes d’auto-organisation des masses [12] qui soient de véritables embryons d’un double pouvoir, sans quoi les classes dominantes trouverons toujours le moyen de reprendre la main, parfois même en détournant des aspirations légitimes comme celle de l’Assemblée Constituante en Tunisie, pour opérer un changement superficiel, sans toucher aux racines du système d’oppression et d’exploitation.
Le troisième est celui de la combinaison entre les tâches démocratiques et sociales. A ainsi été mise à l’ordre du jour la question de l’articulation entre la lutte contre des régimes autocratiques et pour résoudre des tâches démocratiques structurelles dans des pays semi-coloniaux, et la lutte contre le capitalisme en tant que système d’exploitation.
En Tunisie par exemple, le lien a souvent été fait au cours du processus révolutionnaire entre la dictature de Ben Ali et celle des « petits Ben Alis » [13] , en particulier des patrons liés au régime, qui se faisaient expulser des entreprises au moment le plus explosif de la mobilisation. De même, en Égypte, une des premières mesures de la junte militaire après la chute de Moubarak a été de supprimer le droit de grève, dans une tentative d’empêcher les travailleurs qui avaient joué un rôle déterminant dans la chute du dictateur de pousser plus loin le processus. Cette mesure a été un élément accélérateur de l’expérience faite par les masses avec l’armée, comme on a vu récemment lors de la mobilisation contre la junte qui a précédé les élections parlementaires, et qui se poursuit jusqu’aujourd’hui.
Ce que démontrent ces processus aussi bien que les tentatives de déviation en cours, c’est que la satisfaction des revendications démocratiques, à commencer par la libération de l’oppression impérialiste, ne pourra être effective que si les travailleurs et les couches populaires mènent jusqu’au bout la révolution, c’est à dire s’ils s’attaquent à la propriété privée des moyens de production, et commencent à créer les bases de leur propre pouvoir. Pour cela, il leur faut développer un programme de transition qui réponde aux aspirations démocratiques et sociales de toutes les couches populaires. Car si la classe ouvrière n’est pas capable d’offrir un programme et une perspective à l’ensemble des couches populaires, une partie de ces secteurs sera fatalement attirée par les partis musulmans et leur politique d’assistanat, comme c’est déjà en partie le cas aussi bien en Égypte qu’en Tunisie.
En ce sens, il nous faut souligner à quel point le saut actuel dans l’intervention de la classe ouvrière égyptienne dans le processus est encourageant, et pourrait constituer un premier pas. L’universitaire anglaise Anne Alexander écrit à propos de la deuxième vague révolutionnaire qui se développe sous nos yeux : « Cette série complexe d’événements ne peut être comprise sans prendre en compte le profond changement dans la nature et la portée de l’action collective des travailleurs égyptiens depuis fin août 2011. Une vague de grèves et de manifestations coordonnées sur l’ensemble du territoire, telles que celles organisées par les travailleurs de la poste et les enseignants, couplées avec l’industrie et l’ensemble du secteur du sucre et des travailleurs de l’administration publique des transports au Caire, est la principale cause d’une paralysie qui a saisi le régime militaire en septembre et a donc ouvert la voie pour le soulèvement de novembre. Les luttes sociales et politiques continues, qui approfondissent toujours plus la révolution en Égypte, sont encore à un stade précoce de leur développement. Pourtant, plusieurs caractéristiques de la vague de grèves de septembre 2011 indiquent que le degré auquel le mouvement des travailleurs s’organise a réintroduit la classe ouvrière comme un facteur important dans la politique nationale, à un niveau inconnu en Égypte depuis plus de soixante ans » [14]
On conçoit alors comment la donne pourrait être radicalement changée dans ce pays. Il suffirait que ces mobilisations, d’ores et déjà de plus en plus offensives et coordonnées, mais qui se concentrent sur les conséquences des réformes libérales des dernières années, dépassent le caractère sectoriel de leurs revendications et se tournent ouvertement vers la lutte pour la chute de la dictature militaire.
Ces processus réactualisent de façon claire et vivante ce qu’expliquait la Théorie de la Révolution Permanente, systématisée par Trotsky sur la base de l’expérience des révolutions russe et chinoise. Contre toute conception voulant restreindre les révolutions arabes à une première étape purement démocratique et repousser aux calendes grecques l’expropriation des capitalistes et une véritable indépendance face au pillage impérialiste, elle a une énorme actualité pour penser et se préparer à intervenir dans les processus en cours.
On pourrait encore citer nombre de ces problèmes « classiques » ressuscités par le printemps arabe. Ainsi, par exemple, de la question de l’armement des travailleurs face à la répression sanguinaire qui se déroule sous nos yeux en Égypte. Qu’on le veuille ou non, les révolutions arabes remettent donc à l’ordre du jour toute une série de questions qui concernent la stratégie et la tactique révolutionnaires et, pour y réfléchir, les expériences tirées des révolutions passées sont d’une énorme utilité. Que peut être le sens d’un parti révolutionnaire si ce n’est de synthétiser les expériences historiques de notre mouvement, afin d’éviter à notre classe de repartir à chaque fois de zéro et de refaire les mêmes erreurs ?
Est-ce que les camarades qui ont proclamé notre absence totale de références stratégiques et la « mort du modèle de 1917 » considèrent que la nécessité d’une alliance entre les ouvriers et les classes populaires ou paysannes, d’un programme de transition capable de répondre aux aspirations et d’unifier tous ces secteurs, de l’auto-organisation comme base du nouveau pouvoir à mettre en place, est un fait totalement nouveau et imprévisible ? Que la question de la dynamique permanente de la révolution est, elle aussi, parfaitement nouvelle et imprévisible ?
Si par « modèle de 1917 » on entend schéma immuable condamné à se répéter exactement de la même façon, il s’agit bien évidemment d’une sottise. Chaque révolution a une dynamique propre et se développe selon les conditions concrètes du pays concerné, des rapports entre les classes en son sein, du moment historique auquel elle se développe, etc. Un des grands mérites des révolutionnaires russes eux-mêmes a d’ailleurs été de s’être plongés, de nombreuses années, sur la question théorique et pratique de la construction d’une stratégie de la révolution dans les conditions concrètes de la Russie du début du siècle.
Comment expliquer alors la pertinence réitérée de tous ces aspects qui, déjà posés dans ce lointain 1917, le sont encore aujourd’hui ? Nous pensons que cela est dû au fait que la révolution russe était à son époque terriblement moderne. Dans les conditions très particulières de l’existence, dans un pays arriéré du point de vue du développement capitaliste, de la classe ouvrière la plus concentrée et éduquée dans un sens révolutionnaire, elle anticipait une grande partie des problèmes des révolutions de notre époque dans un sens large, c’est à dire de la révolution socialiste.
Ceci ne veut pas dire, bien entendu que les choses en Égypte se passeront comme en Russie. La chute de Moubarak n’est pas une sorte de révolution de février. En Égypte l’armée ne s’est pas complètement divisée ente soldats solidaires de la révolution et officiers liés à l’ancien régime, la classe ouvrière n’a pas encore joué un rôle hégémonique et des organismes de double pouvoir ouvrier (les soviets) n’ont pas vu le jour. C’est en grande partie grâce à l’absence de ces éléments que les régimes ont pu rester en place en se débarrassant seulement de la personne du dictateur. On pourrait affirmer en ce sens que la politique de déviation contre-révolutionnaire, entamé en Tunisie avec l’appel à une Assemblée Constituante dans le cadre du régime, et en Égypte par la mise en place d’un gouvernement de la junte militaire, a eu pour but précisément d’éviter une dynamique de type « février 17 ».
Il est probable d’ailleurs que le développement de la révolution égyptienne soit plus lent que celui de la révolution de 1917, où la guerre et les expériences préalables du mouvement de masses - notamment 1905 - ont pu accélérer le processus. Nous sommes ainsi peut-être face à une dynamique plus proche de celle de la révolution espagnole, démarrée en 1931 avec la chute du roi Alphonse et qui ne s’est achevée qu’avec la défaite dans la guerre civile en 1939. Cette analogie sert surtout à souligner que face à une faiblesse subjective (les travailleurs et les jeunes égyptiens ont pour l’instant peu conscience des mécanismes réels de leur exploitation et de leur possibilité de s’en débarasser) et en l’absence d’un parti révolutionnaire qui puisse y pallier de manière organisée, le processus peut avoir des rythmes plus prolongés, en traversant des situations diverses (électorales, de recul, etc.) avant de pouvoir se résoudre dans le sens de la révolution ou de la contre-révolution. En même temps ce développement plus lent peut avoir l’avantage de laisser plus de temps pour la construction d’une organisation révolutionnaire.
Comment intervenir correctement dans un processus révolutionnaire ouvert sans avoir réfléchi à ces problèmes ? Le désarmement politico-stratégique du NPA l’a empêché même d’avoir une politique conséquente de solidarité à l’égard de ces révolutions et d’être conséquemment anti-impérialiste face à une intervention militaire contre-révolutionnaire dirigée par la France en Lybie [15]. Imaginons seulement un instant ce qu’aurait donné ce niveau d’impréparation s’il avait été amené à y intervenir directement...
Révolution ou « gouvernement anticapitaliste » ?
Nous venons de le voir amplement : les éléments qui composent la situation objective depuis la fondation du NPA ne font que réactualiser la pertinence d’une stratégie révolutionnaire. Et cependant le NPA faisait route en sens inverse. Certes, il se démarquait lors de sa création des adaptations les plus ouvertes à une stratégie réformiste des courants du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (SUQI) [16], comme la participation du courant brésilien Démocratie Socialiste au gouvernement Lula, où celle du courant italien à une Rifondazione Comunista engagée dans le soutien au gouvernement Prodi et à l’intervention militaire en Afghanistan. Mais l’idée, censée être fondatrice, d’une absence d’hypothèse stratégique, nous a amené à flouter la perspective et à abaisser notre niveau de compréhension des processus révolutionnaires, comme en témoigne la formule ambiguë de « transformation révolutionnaire de la société ».
Cette contradiction liée au fait que le NPA ne se prononçait pas ouvertement pour une révolution, les journalistes aussi bien que nos adversaires politiques la saisissaient bien, eux qui avaient toujours au bout des lèvres la même question : est-ce que le NPA sera prêt à gouverner, à « prendre ses responsabilités » ?. Une question qui possède un sens très précis et déterminant, celui de savoir si la transformation de la LCR en NPA implique la substitution d’une stratégie révolutionnaire par une autre qui soit « intégrable » au régime et aux institutions telles qu’elles sont. En même temps que nous affichions dans notre discours notre indépendance à l’égard de ces institutions, les principes fondateurs disaient : « C’est le rapport de forces issu de la mobilisation qui peut permettre la mise en place d’un gouvernement qui imposera des mesures radicales en rupture avec le système et engage une transformation révolutionnaire de la société ». Par quel biais ce « gouvernement » arriverait-il au pouvoir ? Quel rapport établirait-il avec les institutions du système capitaliste ? Rien de cela n’était précisé.
Dans la même veine, Alain Krivine posait la question de la façon suivante : « Aujourd’hui, les révolutionnaires sont écoutés par des millions de personnes et s’efforcent, sans du tout renier leur combat, de construire un parti populaire qui va nous astreindre à changer, en commun, notre vocabulaire, nos méthodes, notre fonctionnement. Un parti qui va aussi nous obliger à écouter et à apprendre. Un mouvement utile dans les luttes, utile pour dégager une alternative politique et pourquoi pas demain, à certaines conditions qui n’existent pas encore, utile à l’exercice du pouvoir. ».
Quelles seraient alors ces « conditions » ? Dans un chat du Monde Olivier Besancenot répondait ainsi à un internaute qui se demandait s’il pourrait « entrer dans un gouvernement de gauche, pour peser sur une hausse des salaires, des allocations sociales et des retraites » : « Dans un gouvernement anticapitaliste qui prendrait de telles mesures, plus d’autres encore, comme l’interdiction des licenciements, ou qui se battrait pour une réelle répartition égalitaire des richesses, sans problème. Évidemment même. Un tel gouvernement impliquerait de grandes mobilisations sociales pour que le pouvoir lui-même soit partagé. Un tel gouvernement, enfin, est évidemment contradictoire avec le programme du Parti Socialiste et de ceux qui proposent d’accompagner les dégâts du capitalisme. »
L’idée d’un « vrai » gouvernement de gauche, appuyé par des mobilisations, gagnait ainsi du terrain avec la condition quasi unique que ce ne soit pas avec le Parti Socialiste. Ce gouvernement n’aurait pas pour but d’exproprier l’ensemble de la classe capitaliste pour socialiser les moyens de production, mais simplement de se battre pour une « répartition égalitaire des richesses ».
Cette idée d’une combinaison entre un « gouvernement anticapitaliste » et la mobilisation de masses s’appuyait sur une réflexion théorique entamée au sein de la LCR, notamment par Antoine Artous qui disait que « au moins dans des pays comme ceux de l’Europe de l’Ouest (et aussi dans d’autres pays), on ne peut croire que ce nouveau pouvoir surgira en extériorité complète avec certaines institutions politiques en place, notamment les assemblées élues sur la base du suffrage universel. C’est pourquoi, et cela d’ores et déjà , il faut mener bataille pour leur démocratisation radicale » [17]. Ainsi, les mêmes camarades qui considéraient que les formes d’émergence du double pouvoir et ses caractéristiques sont hautement imprévisibles (l’absence d’hypothèse stratégique), semblaient avoir au moins une certitude : que les institutions du régime démocratique bourgeois sont appelées à jouer un rôle central dans l’émergence de ce double pouvoir.
Elle prenait corps d’autre part sur l’émergence d’un certain nombre de gouvernements ayant une rhétorique « révolutionnaire » en Amérique Latine, comme ceux de Chavez et de Evo Morales. La formule même de « socialisme du 21ème siècle », reprise par le NPA, avait été empruntée à Chavez, pour qui il s’agissait pourtant d’un « socialisme avec des chefs d’entreprise ».
François Sabado en est même arrivé à envisager, au nom de son courant international, le SU-QI, la possibilité d’une Internationale commune avec Chavez : « Chavez situe la constitution d’une Ve Internationale dans la continuité de la IVe. Nous l’avons déjà déclaré à maintes reprises : qu’importent les étiquettes, s’il y a convergence sur le contenu. […] Il y a, en effet, une nouvelle période historique, où les clivages entre divers courants révolutionnaires peuvent être surmontés sur la base d’une « nouvelle compréhension commune des évènements et des tâches ». […] Encore une fois, cet appel crée les conditions d’une nouvelle discussion internationale, indissociable de la solidarité avec la révolution bolivarienne. C’est dans cet esprit que la IVe internationale, ses organisations et ses militants, répondront ’’présents’’ ! » [18]
Encore une fois, l’expérience concrète a démontré les limites de la « révolution bolivarienne ». Malgré le « soutien de la mobilisation de masses » contre le coup d’État en 2002, Chavez n’a pas entrepris - depuis plus de 10 ans qu’il est à la tête du gouvernement - une rupture quelconque avec le système capitaliste. Et les processus les plus avancés de la lutte de classes sont venus d’un autre côté et sous une forme bien plus « classique », avec les révolutions arabes, dont on mentionnait plus haut le peu de cas qu’en fit le NPA.
De plus, cette ambigüité sur la question du pouvoir a laissé le parti désarmé pour affronter la concurrence du Front de Gauche, qui avait l’avantage de répondre à une certaine aspiration à l’union de la gauche présente chez des travailleurs et des jeunes qui par ailleurs sympathisaient avec le NPA. Ne pouvant pas se distinguer clairement de la stratégie de « révolution par les urnes » de Mélenchon pour justifier son existence indépendante, le NPA est devenu inaudible, et est apparu comme sectaire. C’est de cette impuissance qu’a découlé le renforcement de la tendance « unitaires » au sein du parti, culminant dans de nombreux départs vers le Front de Gauche et dans la constitution du courant Gauche Anticapitaliste.
En conséquence, bien loin de la vision que les signataires du texte « Quelques éléments… » [19] développent lorsqu’ils parlent de la prétendue capacité du NPA à « hégémoniser la gauche radicale » [20] , il s’est avéré que cette illusion d’influence sur les courants de la gauche antilibérale et réformiste, en absence d’une stratégie propre, s’est transformée en son contraire, c’est à dire une augmentation importante de l’influence des réformistes dans ses rangs, comme en témoignent les nombreux départs de camarades du NPA vers le Front de Gauche.
La Grèce et le rôle tragique de la « gauche de la gauche »
Première victime de la crise de la dette publique, la Grèce est devenue depuis plusieurs mois le point le plus avancé de la lutte de classe au sein du continent européen. Les luttes de résistance des travailleurs et du peuple grecs contre la politique d’austérité, imposée par la troïka avec l’accord du gouvernement du PASOK, ont fait au demeurant un saut qualitatif avec la grève générale du 19 et 20 octobre derniers. Il en est découlé une crise ouverte du gouvernement de Papandreou, jusqu’à l’impossibilité de son maintien au pouvoir. Le dernier acte de sa présidence, une proposition de référendum retirée en quelques heures devant la colère des impérialistes européens, de même que la mise en place ultérieure du « gouvernement d’union nationale » avec Papademos à sa tête, témoignent tous deux de la tenaille qui détermine aujourd’hui la politique grecque : d’un côté, la puissante mobilisation populaire, et de l’autre la pression à la semi-colonisation du pays par les principales bourgeoisies européennes.
Comme l’écrit Stathis Kouvelakis : « Comment comprendre de façon plus profonde ce bouleversement spectaculaire du paysage politique, qui a vu en une dizaine de jours l’ex-Premier ministre Papandréou annoncer un référendum, se rétracter, gagner un vote de confiance au Parlement pour finalement démissionner et laisser la place à un gouvernement d’« entente nationale » aux ordres des financiers et de l’UE ? Précisons d’entrée de jeu ceci : contrairement à une impression largement répandue dans et par les médias internationaux, ce n’est pas l’annonce d’un référendum portant sur les décisions du sommet européen du 27 octobre qui a précipité les événements, mais la situation pré-insurrectionnelle dans laquelle la Grèce a plongé depuis les journées du 19 et 20 octobre et, de façon encore plus nette, depuis les émeutes qui ont accompagné les commémorations de la fête nationale du 28 octobre. C’est du reste précisément à cette situation que venait répondre l’initiative à haut risque, et qui s’est révélée fatale pour son sort, de Papandréou » [21]
Face à une telle situation de convulsion sociale, aux souffrances inouïes auxquelles sont soumis les travailleurs et le peuple, à la bonapartisation du régime, à l’entrée de l’extrême droite dans le gouvernement, etc. la politique de la gauche grecque, qui a pourtant un poids considérable, est une véritable catastrophe. Que ce soit le Parti Communiste Grec (KKE) ou la coalition Syriza à laquelle participent des courants d’extrême gauche d’origine trotskyste et maoïste, tous manient « un discours radical, mais désincarné, en ayant avant tout l’oeil sur les sondages [électoraux], qui créditent la gauche radicale de ses scores les plus élevés depuis les années 1970. Ils semblent se contenter de ce rôle de réceptacle passif de la colère populaire » [22].
Chercher à canaliser par la voie électorale la résistance à la plus grande offensive contre le peuple grec depuis la fin de la dictature des colonels en 1974, voilà la politique de la « gauche unitaire » en Grèce. Toutes proportions gardées, cela fait penser à la politique tragique mené par le Parti Communiste Allemand qui face à l’ascension de Hitler était tranquille et n’a nullement organisé la résistance « parce que le parti progressait en nombre de voix... ».
Lorsque les camarades du courant Gauche Anticapitaliste nous expliquent que, pour se préparer à des scénarios de ce type en France, il faut constituer un « bloc anti-crise » voire l’unité politique et électorale avec tous ceux qui, en parole, sont contre l’austérité, on est en droit de se demander si c’est l’exemple de cette gauche qu’ils nous proposent comme alternative. Ou peut-être celui du Bloc de Gauche au Portugal (selon eux un des seuls partis larges à ne pas être en crise aujourd’hui), qui a voté les plans d’austérité pour la Grèce ?
Parti large d’adhérents ou parti révolutionnaire pour la lutte de classe ?
L’ensemble des éléments répertoriés tout au long de cet article montrent que la logique qui a présidé à la fondation du NPA, celle d’un parti processus dont les délimitations se construiraient « en marchant » (pour reprendre l’expression du poète espagnol Antonio Machado, qui a été citée lors d’une des premières réunions du parti [23] ) s’est heurté à des limites très concrètes. Une intervention correcte dans la lutte de classes dans le contexte d’une situation politique qui bascule très rapidement et devient de plus en plus convulsive exige une préparation. Cette préparation passe par l’élaboration d’une stratégie et d’un programme qui tire les leçons des expériences présentes et passées, ainsi que par un travail d’implantation réelle chez les travailleurs et les jeunes radicalisés.
L’écho d’un porte-parole charismatique ne pouvait pas se substituer à ce travail. Et lorsque ce travail n’était pas fait, son absence à partir du printemps dernier a eu tendance à faire sauter cette contradiction. Le vieux révolutionnaire russe Léon Trotsky disait à propos de la "disproportion" entre les effectifs du Parti Communiste Français des années 1930 et son influence : « L’expérience du mouvement ouvrier atteste que la différence entre le rayon d’organisation et le rayon d’influence du parti " toutes traditions égales " est d’autant plus grande que le caractère dudit parti est moins révolutionnaire et plus "parlementaire". L’opportunisme s’appuie beaucoup plus facilement que le marxisme sur des masses dispersées. […] L’accroissement systématique de la "disproportion", parallèlement à la décroissance du nombre des communistes organisés, ne pourrait, par conséquent, rien signifier d’autre que ceci : que le Parti communiste français, de révolutionnaire, se transforme en parti parlementaire et municipal. » [24]
Le NPA a été d’une certaine façon victime de ce même piège. La disproportion entre le poids superstructurel « artificiel » de Besancenot et la capacité militante réelle du parti a créé l’illusion que l’on pouvait se passer des débats stratégiques et de la construction de fractions militantes importantes chez les travailleurs et les étudiants au sein de la lutte de classe. Si, pendant les années 1930, alors que les organisations du mouvement ouvrier regroupaient des dizaines de milliers de militants, dont de nombreux ouvriers, la « disproportion » entre l’influence électorale d’un parti et sa réalité militante dans les luttes était déjà un danger, elle l’est a fortiori aujourd’hui, alors que le militantisme lui-même est remis en cause et la pression du régime démocratique bourgeois en décomposition sur les partis d’extrême gauche en est en effet d’autant plus forte. La réponse apportée par le courant Gauche Anticapitaliste ne fait qu’aggraver les choses. Car sans un travail militant permettant l’implantation dans les principales usines, services, hôpitaux, universités, etc., aucune lutte sérieuse ne peut être envisagée, et encore moins un gouvernement des travailleurs arrivant au pouvoir par le biais d’une révolution socialiste.
Mais alors, que répondons-nous à la question de savoir s’il fallait ou non fonder le NPA ? De notre point de vue, il était juste de la part de l’ancienne LCR de vouloir utiliser l’écho trouvé par Olivier Besancenot dans les élections présidentielles de 2007 pour s’élargir en tant qu’organisation, même si cet écho correspondait plus à un espace électoral dans une conjoncture politique précise qu’à un phénomène réel de radicalisation politique. Il aurait été conservateur de ne pas essayer de convertir cet écho en force militante, et si pour cela il fallait éviter un vocabulaire et des habitudes trop attachées à la tradition de l’extrême gauche post-soixante-huitarde, pourquoi pas ? Cependant il n’était pas nécessaire d’abandonner la stratégie et le programme révolutionnaires, l’intervention dans la lutte de classes, l’implantation dans les principaux bastions ouvriers, etc. Les milliers de travailleurs et de jeunes qui avaient voté pour Olivier et la LCR en 2007 l’avaient fait malgré une étiquette exprimant explicitement son ancrage communiste et révolutionnaire.
Si pendant les premières années d’existence du parti nous avions mené avec ces camarades les débats stratégiques cruciaux, en cherchant à convaincre et à avancer ensemble, sans peur des « clivages », si nous avions fait avec eux une expérience en commun au sein de la lutte de classe, alors il aurait sûrement été possible de garder nombre de celles et ceux qui ont été attirés par le lancement du NPA, et même d’en gagner d’autres.
Quelques propositions concrètes pour avancer
Néanmoins, et même si nous avons déjà perdu beaucoup de temps, il reste possible d’éviter que le parti ne continue à reculer jusqu’à une éventuelle explosion, dramatique en ce qu’elle mènerait à la démoralisation de nombreux militants. Pour cela, il nous faut mener enfin ces débats, et refonder le NPA sur de nouvelles bases, révolutionnaires. Ce qui implique que la majorité actuelle arrête de jouer à cache-cache et fasse un bilan sérieux et profond des trois années qui se sont écroulés.
Ce bilan stratégique devrait aller de pair avec une série de mesures immédiates pour remettre le parti à l’offensive et changer le cours actuel :
- Tout en accélérant le rythme de la recherche des parrainages administratifs, il faudrait prendre au sérieux la question de la fermeture des sites de PSA, qui constitue une attaque centrale à l’ensemble de la classe ouvrière. Si nous mobilisons la concentration de militants que nous avons en région parisienne, nous pourrons mettre en place une grande campagne de solidarité avec les ouvriers d’Aulnay. Nous pourrions aussi utiliser l’espace médiatique qui s’ouvre à Philippe Poutou au service de cette bataille de classe.
- Sur le plan de l’internationalisme, nous devrions d’ores et déjà lancer une campagne de soutien à la révolution égyptienne, qui fait en ce moment de nouveaux pas, et parallèlement subit de nouveaux coups, avec la répression féroce du gouvernement militaire. Il faudrait porter une attention particulière à la poussée ouvrière en cours et à la structuration des syndicats indépendants. Et cela sans oublier la mobilisation à Mayotte qui prend un deuxième souffle et qui passe sous silence en métropole et la solidarité avec les travailleurs et le peuple grecs
- La jeunesse du parti et en particulier les étudiants auraient un rôle fondamental à jouer en se tournant de façon résolue vers les luttes du monde du travail pour recréer une tradition d’unité entre la jeunesse et la classe ouvrière. En même temps, face à la crise capitaliste et étant donné un certain regain des idées marxistes dans le milieu universitaire, elle devrait mener un combat idéologique frontal contre l’idéologie dominante, pour réhabiliter un marxisme vivant et pour attirer de nouveaux étudiants et intellectuels au militantisme révolutionnaire.
Avancer dans la relance d’une dynamique d’intervention en direction des principaux phénomènes de lutte ouvrière, d’internationalisme actif et de lutte idéologique offensive, voilà le pas en avant nécessaire pour corriger les erreurs passées et commencer à nous mettre à la hauteur des enjeux de la situation.