Quand le papier tue. Les tigres de papier peuvent mordre. Les assassins de papier peuvent passer à l’attaque et proférer des menaces. La lettre de menaces est encore une nouvelle modalité de la violence colombienne ; en de nombreuses occasions déjà , elle a précédé un homicide, une disparition ou un tabassage. / Alejandro Angulo*, S.J., dhColombia, 11 août 2009.
Dans les années cinquante, les « bandoleros » laissaient une lettre sur leurs cadavres, en guise de leçon disaient-ils. Aujourd’hui, les paramilitaires les distribuent avec anticipation afin de semer la terreur. Et aujourd’hui comme hier, la terreur sert une forme d’enrichissement pour certaines personnes et certains groupes.
L’entreprise privée du crime a fréquemment prêté ses services à l’entreprise privée de la production et de la finance, qui recherche également l’enrichissement rapide. Ces deux commerces convergent vers un même point : s’enrichir à tour prix, quitte à en passer, par exemple, par le vol à main armée de terres ou d’autres biens, ou par la pratique de tarifs prohibitifs des services financiers. Dans le premier cas, il s’agit d’un vol illégal, dans le second, d’un vol légal camouflé en « services clients ». Ces deux commerces sont des tigres de papier qui mordent et qui tuent. Voyons les faits.
Dans la base de données du Centre pour la recherche et d’éducation populaire[1] (CINEP), nous avons comptabilisé, de janvier à mai 2009, la distribution de lettres de menaces, accompagnées de campagnes de « nettoyage social » de la part de groupes paramilitaires dans les départements suivants :
Antioquia : à Medellàn et à Puerto Berrào, des prostituées ont été agressées.
Norte de Santander : à Cúcuta, Villa del Rosario, Puerto Santander et à Ocaña, dans certains quartiers, les lettres de menaces ont été distribuées au porte à porte.
Bogota : à Ciudad Bolàvar, Bosa, Kennedy, Usaquén, Suba et à Monte Blanco, des personnes dont les noms figuraient dans les lettres de menaces ont été assassinées. Dans certains quartiers, les cas ont été signalés à la police.
Boyacá : à Sogamoso, Puerto Boyacá, Moniquirá, Otanche, Chiquinquirá et à Nobsa, des lettres de menaces ont été distribuées.
Meta : à Villavicencio, des lettres de menaces ont été distribuées
Santander : à Bucaramanga, des personnes dont les noms figuraient dans des lettres de menaces ont été assassinées. A Piedecuesta, Floridablanca, Barrancabermeja, Sabana de Torres, Barbosa et à San Gil, des lettres de menaces ont été distribuées.
Magdalena : à Ciénaga, Fundación et à Guamal, des lettres de menaces ont été distribuées.
Nariño : à Policarpa, Tumaco, Pasto et à Samaniego, des personnes dont les noms figuraient dans les lettres de menaces ont été assassinées.
Bolàvar : à Cartagena, Arjona et à El Carmen de Bolàvar, des lettres de menaces ont été distribuées.
Córdoba : à Montelàbano, Cereté, Monteràa, Ciénaga de Oro, Momil et à Lorica, des lettres de menaces ont été distribuées à des prostituées.
Atlántico : à Baranquilla, des lettres de menaces ont été distribuées.
Tolima : à Purificación, Ibagué, Honda, Fresno, Lerida et à Espinal, des lettres de menaces ont été distribuées.
Quindào : des lettres de menaces ont été distribuées.
Cesar : à Valledupar, des lettres de menaces ont été distribuées.
Chocó : à Quibdó et à Istmina, des lettres de menaces ont été distribuées.
Cundinamarca : à Soacha et à La Calera, des lettres de menaces ont été distribuées.
Cauca : à Corinto et à Popayán, des lettres de menaces ont été distribuées.
Valle : à Cali et à Jamundà, des lettres de menaces ont été distribuées.
Risaralda : à Pereira et à La Virginia, des lettres de menaces ont été distribuées.
Caquetá : à Florencia, des lettres de menaces ont été distribuées.
Caldas : à Manizales, Salamina, Pácora, Chinchiná, Anserma et à Villamaràa, des lettres de menaces ont été distribuées.
La Guajira : à Maicao, des lettres de menaces ont été distribuées.
Sucre : à Sincelejo, des lettres de menaces ont été distribuées.
Casanare : à Yopal, des lettres de menaces ont été distribuées.
Au total, 67 communes sont touchées par le phénomène, soit 6% du total national, ainsi que 24 des 32 départements que compte la Colombie. Nous en tirons deux enseignements : premièrement, la précision de ces menaces qui deviennent très localisées, deuxièmement, la généralisation en termes de couverture géographique du problème. Les « campagnes de nettoyage social », autrement dit les assassinats commis par les paramilitaires, sont au nombre de huit dans le département de Córdoba, six à Boyacá, six à Bogota, six à Caldas, six à Tolima, quatre dans à Norte de Santander et quatre à Nariño.
Ces lettres de menaces révèlent des formes d’écriture et des constructions très proches les unes des autres, ce qui laisse supposer qu’il existe tout un appareil logistique, économique et d’intelligence. Ces similitudes permettent de souligner le caractère prémédité de ces opérations, ainsi que la traîtrise de leurs auteurs. Certains se réjouissent que les lettres de menaces prennent la forme d’un « nettoyage social » dans de nombreux cas, mais ils ne se rendent pas compte que ce nettoyage immoral et sans légitimité fait le jeu d’un véritable « nettoyage politique », légitimé lui par des « raisons illégitimes » et pas moins immorales. Les gens sont perdus (c’est le prélude de la terreur) et se demandent si les services secrets ne pourraient, ou ne voudraient procéder contre les auteurs de ces actes avec la même efficacité que celle qu’ils affichent pour contrôler les moindres mouvements des membres de l’opposition et des défenseurs des droits humains. Ou si…
Nous vivons actuellement dans une période qu’aucun d’entre nous n’a choisie, qu’aucun d’entre nous ne veut vivre. Nous vivons des années de plomb, au sens propre comme au figuré. Et pourtant, nous sommes nous-mêmes responsables de cette période que nous édifions à force d’indifférence pour des valeurs comme la vie, la liberté et le respect de la dignité humaine. Nous nous sommes peu à peu adaptés à l’homicide comme mode de relation sociale : nous nous promenons armés par peur d’être pris au dépourvu. Nous nous sommes habitués à la corruption : nous appliquons la « loi de la papaye[2] » parce que nous ne sommes pas solidaires du droit d’autrui, ni ne nous sentons responsables de remplir nos devoirs citoyens. Nous nous sommes faits au paramilitarisme car nous avons oublié ce qu’est la politique, nous avons perdu la notion d’espace public, le sentiment de citoyenneté et l’idée de l’Etat de droit. Nous nous sommes aperçus que la force, le mensonge et la haine, sont rapides et efficaces, qu’ils peuvent rester impunis dans la mesure où nous invalidons nos propres lois, où nous corrompons nos représentants et nous empêchons toute sanction. Nous avons abrogé notre propre pacte social parce que nous avons dévalué la parole. Lorsque nous avons profané la vérité et muselé la justice, notre vie en société s’est transformée en poison. Et grâce au diable, nous avons de quoi développer un orgueil luciférien : nous disposons des trafiquants les plus astucieux. Les voleurs les plus intelligents. Les putes les plus belles. Et tout cela s’épanouit dans les lettres de menaces.
Le Programme pour la paix-Cinep a identifié cette nouvelle déviance sociale depuis le début et a créé la contre-lettre de menaces comme un appel à la récupération des valeurs personnelles et citoyennes. C’est une invitation à se réapproprier la civilisation et l’humanisme, sans palliatifs ni équivoques, face à ces crimes que sont l’homicide et l’injustice. Il s’agit d’aller au-delà de la possibilité de faire appel à la justice comme ultime recours, et de placer au premier plan la tendresse réciproque et le respect mutuel. Je sais que cela a l’air d’être une utopie, mais le monde ne s’est jamais aussi bien porté que quand quelqu’un a dédié sa vie à parier sur l’utopie.
Notes
[1] Centro de Investigación y de Educación Popular.
[2] Littéralement, la « ley de la papaya ». Expression populaire qui repose sur deux dictons, qui font parfois figure de 11e et 12e commandements : « no dar papaya », signifie prendre garde à ce que personne n’abuse de soi, et « a papaya partida, papaya comida », ou, si quelqu’un se prête à ce que je puisse abuser de lui, alors je dois en profiter !
*Alejandro Angulo est directeur de Centre pour la recherche et l’éducation populaire (CINEP), dont le siège est à Bogota.
Article initialement publié en espagnol par dhColombia : Panfletos : El papel que mata
Textes traduits et publiés en français par info sud télé