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Capitalisme "vert" : Du prix des carburants à la main invisible de "Gaïa"

Augmenter les taxes sur le carburant pour que les rejets de gaz à effet de serre baissent et éviter que les perturbations climatiques, déjà funestes pour nombre de pays du Sud, ne se développent pas au point de toucher trop gravement l’Occident, c’est miser sur une très idéaliste autorégulation des méfaits « humains ». C’est surtout parier frauduleusement sur l’existence d’une « main invisible » prodiguant sa protection sur une Nature, incluant l’homme lui-même, comme sur le célèbre "marché" d’Adam Smith.

Evidemment c’est le contraire même d’une politique volontariste que de « traiter » les activités humaines en évitant de distinguer la goutte d’eau de l’océan. La goutte d’eau, ce sont les rejets de carburant des voitures particulières (et du ferroviaire curieusement peu polluant mais qu’on réduit aujourd’hui au minimum au profit des bus et du transport routier), l’océan c’est l’immense trafic polluant des supertankers parcourant les mers, le routier, l’aviation, les énergies « faciles » prioritairement consommées par l’industrie... Toutes ces niches qui curieusement ne sont jamais taxées, et pour cause.

On ne peut imaginer que nos « élites » ignorent une telle évidence : La hausse des taxes sur le carburant a en effet deux intérêts majeurs pour le patronat. Le premier c’est évidemment de percevoir plus d’argent à faire ruisseler du côté patronal en temps de crise et hors de tout contexte climatique (19% seulement de ces taxes sont « affectées » à la transition écologique). Le second est plus subtil mais non moins malhonnête : Il s’agit de faire croire au peuple que l’Etat travaille à une politique écologique pour corriger des dégâts dont « nous » serions responsables.

Pour se convaincre que « nous », travailleurs, ne sommes pas responsables, il suffit de nous pencher sur « notre » histoire, et plus précisément sur celle de nos organisations syndicales et politiques (la CGT et le PCF pour le 20ème siècle en France). L’Humanité déclarait par exemple en 1938 : « Le gouvernement cèdera-t-il à toutes les exigences du trust (de la production énergétique) ? Laissera-t-il les leviers de commande de cette industrie clé à ceux qui n’ont pas su ou pas voulu doter le pays d’un équipement digne de ses possibilités naturelles » (15 juin 1938). C’est bien le patronat français qui depuis la première guerre mondiale résistera le plus au développement de l’énergie propre hydroélectrique, dont le potentiel est pourtant énorme en France, en raison du coût trop élevé des investissements face à l’exigence de profit immédiat. L’essayiste René Gaudy le relate en 1971 au sujet du contexte de la bataille pour la nationalisation des énergies sur la base du Conseil National de la Résistance :

« La France est relativement pauvre en charbon de qualité mais riche en chutes d’eau aménageables. L’intérêt du pays commandait donc une grande politique de construction de barrages. (...) Après 1918, un fort mouvement de concentration a eu lieu. Et les industries du gaz et de l’électricité sont tombées dans les mains de quelques grands groupes privés. Les plus importantes d’entre eux étaient liés au patronat des Houillères (pas encore nationalisées). Résultats pour eux : des investissements réduits, un profit maximum à court-terme. Pour le public par contre, le KWh est rare et cher. (...) Contre cette politique malthusienne, des voix se sont élevées (...) mais l’incurie des gouvernements de l’époque et le sabotage des groupes privés ont raison des bonnes volontés : La Compagnie du Rhône n’est pas sur pied avant 1933, le barrage de Génissiat pas achevé avant 1947 ! Conséquence logique de tout cela : en 1938 il manque trois milliards de kWh pour faire face aux besoins minimums du moment. A la suite des protestations générales, un décret-loi lance en juin 1938 un programme d’équipement hydraulique ambitieux, mais les groupes ne s’engagent à le financer que pour moitié. Et la guerre arrive. » (Et la lumière fut nationalisée, Naissance d’EDF GDF, René Gaudy, 1971, Editions Sociales).

Au-delà de cette responsabilité patronale sur nos politiques énergétiques, pendant qu’en URSS pré-khrouchtchévienne rappelons-le, le développement de l’énergie hydraulique était le plus rapide du monde, la science elle-même se couvre d’une « idéologie spontanée » pour les absoudre. « L’hypothèse Gaïa » du scientifique James Lovelock, jadis raillée pour son vitalisme presque paranormal, ne refait pas surface aujourd’hui sans raison : Pour Lovelock et ses propagateurs, l’ensemble du vivant sur Terre forme un tout en perpétuelle évolution, et dans laquelle il n’y aurait plus aucune distinction entre « nature » et « culture » puisque l’homme lui-même fait partie de ce tout, puisque ses « dégâts » sont à intégrer dans les interactions autorégulées de ce tout. Evidemment, il ne s’agit pas pour lui de proclamer que les perturbations climatiques se résoudront sans rien faire, en attendant l’action bienfaitrice de la nature, mais on peut tout au moins considérer que l’homme, puisqu’il fait partie du vivant, saura spontanément trouver des solutions globales sans remettre en cause l’évolution (dramatique) de son système de rapports de production.

Cette conception, selon laquelle toutes les espèces vivantes sont « enlacées », en interactions permanentes, pour former un système profondément autorégulé, un système lui-même « vivant », a été baptisée « hypothèse Gaïa » dans les années 70. Tout aussi curieuse qu’attractive pour les écolos et autres anarchistes autonomes de l’époque, il n’est pas étonnant qu’elle soit de nouveau réactivée dans la perspective d’un capitalisme « vert » permettant de dédouaner le système dans lequel nous vivons, pour ne retenir que notre globale « espèce humaine », notre interaction avec les autres systèmes de la Terre. D’ailleurs, l’idée d’intégrer l’homme dans une logique d’autorégulation naturelle et spontanée s’inscrit exactement dans le malthusianisme « décroissant » de « l’écologie » capitaliste actuelle : réduire le nombre d’automobilistes par baisse spontanée de l’usage automobile voire pourquoi pas de la natalité elle-même, plutôt que de passer à des sources d’énergie peu ou pas polluantes.

Elle s’inscrit aussi, il faut le rappeler parce que c’était la mode dans les années 70 et que la réactivation de l’hypothèse Gaïa a aussi un intérêt philosophique à un degré supérieur dans la lutte entre matérialisme et idéalisme, dans une « cybernétique » fondamentalement antidialectique. En effet, la transposition vitaliste du climat terrestre par exemple aux capacités d’autorégulation thermique des animaux à sang chaud sur une plus petite échelle, est certes une conception holiste à tendance matérialiste, mais aussi une réponse antidialectique à l’évolution par bond des espèces vivantes. « Gaïa » c’est-à-dire l’ensemble de tout le vivant terrestre, tout comme l’organisme vivant est composé de cellules vivantes ayant chacune un certain degré d’autonomie (globules blancs, spermatozoïdes, neurones, etc.), est elle-même un super-organisme doté d’un métabolisme qui pourrait être « guéri » par des « traitements pour que rien ne change », et non par des mutations profondes et historiques.

Si « Gaïa » fait perdre à la notion de « Nature » distincte sa raison d’être, si elle abolit l’évidente et historique distinction qualitative entre l’Homme et ce qui l’a fait émerger, elle tend à remplacer voire annihiler une vieille notion, conçue par les savants soviétiques, au premier rang desquels Vladimir Vernadski avant la deuxième guerre mondiale ; notion qui a pourtant inauguré les premiers pas « scientifiques » donc sérieux de la pensée écologique : la notion de biosphère. Après la mutation du socialisme utopique en socilisme scientifique par Mars et Engels, c’est bien en effet en URSS qu’on passa d’une écologie idéaliste à une véritable écologie scientifique.

L’actuelle conception vitaliste d’une lyrique « pellicule de vie sur Terre » baptisée Gaïa vient tromper le matérialiste curieux en donnant du vivant une apparence holiste, pleine d’interactions et de rétroactions régulatrices, comme si l’intrication des grands écosystèmes suivait la « mécanique » cyclique de l’homéothermie des mammifères. Or il lui manque sans aucun doute l’aspect transdisciplinaire, antimétaphysique et évolutionniste de la théorie de Vernadski, mais aussi des sous notions sans lesquelles une conception matérialiste dialectique comme celle de biosphère, opérationnelle et omniprésente aujourd’hui pour expliquer les effets complexes sur l’environnement des activités humaines par exemple, glisse opportunément vers l’idéalisme vitaliste voire l’animisme pur et simple. La biosphère selon Vernadski et ses successeurs coexiste en effet avec d’autres enveloppes en coévolution : hydrosphère c’est-à-dire l’ensemble des océans, atmosphère, lithosphère c’est-à-dire l’ensemble des roches à l’affleurement, mais aussi ce qu’ils appelaient technosphère et noosphère. La technosphère représente l’ensemble de la matière utilisée, produite ou rejetée par l’humanité seule, en interaction avec toutes les autres enveloppes, tandis que la noosphère représente la totalité des consciences et des intelligences humaines, autrement dit une production de connaissances en chantiers permanent, dépassant le stade d’une biosphère déjà complexe mais sans humanité : une sorte d’Humanité passant de l’en soi au pour soi.

Si le concept de noosphère, dépassement dialectique du stade de la biosphère et donnant à l’homme une certaine liberté (d’améliorer, de pérenniser ou au contraire de détruire la biosphère qui l’a générée), a glissé lui aussi vers l’idéalisme théologique et finaliste de Theillard de Chardin, sa négation avec « l’hypothèse Gaïa » autosuffisante et d’une certaine façon fixiste de Lovelock (qui d’ailleurs comme Theillard se réclamait frauduleusement de Vernadski) correspond sur un autre versant à une dérive similaire vers l’idéalisme.

Mais on voit bien que cette dernière, contemporaine du paradigme capitaliste ultralibéral, y compris dans le domaine de la recherche fondamentale, peut resurgir au gré des fausses solutions à apporter à nos problèmes environnementaux notamment : L’hypothèse Gaïa, c’est la biosphère de la tradition scientifique écologiste (d’origine soviétique), moins les sauts qualitatifs et les stades historiques (géosphère minérale, générant une biosphère, générant elle-même la noosphère). C’est un holisme dans lequel on prétend nier le rôle désormais moteur de l’humanité dans le cours des évolutions terrestres, au nom d’un refus très opportun de l’anthropocentrisme depuis Galilée, Darwin puis Freud.

Plus besoin aujourd’hui de remise en cause du système qui gouverne les rapports sociaux. Pour régler les problèmes environnementaux les plus urgents, il suffit de proposer des tendances, des statistiques, des éthiques individuelles à additionner. Et si, comme la hausse des taxes sur les carburants, la poudre aux yeux peut s’assortir d’un petit gain supplémentaire pour le patronat au détriment des plus précaires, c’est encore mieux !

Guillaume Suing

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