Bonjour : Annie Ernaux sait certainement et parfaitement écrire. Quel mérite ? Elle n’a fait que ça toute sa vie. Quant à la profondeur et pertinence de sa réflexion et de son apport à la culture mondiale, je laisserai à plus connaisseur que moi et à la postérité d’en juger... Mais quelques Prix Nobel antérieurs (Jacinto Benavente, Camilo José Cela, Mario Vargas LLosa, Patrick Modiano, Jean Paul Sartre...) m’autorisent à douter. L’article suivant de François Begaudeau consolide ma réserve. Le voici :
MISERE DE L’INTELLECTUEL, EPISODE 73
Pour préciser encore ce que j’entends par intellectuel, et en quoi j’ai du mal à m’associer à ce terme, la mise à disposition du texte ci-dessous me semble intéressante. Paru dans Transfuge en novembre 2012, il revient, non sur l’affaire Millet, mais sur la tribune publiée par Annie Ernaux dans le monde en réponse à Millet. Tribune que les écrivains, et seulement eux, avaient été conviés à signer.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/10/le-pamphlet-de-richard-millet-deshonore-la-litterature_1758011_3232.html
Le nombre de signataires courageux fit plaisir à voir, et presque aussi peur qu’un régime fasciste.
Je n’avais pas signé, Joy non plus –sans concertation. J’expliquais pourquoi dans ce texte que personne ne m’avait demandé. Je m’y parlais à moi-même, étant à peu près certain de tomber d’accord avec moi. Ceux qui le liront ici seraient bien aimables d’en faire autant.
Millet/Ernaux : Un partout.
Il y a de drôles de phrases dans la tribune irréprochable, forcément irréprochable, fournie par Annie Ernaux au Monde, en réponse à Richard Millet. De drôles d’expressions. « Cohésion sociale », par exemple. Le texte de Richard Millet, Eloge littéraire d’Anders Breivik, serait « porteur de menaces pour la cohésion sociale ».
On avait cru comprendre qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a du être mal renseigné. Une pensée issue de Marx, ou simplement de Bourdieu, ne saurait se soucier de la cohésion d’en ensemble dont elle n’a de cesse de démontrer l’iniquité structurelle. Si la cohésion est incohérente, il n’y a plus qu’à œuvrer à la décomposer. En fait Ernaux ne parle pas depuis la gauche, mais depuis la République, notre maison commune, et c’est ce qui explique ses propos si communs.
Dans le contexte de cette réponse à un écrivain qualifié de « fasciste », où la « cohésion sociale » désigne la paix entre les communautés, et s’oppose à la « logique d’exclusion » (au racisme) de Millet, Ernaux s’exprime même comme une élue de la République. Il n’est pas un des termes de cette tribune qu’on s’étonnerait de trouver dans la bouche d’un maire de banlieue après des émeutes, ou d’un ministre de l’Intérieur après un crime antisémite. Question à mille francs : qui a dénoncé récemment « un acte politique à visée destructrice des valeurs de notre démocratie ? ». Un président de conseil régional réagissant au saccage d’un Macdo par des agriculteurs autogestionnaires ? Non, l’auteure de La place et de Passion simple.
Qu’est-ce qu’il lui prend ? Il lui prend qu’elle endosse les habits de l’intellectuel à la française. Descendant lointain d’un Platon rêvant d’un roi philosophe, ou a minima d’un roi éclairé par un philosophe, l’intellectuel estime que la santé de la patrie (ou de la nation, ou du pays, ou du peuple, selon les sensibilités) est son affaire. Il se sent porteur d’une responsabilité, et au nom d’elle intervient sur une actualité chaude, pompier des âmes : « Il est encore temps d’agir afin que n’advienne jamais cette réalité ». Agir signifie ici dispenser publiquement une parole responsable. Ernaux a parlé, elle a agi. Dans le Monde. C’est son rôle, se dit-elle.
Il se trouve juste que Millet adopte exactement la même geste verbale. Lui aussi a pris la parole — commis trois pamphlets — parce qu’il considère qu’il y a urgence à se porter au secours de la communauté à quoi il lie son destin. Qu’il se réfère à la communauté nationale (ou occidentale, ou raciale), et Ernaux à la communauté sociale (ou citoyenne, ou républicaine), les ancre dans des camps opposés, mais leur postures énonciatives sont identiques. Millet pense que le multiculturalisme précipite le déclin de l’Occident, Ernaux pense que pas du tout, au contraire ; Millet parle de la terreur antiraciste, Ernaux est terrifiée par le racisme ; Millet se sent un blanc minoritaire dans le RER, Ernaux ne se sent pas « menacée par l’existence des autres qui n’ont pas ma couleur de peau » dans les rues de Cergy où elle habite. Mais tous deux jugent nécessaire de penser quelque chose du fait migratoire, et encore plus nécessaire de communiquer cette pensée à leurs semblables. Un troisième – Jourde, sur le site de l’Obs – intervient dans le débat parce qu’il pense aussi des choses. Il pense que Millet est un salaud mais que quand même une certaine immigration pose problème à la communauté. C’est son opinion et il tenait à l’exprimer.
On est habitué à cette parade rituelle ; à la regarder passer d’un œil chaque année plus morne. Là on se serait seulement assoupi si Ernaux, à l’unisson de Millet, n’avait mêlé la littérature à cette affaire. Non qu’on se sente la vocation de se porter au secours de la littérature — ça c’est le sacerdoce de nos deux intellectuels, comme on verra. Mais en titrant sa tribune « Déshonneur la littérature », Ernaux suggère qu’elle s’exprime, non depuis la gauche, non depuis la République, non depuis l’Assemblée nationale, non depuis sa chaire d’intellectuelle responsable, mais depuis la littérature. Là il y a un problème. Il y a confusion des mandats.
Ses mots ne sont pas des mots d’écrivain, mais d’intellectuel. Ce n’est pas pareil. Que Sartre et d’autres aient alterné les deux positions ne signifie pas qu’elles soient interchangeables. Ernaux postule que si. L’écrivain serait un superintellectuel, une supervigie, voué entre tous à réagir à « une déclaration incroyable dont la gravité devrait interpeller tous les écrivains ». C’est pourquoi seuls des pairs ont été conviés à signer. C’est la littérature que Millet déshonore — encore un drôle de terme, la littérature veut-elle être honorable ? C’est pour laver son honneur qu’on se doit d’intervenir dans des pages où chaque jour des experts réfléchissent à la guerre en Syrie et au pacte budgétaire.
Fusion de l’intellectuel et de l’écrivain. Confusion, confusion.
Intellectuel et écrivain, ce n’est pas pareil. Non que l’écrivain ne pense pas. La littérature, fictionnelle ou non, ça pense. Ça ne pense pas en trois parties / trois sous-parties, ça pense dans l’immanence, ça pense comme on bêche une terre, parfois comme pense une patte de chat essayant de stabiliser une balle de ping-pong. Mais ça pense.
C’est le contraire, alors. C’est en endossant le rôle d’intellectuel qu’Ernaux a renoncé à la pensée.
L’intellectuel advient par des dispositifs d’énonciation qui excluent la pensée. Il endosse la responsabilité du bien commun, or la pensée se fout du bien commun. La pensée est farouchement irresponsable. La pensée n’est responsable que devant la pensée. Elle n’a pour limites que la justesse, la pertinence, la vérité — un deleuzien ajouterait : la puissance, l’intensité —, et tant pis si cette orientation la désaxe de la « cohésion sociale » ou de quelque autre souci politique-policier. Si Bakounine, Foucault, Nabokov, et tant d’autres, s’étaient souciés de cohésion sociale et de ménager les « valeurs de notre démocratie », ils n’auraient ni écrit ni publié le dixième de leurs pages. Et il arriverait rarement que des pensées aient de l’avance sur les convictions admises à une époque donnée.
Ernaux dira que Millet n’a pas de l’avance mais du retard – réactionnaire. Elle le dira sans argumenter. Elle n’est pas venue penser mais juger, donner un verdict, et donc distinguer entre bien et mal. La position responsable de l’intellectuel attelle ses mots à la morale, bœufs dès lors astreints à tirer la lourde charrette de l’exemplarité. Judiciaire et législative — même si elle n’appelle pas du tout au licenciement de Millet, comme le postule Patrick Besson en appelant cette tribune « pétition » et « délateurs » ces signataires —, l’intervention d’Ernaux est avant tout de nature morale. Ce qui l’amène immanquablement à dresser les tréteaux de la scène matricielle de l’humanisme contemporain : d’un coté la Bête fécondée dans le ventre des « années trente », de l’autre les Justes qui la condamnent, car au moins ainsi il ne sera pas dit « qu’on s’est tu ». Pièce édifiante, jouée non-stop depuis 60 ans, comme La Cantatrice chauve au Théâtre de la Huchette.
Désolé de le dire aussi bêtement, mais la pensée est par-delà bien et mal. Du moins commence-t-elle par faucher les piliers de la morale commune. Par remettre les compteurs à zéro. Exemple : pourquoi ne tuerais-je point ? N’y a-t-il pas une vertu de l’assassinat ? Si on ne repose pas les questions en ces termes, on n’écrit pas Crime et châtiment – ou on s’emmerde en le lisant.
Dans son texte, Ernaux ironise sur la possibilité, ouverte par une parole non redevable à la morale, d’un « éloge de Marc Dutroux ». Ironie amère, bien sûr : selon elle il va sans dire qu’un éloge de Dutroux n’est pas envisageable. Or, pour la pensée, rien ne va sans dire. Se saisissant de ce sujet, la pensée ne fera bien le boulot que si elle fait droit à l’hypothèse qu’il y a un point de puissance chez Dutroux. Elle pourra même s’en tenir là, oser cette conclusion, puis la soumettre à la lecture d’autrui par une publication. A ce moment, de deux choses l’une : soit le texte tombe sous le coup de la loi, et le droit s’en occupe ; soit la loi laisse dire, et il revient aux lecteurs de le questionner, critiquer, réfuter.
La morale est un étage intermédiaire entre le pénal et la pensée. Sa musique attitrée est l’indignation. Ernaux est indignée. La lecture de Millet lui inspire « colère, dégout effroi ». Et elle s’en tient là, comme fait sa famille politique lorsqu’elle est effarouchée par les réacs « sans tabou » (= islamophobes), leur donnant une occasion en or de resservir leur refrain postillonnant sur la gauche devenue un ramassis de bien-pensants exclamatifs.
La pensée n’est pas exclamative. Millet diagnostique la mort de la littérature et lie ce décès au multiculturalisme ? Pas de quoi crier. Pourquoi s’effrayer d’un agencement théorique séculaire perpétué par tant de plumitifs tout à fait respectés ? Bien des livres contemporains diffusent l’idée que la langue se détériore sous l’assaut de la plèbe, en précisant plus ou moins, et c’est ce plus ou moins qui réglera le volume exclamatif des humanistes, que cette plèbe est surtout composée de noirs et d’arabes. Un agencement théorique, oui. Un agencement d’extrême-droite, si on veut absolument le qualifier. Mais le qualifier ne suffira ni à le supprimer, ni à le penser.
Un agencement, ça s’observe, s’examine. Calmement. Sifflotant comme un maçon, on s’approche du bâtiment, et on plisse les yeux pour mieux voir. Tiens, les jointures sont grossières. Tiens, les poutres sont d’acier et pèsent trois tonnes, soudées entre elles avec un fer pachydermique. Visiblement on y est allé au bulldozer. Races, société, littérature, décadence, occident, orient, etc. Millet travaille dans le gros, et le préconise : surtout qu’on ne fasse pas dans le détail, surtout qu’on tire dans le tas comme il prétend l’avoir fait au Liban. Ecrire, ça doit être au napalm ; écrire est une entreprise totalisante, dont la fusillade réussie d’un Breivik peut dès lors figurer le point de perfection. S’avance là une conception viriliste, martiale, impériale, de la littérature. A quoi l’on aimerait opposer, hors tribune, loin du Monde, une littérature qui dissémine, détaille, étiole, liquéfie ; qui ruine la société plutôt qu’elle ne rêve sa recomposition, sa restauration. Une littérature qui atomise l’UN.
Une littérature, qui, en première précaution, atomise la littérature considérée comme UNE. Car c’est bien le plus indiscutable et indiscuté présupposé de nos deux intellectuels : il y a LA littérature, bloc de granit insécable. Meurtrie par le multiculturalisme pour Millet, déshonorée par l’idée que le multiculturalisme la meurtrit selon Ernaux. A l’un et l’autre, on demanderait volontiers des précisions. Littérature, mais encore ? Littérature ça commence et ça finit où ? Tu dis Littérature, tu dis quoi ? La Littérature a à voir avec le Mal, c’est-à-dire ? Mal de tête, mal d’amour, tuberculose ? Ils ne répondront pas. Préciser serait diviser, et la littérature est indivisible. Une et indivisible comme la République. Comme la Société.
Une fois posées des abstractions comme LA littérature et LA société, on peut enfiler ces perles creuses dans n’importe quel collier. Collier de droite : Anders Breivik est le symptôme de la décadence de la société elle-même consubstantielle à la décadence de la littérature elle-même liée à la colonisation de l’Occident par des cultures extra-européennes. Collier de gauche : la littérature s’enrichit de la diversité multiculturelle et concourt à la consolidation de la cohésion sociale et des valeurs de la démocratie. Colliers politiquement opposés et stylistiquement appariés. Rhétoriquement homogènes.
En produisant ses récits subjectifs, précis, pointilleux depuis 40 ans, Ernaux a beaucoup mieux donné le change au verbe totalisant des pamphlétaires droitiers qu’en produisant une tribune qui se situe, comme sa cible, dans l’espace fantasmé où Société et Littérature auraient un destin organique commun. L’espace où Tout est dans Tout. Du Un à tous les bouts. Du Un partout, balle au centre, et quelle ligne de fuite pour s’exfiltrer de ce match nul ?