L’incendie a pris à la plaine avec une telle vigueur et une si surprenante rapidité qu’il est encore trop tôt, dans la fournaise, pour deviner où il s’arrêtera. Mais dans le brasier se lit déjà ce qu’il a détruit et ce qu’il révèle.
Ce qu’il a détruit, c’est l’apparente invincibilité de M. Macron et de sa cour. Sur un terrain qu’avaient durement préparé les quinquennats de Sarkozy et Hollande, M. Macron a mis en œuvre à marche forcée un néolibéralisme total, imposant une fiscalité encore plus favorable aux riches, l’adaptation du droit du travail au profit des employeurs, la banalisation de l’état d’urgence, le démantèlement du chemin de fer, une politique anti-environnementale, avant de se préparer à des privatisations multiples, à la déstructuration de la fonction publique, et à la dissolution de la retraite par répartition. Appuyé sur une majorité parlementaire massive, soutenu par des médias détenus par ses amis du capital, face à une opposition divisée et faible, M. Macron pouvait croire irrésistible son projet de « transformation disruptive ». Mais une étincelle a mis le feu à une société politique que l’on croyait apathique. Soudain, le président est bloqué, ses ministres ne savent plus quoi dire, ses députés plient sous l’orage, et M. Macron en est réduit à une provocation de voyou : « Qu’ils viennent me chercher. »
La cuirasse a cédé, et de la jointure s’écoulent la légitimité, l’aura, la vista du personnage. La séquence victorieuse s’achève, la bête est blessée. On sait maintenant que M. Macron peut être battu. Et déjà, il doit abandonner son projet de réforme constitutionnelle, qui visait à donner encore plus de pouvoir au président de la République.
Pourquoi cette défaite s’opère-t-elle à partir du cas d’un conseiller semi-secret s’arrogeant des pouvoirs de basse police, l’affaire révélant l’amorce de la constitution d’une police privée du Président ? Une hypothèse est que, du fait de l’apparente inertie du corps social face aux réformes néolibérales, la répartition des pouvoirs politiques entre les groupes aspirant à contrôler un jour l’appareil de l’État devient le principal objet de la conflictualité. Or M. Macron envisageait la privatisation du service chargé de sa protection en tant que président : « Au vu des infos que nous avons recueillies, commence à émerger une possibilité qui, si elle était avérée, serait gravissime », a dit mardi 24 juillet au soir M. Bas, président de la commission des lois du Sénat ; « On nous évoque la possibilité que des civils aient travaillé aux côtés, voire carrément dirigé la troupe d’élite chargée de la protection du PR [président de la République]. Si c’était avéré, ce serait une violation de l’État de droit. »
La démarche est plus que symbolique. Elle exprime que le néolibéralisme de M. Macron est extrémiste : il vise à la privatisation des fonctions même de l’État, renonçant à ce qui constitue un des piliers de la démocratie, à savoir la distinction entre un appareil public, censé défendre l’intérêt général, et la sphère des intérêts privés, régis par les stratégies individuelles.
Il est frappant que cet assaut idéologique se soit dévoilé sur le terrain très concret d’une répression physique. Le président voulait avoir son œil direct sur les mouvements sociaux — un intérêt qui témoigne que, malgré leur faiblesse apparente, ces mouvements sont perçus par le pouvoir comme stratégiquement menaçants —, sans imaginer que ses sbires iraient jusqu’à vouloir cogner eux-mêmes, comme de vulgaires voyous. Mais ils révèlent la violence que dissimule l’aspect lisse de M. Macron : le désir du combat de rue, « qu’ils viennent me chercher ».
On comprend que l’institution policière tout entière se rebelle contre l’entreprise : elle signifie que la police n’a pas pour fonction d’assurer l’ordre public — la paix civile, devrait-on dire plus exactement —, comme le croient les policiers et gendarmes, mais d’exercer un pur rapport de force pour soumettre les récalcitrants à la loi du néolibéralisme.
Ainsi, l’affaire Benalla révèle que le débat politique se concentre aujourd’hui sur ce que doit être le pouvoir de contrainte de l’État. Malgré la logique oligarchique du système, et l’assentiment global des médias et de la majorité des parlementaires au néolibéralisme, ils rechignent à le pousser dans les conséquences extrêmes vers lesquelles l’entraîne M. Macron, et veulent marquer une limite.
Mais cette volonté, au demeurant louable, laisse un angle mort qui est éclairé par un homme du sérail, commissaire de police honoraire : « Si Benalla avait été un vrai policier, tout le monde aurait trouvé “normal” qu’il tape sur des manifestants non violents. D’ailleurs, personne ne relève le fait que le jeune homme, une fois à terre, ait été rudement molesté par les CRS. » En fait, confirme le site Paris Luttes, « la violence de Benalla était tellement proche de celle exercée par les flics que personne n’a imaginé qu’il pouvait avoir une autre fonction ». Il n’est pas reproché au mercenaire de M. Macron d’avoir frappé, mais qu’il l’ait fait sans être vraiment policier… On mesure par là à quel point la banalisation de la violence policière a gangrené l’esprit public.
Depuis des années, les dirigeants ont rendu globalement acceptable une répression de plus en plus violente et souvent meurtrière dans les quartiers populaires et contre les mouvements sociaux et écologistes. Ainsi, la mort de Rémi Fraisse n’a guère suscité de réprobation, celle de Jérôme Laronze est passée inaperçue, les mutilations de Robin Pagès (à Bure le 15 août 2017) ou de Maxime Peugeot (à Notre-Dame-des-Landes le 22 mai 2018) n’ont presque pas eu d’écho, tandis que les homicides d’Adama Traoré, de Wissam El-Yamni, d’Aboubakar Fofana et de dizaines d’autres n’échappent au silence que par l’obstination courageuse de leurs proches à faire entendre le cri de la justice.
Ainsi, il est heureux que M. Macron et l’idéologie qu’il incarne aient trouvé un frein. Il est appréciable que l’on cherche à recadrer les pouvoirs publics pour empêcher qu’ils soient soumis à la loi plutôt qu’au bon plaisir du Président. Mais il serait dramatique que l’affaire Benalla ne soit pas l’occasion de proclamer que c’est la violence même de la police, fût-elle « d’État », qui est devenue insupportable dans une société qui aspire à la paix.
Hervé KEMPF