Mon cher Théophraste R., il ne fallait pas me provoquer avec Guy Mollet.
Pour les gens de ma génération, ainsi que pour celle qui a précédé, Guy Mollet incarne à merveille la figure du traître, du responsable politique qui, avec ses comparses Lejeune, Lacoste et autres, a envoyé la jeunesse française se faire tuer pour la cause injuste et perdue de l’Algérie française. Sans oublier le fiasco de l’expédition de Suez, au service des intérêts des grands groupes pétroliers. Cette présentation n’est malheureusement pas caricaturale.
Je voudrais cependant parler de lui autrement, car il se trouve qu’il fut un ami de ma famille avant qu’il accède à la célébrité comme député-maire d’Arras, comme principal responsable du parti socialiste de l’époque, comme Président du Conseil, bref comme l’homme politique le plus influent des années cinquante.
Avant cela, je rappellerai - en renvoyant à l’excellente biographie que lui a consacré François Lafon - qu’il fut, au plan intérieur, un homme de progrès (on lui doit, par exemple, la troisième semaine de congés payés) qui doit se retourner dans sa tombe en observant tous les reniements des socialistes français depuis vingt-cinq ans.
Issu d’un milieu très modeste (il passa son enfance dans les deux pièces du logement de fonction en demi sous-sol de sa mère concierge), Mollet réussit à sortir de la pauvreté par l’éducation et à devenir pleinement citoyen par le syndicalisme. Angliciste, il sera l’auteur d’une grammaire plutôt innovante (il fréquentera le grand linguiste André Martinet), et laissera à ses élèves le souvenir d’un fort bon pédagogue.
Pendant la guerre, il parviendra, malgré son engagement syndical et franc-maçon, à poursuivre son métier d’enseignant. Pour qu’on ne le soupçonne pas d’activités de résistance, il dirigera une troupe de théâtre amateur d’un bon niveau et animera un club d’aéro-modélisme. C’est en jouant L’École des femmes sous sa direction que ma mère appréciera celui qu’elle et ses camarades appelleront « le petit Mollet ». Mon grand-père paternel sera un de ses amis. Mon père sera un de ses élèves et verra en lui - jusqu’à l’intervention algérienne - une référence politique, un père spirituel.
J’ai rencontré Guy Mollet en une circonstance sociologiquement intéressante. Un dimanche matin de 1956, mon père et moi étions à Arras, sur la Grand-Place. Guy Mollet était sorti de chez lui pour acheter du pain. Lui et mon père, qui ne s’étaient pas vus depuis plusieurs années, tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Mollet nous invita à prendre le café chez lui. J’ai encore dans l’oreille la voix assombrie par le tabac (il fumait comme un pompier) de cet homme inflexible qui avait réussi à sortir indemne des locaux de la police après avoir été interrogé pendant quarante-huit heures par la Gestapo. Je découvris qu’il vivait très simplement dans un modeste appartement de la ville dont il était maire. J’ajoute qu’il passait ses vacances à La Napoule, dans une colonie de vacances de la ville d’Arras.
Les dirigeants politiques des quarante dernières années nous ont habitués à d’autres Rolex©.
http://bernard-gensane.over-blog.com/