On savait l’ex-président Luiz Inacio da Silva dans la ligne de mire. Mercredi 14 septembre, le procureur de Curitiba Deltan Dallagnol a donné à l’expression son sens le plus littéral en faisant défiler devant les journalistes une série de graphiques en forme de cible, avec Lula au centre. Dirigeant au sein du ministère public fédéral l’enquête sur le gigantesque réseau de corruption au sein de la compagnie publique pétrolière Petrobras, il appuyait ainsi sa demande d’inculpation de l’ex-président pour corruption et blanchiment d’argent.
Concrètement, Deltan Dallagnol a affirmé que Lula avait reçu 3,7 millions de réais (1 million d’euros au taux actuel) sous forme d’avantages en nature de l’entreprise de construction OAS, une des principales impliquées dans les détournements de Petrobras. Il aurait notamment bénéficié d’un appartement triplex et de sa rénovation.
Cette accusation surgit deux semaines après la destitution controversée de la présidente Dilma Rousseff – qui a succédé à Lula en 2011 – par le Sénat, destitution considérée par beaucoup comme un coup d’État institutionnel. Depuis, Michel Temer, jusqu’alors vice-président, est à la tête du gouvernement, avec la bénédiction de la droite et d’une large partie des médias.
Ce sont les seuls éléments transmis au juge Sergio Moro, en charge de l’enquête sur Petrobras surnommée « Lava-Jato » (Kärcher), qui devra décider d’inculper ou non Lula. Mais durant la conférence de presse, le procureur est allé plus loin. Taxant Lula de « commandant en chef » de la corruption de Petrobras, Dallagnol a affirmé qu’il avait, durant ses deux mandats (2003-2010), mis sur pied une« propinocracia », un néologisme en portugais équivalent à « corruptocratie » ou « République du pot-de-vin ». Le chef d’État le plus populaire de l’histoire du Brésil serait en réalité « le maestro d’un orchestre dédié à vider les coffres publics ».
La « propinocracia », selon le procureur, fonctionnait de la sorte : Lula nommait des cadres à des postes de décision dans les grandes entreprises publiques. Il leur demandait ensuite de détourner des fonds avec trois objectifs. Premièrement, pour obtenir du Congrès qu’il vote les projets de loi, les fonds permettant d’acheter les parlementaires. Deuxièmement pour obtenir la « perpétuation » du Parti des travailleurs au pouvoir. Enfin, pour s’enrichir personnellement. Petrobras ne serait pas seul en cause. D’autres groupes publics, comme Electrobras ou la banque Caixa Economica, auraient fait l’objet d’un pillage organisé par le PT.
Dallagnol a, pour soutenir sa thèse, longuement discouru sur les problèmes du système politique brésilien, un présidentialisme appuyé sur des coalitions parlementaires. Ce système contraint le chef d’État à faire des accords avec plusieurs partis et le pousserait donc à la corruption, assure le procureur. La leçon de sciences politiques reposait, a-t-il avoué, surtout sur des convictions. « Lula se trouvait en haut de la pyramide et, sans son pouvoir de décision, ce réseau de corruption aurait été impossible », a assené le procureur de 36 ans.
Le problème est que Deltan Dallagnol a reconnu qu’il n’avait aucune preuve matérielle pour soutenir sa théorie, si ce n’est de s’en remettre aux réseaux d’amitié de l’ex-président et à l’idée que se fait le magistrat de ce qu’est la puissance d’un chef d’État. Dallagnol n’a pas non plus réussi à démontrer que Lula et sa femme, également accusée, étaient propriétaires du fameux appartement triplex. La défense du couple s’est empressée de réaffirmer, comme elle le fait depuis des mois, que l’ex-président n’avait jamais acquis l’appartement, taxant la charge du procureur de « tour de prestidigitation » et de« farce ».
Les réseaux sociaux se sont aussitôt emparés des propos de Dallagnol, les résumant en une phrase : « Je n’ai pas de preuves, mais des convictions », pour les détourner avec humour (« Je suis Jésus, je n’ai pas de preuve mais des convictions », « Elvis est vivant », etc.). Le texte du procureur a également laissé bouche bée la majorité des analystes, à l’image de Paulo Peres, professeur de sciences politiques à l’Université du Rio Grande do Sul. « Il est incroyable que le ministère public agisse de la sorte ; déclarer ne pas avoir de preuve mais la conviction que Lula est coupable, c’est remettre en cause toute la crédibilité de l’institution », déclare-t-il. « C’est le résultat d’une prise de parti politique sans la moindre pudeur, ou encore d’un sentiment de messianisme complètement fou », ajoute-t-il.
L’universitaire fait référence au fait que le procureur se présente avant tout comme un« adorateur de Jésus ». Il a expliqué à maintes reprises dans des entretiens à la presse que le fait d’être un évangélique était une motivation supplémentaire dans la lutte contre la corruption, tant l’aide de Dieu était nécessaire.
Pour Paulo Peres, « Lula est victime d’une persécution judiciaire sans preuve ou avec des indices plutôt fragiles ». La prise de position du procureur n’est pas une nouveauté dans le milieu des magistrats. En mars, le juge Sergio Moro avait déjà démontré être un ennemi juré de l’ex-président en divulguant à la presse les écoutes d’un échange avec Dilma Rousseff. Par la suite, le juge, très populaire pour avoir eu le courage de jeter en prison des hommes politiques et des patrons des plus grandes entreprises du pays, a vu sa crédibilité remise en question. Alors qu’il s’acharnait sur le Parti des travailleurs (PT), il a, depuis le début de l’enquête, il y a trente mois, ignoré les preuves et les indices qui se sont accumulés contre les opposants du gouvernement. « Donner autant de pouvoir à des agents de l’État démontrant si peu d’équilibre et de sens de la justice est préoccupant. Notre démocratie est toujours sur pied, mais elle est titubante », ponctue Paulo Peres.
La conférence de presse du ministère public a également fait grincer les dents à droite, certains craignant qu’elle permette à Lula de redorer son blason. C’est le cas de l’éditorialiste du très conservateur magazine Veja, Reinaldo Azevedo, connu comme l’auteur du néologisme « PeTralha », un jeu de mots qui désigne les membres du PT en les qualifiant de bandits détournant l’argent public au nom d’une idéologie. « Je ne suis pas juge et je suis convaincu que Lula a commis des crimes, et qu’il est à la tête du système de corruption de Petrobras. Mais il me paraît inadmissible qu’une accusation d’une telle gravité soit portée au public sans preuve, à peine comme une opinion », a écrit le journaliste honni par la gauche. « Les avocats de Lula insistent sur le fait que leur client est victime d’un complot politique. Le spectacle du procureur les aide à soutenir cette thèse mensongère », a-t-il déploré.
« Prouvez ma corruption et j’irai à pied me livrer à la police »
L’ex-président a dénoncé dans une longue déclaration ce jeudi 15 septembre les effets« pyrotechniques » du ministère public. La voix rauque et le charisme intact, Lula a réaffirmé que le seul objet de l’accusation était de l’empêcher d’être candidat en 2018. S’il était inculpé puis condamné par Sergio Moro, et si cette sentence était approuvée de façon collégiale par d’autres juges, il serait en effet déclaré inéligible pour huit ans. Ci-dessous, la déclaration de l’ex-président Lula, jeudi :
© Rede TVT
« Prouvez ma corruption et j’irai à pied me livrer à la police », a-t-il déclaré, les larmes aux yeux, assurant que sa chute ne serait qu’un épisode dans la stratégie de la droite pour reprendre le pouvoir sans passer par les urnes, où elle est défaite depuis 2002. « Ils ont nommé Michel Temer, destitué Dilma Rousseff et maintenant ils veulent détruire la vie politique de Lula », a-t-il martelé. Prenant à témoin son passé d’enfant dans la misère, d’ouvrier métallurgiste puis de président populaire, l’ex-leader syndical a conclu qu’il était « victime de la haine des élites », rendues furieuses par le succès de ses politiques sociales qui ont sorti près de trente millions de Brésiliens de la pauvreté.
Les larmes de Lula « soulignent l’état émotionnel d’un politique qui se sent poursuivi, et qui tient à défendre son héritage historique », note Fabio Malini, de l’Université fédérale d’Espirito Santo. Ce sont peut-être aussi les larmes d’un homme acculé, qui n’a pas saisi à quel point il est politiquement responsable de la situation dans laquelle il se trouve – et le Brésil aussi.
Plus que le présidentialisme de coalition mis en avant par le procureur Dallagnol, c’est en effet le financement du système électoral qui est à l’origine de la corruption généralisée, à droite comme à gauche. Si la responsabilité directe et l’enrichissement de Lula ne sont pas prouvés, il est clair que les campagnes électorales de son parti, le PT, ont eu des sources illicites. Comme celles de toutes les formations électorales d’ailleurs, notamment le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) de Michel Temer et le PSDB (Parti de la sociale-démocratie brésilienne) d’Aécio Neves, candidat malheureux contre Dilma Rousseff en 2014. Les deux hommes ont été dénoncés pour corruption ces dernières semaines sans pour autant faire l’objet d’aucune poursuite par le juge Sergio Moro.
Or Lula avait la force politique de remettre en cause ce mode de financement et le système politique en général. Début 2006, alors qu’il était réélu et plus populaire que jamais, il aurait pu remettre en cause une politique d’alliance avec des partis conservateurs. « S’il ne l’a pas fait, c’est surtout par conviction qu’un large accord était la meilleure façon de gouverner le Brésil », pense Fabio Malini. Lula a continué jusqu’au dernier moment à croire à l’efficacité de ces accords en coulisses avec des élus du Congrès, même les moins fréquentables. La veille de la destitution de Dilma Rousseff, il tentait encore de convaincre des sénateurs de ne pas voter pour sa destitution. Le 31 août, le jour de la chute de Rousseff, Lula était certes présent lors du discours d’adieu de sa dauphine dans la résidence présidentielle. Mais à plusieurs mètres, comme pour s’en distancier, et commencer déjà à négocier son propre futur.
Les errances dans les alliances ne sont pas seulement partisanes. Lula n’a pas hésité pendant des années – et Dilma Rousseff dans la foulée – à tourner le dos à ses électeurs pour courtiser des pasteurs évangéliques médiatiques, leur permettant ainsi d’accroître leur assise politique. Droit à l’avortement, droits des homosexuels… les promesses progressistes du PT ont été oubliées pour gagner les faveurs des députés et sénateurs évangéliques et obtenir leur bulletin lors de votes stratégiques au Congrès. Ce sont aujourd’hui les plus acharnés contre Lula, le PT et la gauche en général. Et le procureur Dallagnol relaie ces visions haineuses. « Ma cosmovision chrétienne fait que je crois que nous avons une fenêtre d’opportunité, que Dieu a ouvert la porte au changement. Si l’église lutte pour cela, Dieu répond », a-t-il affirmé, appelant la population à être le bouclier de la justice.
La mise en scène de l’accusation de Lula vient souligner un autre de ses grands échecs, celui de la démocratisation du paysage médiatique. La presse reste tenue par une poignée de familles, une concentration inacceptable dans la majorité des démocraties. Quelques entreprises concentrent tous les moyens de communication, et sont possédées plus ou moins directement par des hommes politiques ou des leaders religieux. L’ex-président ne s’est jamais attaqué à cette situation, pariant encore une fois sur sa capacité à pactiser avec les patrons de la presse, au mépris de leurs liens historiques avec l’oligarchie brésilienne, y compris à l’époque de la dictature.
« Juridiquement, l’accusation du procureur est plus que faible, mais d’un point de vue médiatique, elle a un impact désastreux », souligne Fabio Malini. « Si les réseaux sociaux ont rapidement tourné en ridicule les propos du procureur, la grande presse, et notamment la télévision, a ignoré ces critiques, se bornant à présenter Lula comme le chef de la corruption », poursuit-il. Coordinateur du Laboratoire d’études d’image et de cyberculture (http://www.labic.net/) de son université, Fabio Malini insiste sur l’illusion que peuvent donner les pages Facebook des militants de gauche, démontrant que Lula est victime d’une cabale de la part d’un ministère public partisan. « Pour le peuple, il n’y a qu’une narration disponible et répétée à longueur de journée, celle de Lula bandit. » Or l’enjeu pour la droite est justement de détruire l’image de l’ex-président auprès des plus pauvres, pour qui il reste la seule référence politique et qui est aujourd’hui sa principale base.
Une reprise en main du pouvoir par les oligarques
La question des médias est désormais centrale. Il est en effet probable que Sergio Moro accepte la demande d’inculpation du ministère public, puis le condamne, mettant un point final à la vie politique de l’ex-président. Seul un soulèvement populaire pourrait enrayer ce scénario. « Lula n’est pas Dilma, il est très présent dans l’imaginaire politique, si la population est convaincue d’une injustice, elle réagira », parie Fabio Malini. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de mobiliser les sympathisants du PT, des syndicats et des mouvements sociaux traditionnels (sans-terre, SDF, etc.), mais bien au-delà. « Pour beaucoup de Brésiliens, la question n’est plus seulement l’innocence ou la culpabilité de Lula, mais la sensation que pour la justice, il y a deux poids deux mesures, ce qui est inacceptable dans une démocratie », dit-il. L’enjeu est donc de parvenir à construire et diffuser une narration opposée à celle imposée par les principaux médias.
« Il y a une carte à jouer pour la gauche, car les mouvements de droite, en cooptant le gouvernement, ont quitté la rue », poursuit Fabio Malini. Les manifestations réunies autour du slogan “Fora Temer” (“Dehors Temer”) se sont multipliées dans le pays. Les cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques et para-olympiques ont permis au monde entier de voir le nouveau président du Brésil hué par la foule. Ses ministres ne parviennent jamais à terminer une réunion publique sans être traités de « golpistas », soutiens du coup d’État par une bonne partie de l’audience. Au cinéma, au théâtre, le public scande aussi “Fora Temer”.
Dans ce contexte, le président risque d’avoir de plus en plus de mal à gouverner. « Certes, la majorité de la population voulait le départ de Dilma, mais une fois satisfaits, certains ne vont-ils pas se retourner contre Temer ? » interroge Paulo Peres. Les déclarations d’intention du gouvernement – rendre les contrats de travail plus précaires, éliminer une partie de l’allocation chômage, rallonger la journée de travail à 12 heures et repousser l’âge de la retraite à 75 ans – ont semé l’effroi auprès d’une partie de ceux qui soutenaient la destitution de Dilma Rousseff il y a encore quelques semaines. Sans compter les difficultés à gouverner un Brésil en pleine récession. Les gouverneurs rivalisent en chantage pour obtenir des aides financières de l’État fédéral – celui de Rio de Janeiro est par exemple à la veille de la banqueroute – et les partis sans idéologie, qui se vendent au plus offrant, pourraient rapidement quitter le navire s’ils n’obtiennent pas des incitations sonnantes et trébuchantes.
Reste enfin le danger Eduardo Cunha. L’ex-président du parlement a été déchu de son mandat à une large majorité la semaine dernière. La sentence est tombée très tardivement, tant il a été protégé par le système politique en dépit des preuves de corruption et d’enrichissement, incluant des comptes millionnaires et jamais déclarés en Suisse. Comptant parmi les politiques les plus habiles du paysage brésilien, Cunha a rapidement rappelé que Michel Temer lui devait son poste, puisque c’est lui qui a initié le processus de destitution de la présidente, une des prérogatives de son poste. « Cunha est devenu une bombe ambulante », remarque Paulo Peres. « Si lui ou son épouse sont atteints par la justice, il pourrait décider de proposer à la justice de tout dire en échange d’une réduction de peine, ce qui pourrait faire exploser une partie de la classe politique et du patronat », poursuit-il.
Le cocktail agitation sociale, mécontentement des politiques pas assez choyés à leur goût, délations de toutes parts et interventions de divers acteurs de la police fédérale et de l’appareil judiciaire, alors que la croissance vient de reculer pour le sixième trimestre consécutif et que le chômage a dépassé les 11 %, engendre un climat d’instabilité dont nul n’ose prévoir les conséquences. Le gouvernement Temer parviendra-t-il à terminer le mandat théorique de Dilma Rousseff, fin 2018 ? Tiendra-t-il seulement jusqu’à la fin de l’année ? Si le président en place démissionne d’ici au 31 décembre 2016, la constitution exige que de nouvelles élections soient aussitôt organisées. Cette possibilité galvanise une partie des Brésiliens, notamment les jeunes de la classe moyenne et les mouvements sociaux. Elle n’est néanmoins appuyée que du bout des lèvres par la gauche institutionnelle, notamment le PT, qui espère plutôt voir arriver un gouvernement Temer déliquescent à l’élection de 2018 pour avoir ses chances.
« Le paysage politique est congelé », résume Fabio Malini. « Le coup d’État institutionnel a organisé la reprise en main du pouvoir par les oligarques, ce qui d’une certaine façon a mis fin à la Nouvelle République, comme on surnommait le système en place. Toutefois, même s’ils font la loi et imposent un agenda néolibéral, aucun nouveau cycle politique ne s’est ouvert », ajoute-t-il.
Les candidats éventuels pour la présidence en 2018 sont Lula à gauche, Marina Silva avec un public sensible aux questions écologiques mais néanmoins lié aux élites économiques, et les traditionnels leaders de la droite comme José Serra (ministre des affaires étrangères de Michel Temer) ou Geraldo Alckmin (gouverneur de l’État de São Paulo). Ce sont les mêmes noms depuis les années 1990… Un désespoir pour la population brésilienne qui a démontré son ras-le-bol de la corruption et d’un État au service d’une poignée de puissants, sourds à ses demandes.
Lamia OUALALOU