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Boycotter les Jeux Olympiques de Pékin ? Asor Rosa et l’idéologie de la guerre








L’Ernesto. Rivista comunista, septembre-octobre 2007.



Quand me sont arrivées les premières informations sur l’invitation d’Alberto Asor Rosa à boycotter les Jeux Olympiques, j’ai pensé que c"était les Jeux de Londres de 2012 qui étaient dans le collimateur. En effet, tout aussi discutable est leur assignation à un pays qui depuis des années se distingue par la violation de la charte de l’ONU et qui, pour finir, s’est rendu responsable, aux côtés des Etats-Unis, de l’agression contre l’Irak. La catastrophe qui en est dérivée est sous les yeux du monde entier : les victimes civiles se comptent par dizaines ou centaines de milliers, les réfugiés par millions ; répugnante est l’insulte aux droits de l’homme qui est en acte à Abou Ghraib ; déjà rejeté des décennies en arrière, le pays risque à présent le démembrement.



Les Jeux Olympiques de Pékin et ceux de Londres

Et ce n’est pas fini. Pour rester au Moyen-Orient, l’ombre menaçante de l’invasion ou des bombardements couvre maintenant la Syrie et l’Iran, alors qu’est évoqué le spectre de la « troisième guerre mondiale » sans exclure le recours à des armes nucléaires plus ou moins « tactiques » : le tout grâce à la politique non seulement de Washington mais aussi de Londres. Etait-il vraiment nécessaire de récompenser avec cette assignation des Jeux, qui devraient être synonymes de convivialité pacifique entre nations, une capitale qui se distingue par son arrogance impériale et sa politique de guerre ?

J’ai lu ensuite l’article publié sur La Repubblica du 16 octobre : non, Asor Rosa n’en a qu’après les Jeux de Pékin, et brandit la menace de leur boycott en ressassant tous les lieux communs de l’idéologie dominante. L’extraordinaire effort d’un pays, qui dans une courte période de temps a assuré le droit à la vie à des centaines de millions d’hommes, est dédaigneusement liquidé comme la « machine du développement et de l’exploitation économique » mise en marche par sa « structure centraliste et autoritaire ». Sans s’en apercevoir, Asor Rosa devient l’apologue emphatique du système politique qu’il entend pourtant condamner : il serait difficile de délégitimer « la structure centraliste et autoritaire », si celle-ci suffisait à elle seule à sauver la masse immense d’hommes qui subissent encore dans le Tiers-monde la faim et la mort par privations. En réalité, les choses sont bien différentes « La structure centraliste et autoritaire » n’est certes pas absente dans un pays comme l’Egypte, qui cependant continue à attendre et à dépendre de la farine américaine : pour l’obtenir, Moubarak doit se soumettre à la politique de guerre et d’oppression qu’Etats-Unis et Israël conduisent au Moyen-Orient. Le cas de la Chine est bien différent qui, sortant du sous-développement, en même temps porte à bon terme sur le plan économique aussi l’indépendance politique obtenue à la suite d’une lutte de libération nationale épique.

C’est pour cela qu’est en cours une sorte de croisade contre le grand pays asiatique, croisade à laquelle s’associe aussi Astor Rosa. Le voilà lister une série de « valeurs absolues » et de « droits universels » (liberté de parole, de culte, d’association, etc.), toutes, à ce qu’il paraît, systématiquement violées par Pékin.



Le syndicat en Chine

Les « libertés syndicales » aussi seraient réprimées. Et la désinvolture qui caractérise l’article dans son entier se fait ici plus que jamais évidente. C’est justement en Chine que le leader mondial de la grande distribution (Walt Mart) a été obligé de reconnaître à ses salariés ce droit à l’association syndicale qu’il continue à refuser dans le monde entier et aux Etats-Unis en premier lieu. Oui, objectera-t-on, mais dans les grands magasins chinois seul le syndicat officiel est toléré, généralement accusé de peu s’impliquer dans la lutte pour l’augmentation des salaires. Mais cette accusation est-elle convaincante ?

Dans le grand pays asiatique il y a chaque année entre 10 et 15 millions d’habitants qui abandonnent la campagne (surpeuplée et encore lourde d’arriération) pour s’installer en ville (y compris ces nouvelles villes qui sortent de rien) : dans ces conditions, même la Cgil (plus grand syndicat italien, équivalent de la CGT en France, ndt) du grand Di Vittorio aurait mis l’accent sur les postes de travail et, donc, sur l’expansion de l’économie ; et pourtant - se lamente « Wall Street Journal-Europe » du 6 juin 2007- « depuis plusieurs années les salaires chinois augmentent sans interruption au rythme annuel de 10% ». Le taux de croissance connaîtrait une ultérieure accélération : à cause aussi de la nette amélioration des condition de vie dans les campagnes, les émigrés, à présent, « prétendent à des salaires plus élevé de 16% par rapport à l’année précédente » et exigent et arrivent à arracher aussi quelques bénéfices et améliorations ultérieurs.

Plus impressionnantes encore sont les données rapportées par l’hebdomadaire allemand « Die Zeit » du 18 octobre, dans un article de Georg Blume : « A l’heure actuelle, les plus bas salaires augmentent de 30% par an, alors que le revenu moyen progresse de 14% et, donc, bien plus rapidement qu’une économie qui pourtant se développe de façon très dynamique ». C’est vrai, le coût du travail augmente plus lentement, mais à cause seulement du développement rapide de la productivité. A bien y regarder, même avec toutes ses limites et ses retards, le syndicat officiel chinois se révèle nettement plus mature que ses critiques (y compris ceux de « gauche ») : il appelle la classe ouvrière à ne pas s’enfermer dans un corporatisme étroit, pour être au contraire la protagoniste du processus d’industrialisation et modernisation du gigantesque pays asiatique dans sa totalité ; protagoniste de la lutte nationale pour l’acquisition des technologies les plus avancées, de manière non seulement à renforcer l’indépendance de la Chine mais aussi à rompre le monopole détenu jusqu’à présent dans ce domaine par l’Occident. C’est aussi grâce à la détérioration de ce monopole et à la possibilité d’accéder à des produits industriels de plus en plus sophistiqués, et à la technologie en rapide développement de la République Populaire de Chine, que des pays comme Cuba et le Venezuela sont en mesure de résister à la politique d’étranglement économique mise en oeuvre à Washington. Ils le savent bien, les cercles impérialistes largement impliqués dans la politique d’isolement du géant asiatique : c’est à travers cet isolement que passent la réaffirmation de la doctrine Monroe en Amérique latine et l’imposition de l’hégémonie étasunienne dans le monde.



Une étrange idée de démocratie

Asor Rosa passe survole tout cela de très haut. Parmi les « valeurs absolues » et les « droits universels » qu’il énumère, ne figurent ni le droit à la paix ni le droit pour les nations à jouir de la démocratie dans les rapports internationaux et à ne pas être soumis à la loi du plus fort. Sont ainsi ignorés ou écartés les « valeurs absolues » et les « droits universels » effacés par les aspirants patrons du monde, lesquels, grâce justement à un tel effacement, peuvent s’attribuer la mission d’exporter la démocratie dans le monde entier, en ayant recours à tous les moyens, y compris les embargos économiques, aux menaces en tout genre et aux agression militaires véritables.

Insouciant de tout cela, Asor Rosa invite l’Italie (et indirectement l’ « Occident démocrate capitaliste ») à lancer un ultimatum : si le jour de l’ouverture des Jeux, « tous les organes de presse et télévisuels chinois » ne rendent pas publics « un document en faveur des droits universels de parole et d’association », les Jeux Olympiques de Pékin seront boycottés. Une singulière vision de la démocratie se fait jour ici : non seulement les dirigeants du Comité Olympique international, mais le secrétaire général de l’Onu lui même, élu par les représentants des pays du monde entier, se sont prononcés de façon répétée et avec force contre l’idée du boycott ; Asor Rosa, par contre, attribue en ultime analyse aux ex-puissances coloniales le devoir souverain de juger et punir un pays déjà frappé par eux dans le passé, par des agressions militaires répétées et infâmes. C’est une attitude d’autant plus stupéfiante que ce même Asor Rosa reconnaît qu’il n’y a en Chine pour penser comme lui « qu’une minorité de la population » ; et, toutefois, au nom de la « valeur absolue » de la démocratie, la majorité des habitant du pays le plus peuplé du monde est appelée à s’incliner devant la volonté des grandes puissances occidentales (et du grand intellectuel romain) !

Mais concentrons-nous aussi sur les « droits universels de parole et d’association », au nom desquels est lancé l’ultimatum. D’une part Asor Rosa ignore les notables progrès réalisés par la Chine, dans des conditions difficiles, dans ce domaine aussi. Dans les années 70 du 20ème siècle, Deng Xiaoping soulignait l’importance du gouvernement de la loi ; au contraire, la « nouvelle gauche » italienne et occidentale continuait à l’époque à célébrer la Révolution culturelle qui, en toute continuité à ce propos avec le socialisme réaliste, regardait les libertés et garanties « formelles » avec un mépris souverain. Entre temps, la tutelle des droits de l’homme a été insérée dans la Constitution chinoise. Il ne s’agit pas d’un geste « formel » ou d’un point isolé : dans le pays est en cours la traduction systématique des grands textes de la culture occidentale, y compris ceux qui sont largement engagés dans la théorisation des droits de l’homme, problématique qui tend désormais à acquérir la dignité de discipline universitaire ; de façon plus générale, on voit grandir assez rapidement le nombre des organisations non gouvernementales, des journaux, des Universités, des étudiants et diplômés qui étudient en Occident, et des professeurs occidentaux appelés à enseigner dans les universités chinoises. Bien sûr, le chemin à accomplir est encore long, et le grand pays asiatique ne veut pas s’ouvrir immédiatement à la « démocratie » de la même façon que s’y sont ouverts la Yougoslavie et la Russie : pays qui ont subi une catastrophe économique, sociale, nationale et humanitaire, avec un Occident prêt à en tirer profit sans scrupules, afin d’élargir sa sphère d’influence et de domination.

Mais, alors qu’il ignore d’un côté les progrès réalisés par la Chine même dans le domaine des « droits universels de parole et d’association », de l’autre côté, Asor Rosa embellit le comportement de l’Italie et de l’Occident « démocratique-capitaliste ». Mais qui, au printemps 1999, a assassiné par des bombardements aériens les journalistes télés yougoslaves coupables de ne pas partager l’opinion des sommets et des idéologues de l’OTAN et de s’obstiner à condamner l’agression subie par leur pays ? Et combien y a-t-il de journalistes « accidentellement » tués par le feu des forces d’occupation en Irak ou en Palestine ? Bénéficient-ils des « droits universels de parole et d’association » les habitants de Gaza qui, après avoir voté pour le Hamas au cours d’élections libres, se voient maintenant condamnés au boycott, à l’étranglent économique et à l’embargo ? Et ont-ils bénéficié de ces droits les détenus d’Abu Ghraib et de Guantanamo ? Pour finir : les arabes et les musulmans qui aux Etats-Unis osent contribuer à une souscription en faveur de la population de Gaza et du Hamas risquent d’être poursuivis et condamnés en tant que « terroristes ».

A son époque, Clinton, en prononçant le discours qui inaugurait son premier mandat présidentiel, exaltait les Etats-Unis comme la plus antique démocratie du monde et donc comme le pays appelé à « conduire le monde » sur la voie de la liberté, dans le cadre d’une mission « sans âge » ; naturellement, le président étasunien ne faisait référence ni à l’anéantissement des peaux rouges, ni au régime d’esclavage et d’oppression raciale infligé pendant des siècles aux noirs, ni à la répression impitoyable et aux pratiques de génocide mises en actes par les Usa dans leurs véritables colonies (Philippines) et dans leurs semi-colonies en Amérique latine ; Asor Rosa argumente de la même façon. Quand il propose, en matière de « droits universels de parole et d’association » d’ériger un tribunal, dans le cadre duquel la Chine est l’imputée et l’Italie et l’Occident « démocratique-capitaliste » sont les juges, il évacue du cadre les infamies antidémocratiques dont justement l’Occident se tâche aujourd’hui encore, quand il s’agit de plier la résistance des pays et des peuples qu’il entend soumettre à sa domination.

C’est un trait caractéristique de la fausse conscience de l’Occident de faire abstraction du sort réservé à ses victimes pour pouvoir s’autocélébrer comme le lieu de la liberté ; et c’est à partir de cette fausse conscience que l’Occident peut passer ses guerres de contrebande comme une contribution à la diffusion de la démocratie. Asor Rosa ferait bien de réfléchir à tout cela. Ce serait triste de voir un prestigieux intellectuel de gauche se mettre dans la trace de la tradition culturelle pro-colonialiste et pro-impérialiste, et devenir un idéologue de la guerre (qu’elle soit froide ou chaude) !

Domenico Losurdo


Alberto Asor Rosa est enseignant de littérature à La Sapienza à Rome, écrivain et critique littéraire.

Domenico Losurdo est philosophe et historien à Urbino, auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues.


 Publié dans « L’Ernesto. Rivista comunista », numéro de septembre-octobre 2007, p. 59-61.

 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


- Lire en portuguais http://resistir.info




Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? par Jean Bricmont


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