Le dimanche 20 octobre, le président de gauche Evo Morales, en place depuis 2006, remporte l’élection présidentielle avec 47,06 % des voix au premier tour alors que son opposant Carlos Mesa obtient 36,52 %. L’écart en faveur de Morales était donc d’un peu plus de 10 %. Soit l’écart nécessaire stipulé par la Constitution bolivienne pour obtenir la victoire au premier tour. Mais ce pourcentage tout juste suffisant a immédiatement suscité la controverse. Le candidat d’opposition Carlos Mesa a dit qu’il n’acceptait pas ce résultat et a appelé la population à manifester. L’OEA (Organisation des États américains, dont font partie les États-Unis) publie un rapport censé prouver des fraudes électorales dont serait coupable le camp du MAS (Mouvement vers le socialisme, parti du président Morales). Ce rapport va permettre à la droite et à l’extrême droite, encouragées par les États-Unis, de pousser Evo Morales à l’exil et de prendre le pouvoir. Le président de gauche ne plaisait pas aux États-Unis : sous sa présidence, le salaire minimum a été augmenté de 87 %, la pauvreté a diminué de 25 %, la croissance économique était de 4 % par an (soit une des plus hautes d’Amérique latine), des secteurs stratégiques comme l’extraction d’hydrocarbures, les mines, l’eau le téléphone, l’électricité, etc. ont été nationalisés, le gouvernement du MAS refuse de laisser le lithium aux mains des multinationales, etc. Bref, Donald Trump et ses alliés préfèrent voir un libéral diriger le pays plutôt qu’un président de gauche…
e coup d’État n’a que très peu été reconnu comme tel, l’occident se cachant derrière le rapport de l’OEA qui disait prouver des fraudes électorales. Vu que Morales avait commis des fraudes, il était naturel que l’opposition lui succède (et qu’il y ait eu 35 morts est un dommage collatéral...). Bref, la démocratie l’avait emporté et la nouvelle présidente auto-proclamée pouvait entrer au palais présidentiel une bible à la main, promettant de nettoyer le pays (des indiens, qui représentent pourtant 60 % de la population, comme Evo Morales, premier président indien de l’histoire du pays). Elle déclarait en 2013 : « Je rêve d’une Bolivie libérée des rites sataniques autochtones, la ville n’est pas aux “Indiens”, ils feraient mieux d’aller dans les hauts plateaux ou à El Chaco. »
« On a directement senti que quelque chose n’allait pas dans le rapport de l’OEA... »
Mais comment comprendre ce coup d’État, salué par plusieurs capitales européennes dans la foulée de Washington ? Nous avons rencontré Guillaume Long, du CEPR (Center for economic policy research), un centre d’études basé à Washington, qui était à Bruxelles la semaine dernière afin de mettre en garde les députés européens envers le rapport de l’OEA. Le CEPR a publié ce mardi 10 mars une étude qui montre qu’il n’y a aucune preuve de fraudes de la part du gouvernement de Morales, et que le rapport de l’OEA a été utilisé pour provoquer la chute d’un pouvoir légitimement élu par le peuple… (Étude à lire ici)
« Nous avons tout de suite senti qu’il y avait quelque chose de très bizarre dans la mission d’observation de l’OEA en Bolivie. C’est pour cela que notre premier rapport qui contredit ces prétendues fraudes électorales date du 9 novembre, deux jours avant le coup d’État. J’ai été moi-même observateur de l’OEA. Je sentais donc que quelque chose n’allait pas. Le ton extrêmement agressif du premier rapport, dès le lendemain des élections, dépasse le cadre d’une mission d’observation. C’est cela qui va déclencher les tensions qui aboutiront au coup d’État », explique celui qui fut le ministre des Affaires étrangères équatorien sous la présidence du progressiste Rafael Correa. « Lorsque j’étais ministre, je n’ai jamais eu de problème avec l’OEA. Je l’ai même reçue en Equateur et cela s’est très bien passé. C’est d’ailleurs cela qui nous a étonnés : l’OEA est réputée pour être très sérieuse, rigoureuse. Vu que j’ai été observateur pour elle, je sais que ce n’est pas toute l’organisation qui doit être délégitimée. Mais ici, elle a clairement dépassé son mandat. » Car l’OEA est active sur tout le continent. « Son influence est grande. Et ce n’est pas la première fois qu’elle dépasse sa mission d’observation électorale. Lors des élections en Haïti en 2010-2011, l’OEA a aussi rendu un rapport contestable repêchant un candidat éliminé (Michel Martelly, candidat soutenu par les États-Unis, arrivé troisième au premier tour des élections, sera déclaré deuxième par l’OEA et gagnera finalement l’élection, NdlR). Dans le cas bolivien, les accusations de l’OEA portent sur un soi-disant “changement de tendance” : l’OEA, repris en chœur par les opposants de Morales, dit qu’entre les premiers résultats communiqués par le Tribunal électoral bolivien, qui donnent un écart juste en dessous des 10 %, et les résultats finaux donnés le lendemain, qui montrent un écart supérieur aux 10 %, il y a eu fraudes. Mais l’augmentation de cet écart est logique vu que les derniers résultats venaient de régions traditionnellement attachées à Evo Morales ! En gros, Morales et le MAS sont accusé d’avoir voulu empêcher un second tour en disant que l’écart était supérieur aux 10 %... C’est sur cela que reposent les accusations. Et, malheureusement pour l’OEA, notre étude montre que ces accusations ne reposent sur aucun fait... » (Voir encadré)
Tentative de changement de régime
Peut-on alors parler de stratégie de déstabilisation, d’une volonté d’un changement de régime en Bolivie ? « Oui. Même si notre rapport est un rapport mathématique qui ne parle pas des motivations des uns et des autres - ce n’est pas le rôle du centre de recherche CEPR - mon avis est qu’il y avait bel et bien une volonté de déstabiliser le pays pour permettre à l’opposition de dégager la gauche au pouvoir. » Est-ce dû à la nature même de l’OEA, sous influence de Washington ? « C’est dû à plusieurs facteurs selon moi. D’abord, cela n’a pas été planifié six mois auparavant. C’est dû à la convergence de plusieurs circonstances : une différence d’à peine plus de 10 % entre Morales et Mesa, son opposant, une société bolivienne polarisée entre les forces progressistes et réactionnaires, un climat latino-américain qui rappelle la Guerre froide... Et aussi à un secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, qui a besoin du soutien du président Donald Trump et, en général, de la droite dure des États-Unis pour être réélu à son poste. Et qui a envoyé un de ses proches sur place. Là-dessus, les États-Unis ont profité des circonstances pour avancer leurs pions et favoriser la droite réactionnaire pour que celle-ci dégage le MAS du pouvoir... »
Les médias traditionnels ont directement embrayé et présenté le rapport de l’OEA comme un fait. De là, impossible de parler de coup d’État contre Morales et son parti puisqu’ils étaient eux-mêmes coupables de fraudes... « C’est une leçon de cet épisode oui. C’est d’ailleurs pour cela que je suis ici, pour rencontrer des députés européens et leur dire : arrêtez de prendre ces études pour argent comptant et demandez des comptes, demandez des précisions techniques, etc. avant de parler de fraudes. L’Union européenne n’a jamais mis en doute le rapport de l’OEA et l’a utilisé pour dire aussi que le pouvoir bolivien avait commis des fraudes électorales. C’est très grave, d’un point de vue démocratique ! »
« Nous avons réussi à briser le consensus et ouvrir le débat... »
Heureusement, depuis quelques semaines, des articles de fond contredisent de plus en plus le rapport de l’OEA. C’est en grande partie dû au CEPR qui divulgue des chiffres, des faits depuis quatre mois. Ainsi, une enquête, qui reprend les faits avancés par le CEPR, de deux chercheurs du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) a été reprise par le quotidien The Washington Post, un des journaux les plus importants aux États-Unis, qui titre qu’il n’y a pas eu de fraude. Voilà qui pourrait fragiliser l’opposition putschiste, et avantager les progressistes... « C’est difficile à dire car sur place, les médias sont aux mains de l’opposition de droite et d’extrême droite. Nous verrons s’ils parlent de notre étude (qui parait ce mardi, soit le surlendemain de l’entretien avec Guillaume Long, NdlR) mais ce n’est pas garanti. En revanche nous avons déjà réussi à briser le consensus autour de ces “ fraudes” du gouvernement de Morales en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe. Ce n’est pas rien. Le débat est ouvert. Avant, parler de coup d’État n’était quasiment pas possible, tant les médias traditionnels refusaient ce terme. Petit à petit, ils changent leur formulation et publient de plus en plus d’avis critiques... »
Et aujourd’hui, l’OEA doit répondre aux accusations. « Pour l’instant, l’OEA est dans les cordes. Ce qui est normal vu que nous prouvons avec des statisticiens que son rapport ne repose sur rien... »
De nouvelles élections en mai prochain
Une leçon à retenir ? « Ne pas faire confiance aveuglément, vérifier les faits. On voit que quand on base sa politique sur du vent, comme l’Union européenne le fait dans le sillage des États-Unis, cela peut être très dangereux... Parce que c’est l’OEA, on fonce. Quitte à légitimer un coup d’État et mettre à terre un gouvernement démocratiquement élu... » Car, en attendant, le gouvernement progressiste d’Evo Morales est tombé, son président légitime est en exil en Argentine. En mai prochain, le pouvoir putschiste organise de nouvelles élections. Le MAS est donné vainqueur de tous les sondages. Mais la droite et l’extrême droite ont déjà montré que la volonté du peuple bolivien n’était pas leur préoccupation. Celui-ci doit donc se battre pour se faire entendre par La Paz, Washington... et Bruxelles. Un rapport objectif de chercheurs académiques de grande renommée, comme celui de Guillaume Long et ses collaborateurs, peut les aider à dénoncer les « fake news » propagées par Washington et ses alliés.
Aucun changement de tendance
Guillaume Long poursuit son explication : « En Bolivie, dans le processus de comptage des voix il y a deux temps de comptage : le comptage préliminaire et le comptage contraignant. Le comptage préliminaire est un comptage qui permet d’informer les citoyens sur la tendance des élections, au fur et à mesure. La diffusion des résultats s’interrompt après 83 % du dépouillement des voix et pendant 24 h. A ce moment, Evo Morales a 7,9 % d’avance sur son adversaire. 24 heures plus tard, alors que 95 % des voix sont dépouillées, la diffusion reprend et son avance est estimée à 10,6 %. La mission électorale de l’OEA conclut à un changement de tendance anormal. Face à ce constat, nous avons cherché à savoir si oui ou non, il y avait eu un changement anormal lors des élections en Bolivie. Nous reprenons l’analyse au moment de l’interruption de la diffusion des résultats du dépouillement, lorsque seuls 83 % des votes sont dépouillés et nous analysons la tendance des votes dans les régions qu’il restait à dépouiller pour savoir si oui ou non le résultat est cohérent avec la tendance générale des votes. Les régions qu’il restait à dépouiller sont des régions historiquement favorables au MAS depuis 20 ans. »
En d’autres termes, il est logique que l’écart passe de 7,9 à 10,6 %. Mais cet écart de 3 % va permettre à l’OEA d’affirmer qu’il y a eu fraude de la part du MAS. « Les capacités techniques dont l’OEA disposent pour établir ses rapports et conclusions sont énormes. Nous ne comprenons pas comment l’OEA est arrivée à ses conclusions avec de telles capacités. Nous pensons donc qu’il y a eu politisation du processus électoral en Bolivie par l’OEA… », explique celui qui a très bien connu l’OEA de l’intérieur puisqu’il en a été observateur…
Guillaume Long :
Lorsque le président progressiste Rafael Correa accède au pouvoir en Équateur en 2007, Guillaume Long est professeur d’université. Il devient conseiller de différents ministres avant de rejoindre le gouvernement en devenant ministre des Connaissances et du Talent humain, puis ministre de la Culture, avant de passer aux Affaires étrangères. Après la fin de mandat de Rafael Correa, Long est nommé par le nouveau président Lenin Moreno représentant permanent de l’Équateur auprès des Nations-Unies. Mais, quelques mois après sa nomination, il renonce à son poste à cause de désaccords avec le président qui, après avoir été élu sur un programme progressiste, prend des mesures politiques néolibérales.
Depuis, il travaille pour le CEPR (Center for economic policy research), centre d’études basé à Washington.