Par Alex Palomo
L’image du président du gouvernement espagnol, José Maria Aznar
ressemble de plus en plus nettement à celle d’un autre premier
ministre espagnol, Manuel Godoy. Ce dernier, militaire de carrière,
fut premier ministre pendant le règne de Charles IV, jadis, aux
lisières du XVIIIe et du XIXe siècle. On le nommait "le Prince de la
paix", titre solennel qu’il reçut en récompense de sa "splendide"
gestion diplomatique d’une alliance stratégique entre le royaume
d’Espagne et la principale puissance militaire du moment, l’Empire
français. La popularité de Godoy parmi les Espagnols ne fut jamais
extraordinaire, mais elle se transforma en antipathie ouverte quand
celui-ci permit, en vertu des liens de sang noués avec la France, le
passage des troupes françaises sur le territoire espagnol et son aide
logistique pour l’invasion du Portugal.
Aznar, avec son soutien inconditionnel et enthousiaste à la politique
belliciste de Washington, a réussi à faire revivre l’esprit du
politicien du XVIIIe siècle. L’actuel chef du gouvernement atteint des
cotes d’impopularité proches du mépris que réussit à inspirer parmi le
peuple espagnol le "Prince de la paix". L’intransigeance du
gouvernement du Parti Populaire et son fervent positionnement du côté
de la théorie de la guerre préventive ont réussi à réveiller d’une
longue léthargie la société espagnole, traditionnellement anesthésiée
par le football et la presse du coeur. Le bellicisme affiché du
gouvernement espagnol, à l’encontre de l’opinion publique, dans le
conflit contre l’Irak a exaspéré les gens de la rue.
En dernier recours, les gens ont utilisé la seule chose qui leur
restait pour exprimer leur volonté : la rue. De grandes manifestations
qui ont eu lieu dans plusieurs villes le 15 février et le 15 mars, ont
battu des records de participation et opposé un NON catégorique à la
politique du gouvernement. Celui-ci, en guise de réponse, a refusé de
chercher un consensus politique avec les partis de l’opposition
(hostiles, en bloc, à l’attaque de l’Irak) ?- sans parler des
mouvements sociaux. Une fois commencée l’attaque de l’Irak par les
Etats-Unis et sa coalition, l’exaspération du peuple s’est transformée
en une macabre dérision des convictions et des valeurs les plus
intimes qui fondent la démocratie. La réplique a été exemplaire : face
aux premiers communiqués de guerre parvenant du Golfe Persique,
élaborés avec une précision consciencieuse et transmis par des médias
négligents et partiaux, spécialistes dans l’art de nous éloigner de la
réalité, les gens envahirent à nouveau la rue pour exprimer leur
désaccord avec cette guerre.
Concrètement, et là je reviens au XIXe siècle, les Madrilènes se sont
remémoré des scènes semblables à celles qu’avait pu contempler Godoy
quand il autorisa le stationnement des troupes françaises.
Le vendredi 21 mars, un rassemblement était organisé devant
l’ambassade des Etats-Unis en signe de protestation contre l’attaque.
La présence pacifique de milliers de citoyens contrastait avec
l’imposant déploiement de forces de police ordonné par le représentant
du gouvernement. Le rassemblement, après quelques heures d’un
comportement exemplaire, ne se dispersa pas mais commença une marche
pacifique dans les rues de Madrid jusqu’à la rue Genova, où se trouve
le siège du Parti Populaire. La police intervint rapidement pour
bloquer l’accès à cette rue avant l’arrivée des manifestants. Sans se
décourager, de manière spontanée et évitant le conflit avec les forces
de sécurité, la marche se dirigea vers le Congrès des Députés. Encore
une fois, la police, qui suivait de très près le groupe de
manifestants, bloqua le passage. Dans l’impossibilité de se faire
entendre des responsables de la guerre, la marche se dirigea vers la
Puerta del Sol pour terminer la rencontre de la manière la plus
festive possible.
A hauteur de la place Jacinto Benavente, le dispositif policier entra
tout à coup en action, sans préavis. Charges, courses-poursuites, tirs
de balles en caoutchouc et coups de matraque sans discrimination
réussirent à briser la volonté des manifestants pacifiques. L’acte
protestataire et pacifique se dispersa rapidement laissant un bilan de
60 blessés. La polémique que déchaîna l’intervention policière aveugle
et injustifiée a contribué à augmenter la tension politique. Le
lendemain, gouvernement et opposition échangèrent menaces et
récriminations pour la responsabilité des faits. Le soir du 22 mars,
une marche était organisée depuis la place de la Moncloa jusqu’au
palais de la Moncloa (résidence du président du gouvernement). Les
autorités annoncèrent que cette marche n’était pas autorisée et était
donc illégale, et que les organisateurs devraient en assumer les
conséquences. L’organisation accepta de modifier le parcours de la
marche afin que tout se déroule paisiblement. Finalement, un accord
fut trouvé et, à condition que la manifestation se dirige à l’opposé
de la résidence d’Aznar, la marche fut autorisée.
Depuis la place de la Moncloa, la manifestation arriva place
d’Espagne, comptant un nombre important de personnes (près d’un
million). A l’arrivée place d’Espagne, un dispositif policier
interdisait l’accès de la Gran Via (l’avenue des spectacles à Madrid).
Malgré tout, les Madrilènes revendiquèrent le droit de circuler dans
leurs rues et esquivèrent le dispositif policier, inondant la Gran Via
jusqu’au carrefour de San Luis. A cet endroit, la police bloquait le
passage par la Gran Via, déviant la manifestation par la rue Montera
vers la Puerta del Sol, où fut célébrée une cérémonie de solidarité
envers le peuple irakien, en poésie et en musique.
Malheureusement, quand la nuit tomba et que les journalistes
quittèrent les lieux, la police décida que la manifestation était
terminée et chargea brutalement au carrefour de San Luis la queue du
rassemblement. Cette fois, quelques groupes de manifestants firent
front aux policiers sans succès, car ceux-ci descendirent la rue
Montera jusqu’à la Puerta del Sol même où se concentrait le gros de la
manifestation.
Là , le civisme et la compénétration des manifestants empêcha qu’un
désastre ne se produise à cause des bousculades et des poursuites. La
résolution des citoyens à demeurer sur la place fut déterminante. La
foule resta fermement décidée à ne pas abandonner les lieux. L’avancée
de la police fut freinée aussi sec devant le résultat plus
qu’incertain d’un recours obstiné à la violence. Les représentants des
manifestants exigèrent, pour libérer la place, le départ préalable de
la police, ce qui fut accepté à contrecoeur par les chefs des forces
de l’ordre.
Le résultat final de l’altercation s’est soldé par plus de 100
blessés. Les conséquences politiques sont à venir et l’image du
président Aznar se profile, toujours plus semblable à celle de son
homologue Godoy.
Source : ATTAC-Madrid
Grano de Arena 185 : informativo@attac.org
Contact pour cet article : madrid@attac.org
Traduction : Tina Teyssié Ciprés. Coorditrad, traducteurs volontaires