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Affaire Guigue : du devoir de réserve au droit réservé…

Par Jean Claude Lefort

Affaire Guigue : du devoir de réserve au droit réservé…

Le sous-préfet de Saintes, Bruno Guigue, vient d’être brutalement démis de ses fonctions par sa ministre de tutelle au titre qu’il aurait gravement dérogé au « droit de réserve » qui doit marquer sa haute fonction. Cela a fait grand bruit en France mais aussi à l’étranger, il faut le savoir, notamment au Proche et Moyen-Orient.

Examinons donc successivement les faits, puis la notion de « devoir de réserve », voyons si elle a ou non un caractère « universel » et tirons les conclusions de cette « affaire ».

1. L’objet du délit ? Une tribune libre publiée sur Internet, c’était sa 18ème contribution sur le site « oumma.com » signée de son nom mais sans qu’il soit fait mention de sa fonction. Selon le ministère, il a tenu à cette occasion des propos « violemment anti-israéliens ». En conséquence, toujours selon le ministère, il a manqué à son devoir de réserve et il a été limogé sur le champ.

Dans sa tribune libre, Monsieur Guigue s’exprimait non pas principalement sur le conflit israélo-palestinien mais il réagissait, preuves à l’appui, à un article paru dans « Le Monde » signé par plusieurs intellectuels (1). Cet article était intitulé : « L’ONU contre les droits de l’Homme ».

Guigue prenait alors sa plume pour défendre le droit international et les institutions mises en place pour le « dire » et « l’appliquer » selon la Charte des Nations unies. Car cet article publié dans « Le Monde » le 27 février s’en prenait violemment au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, et à l’Organisation en tant que telle. Ils accusaient l’ONU, ni plus ni moins, de vouloir « détruire » les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme tant, selon eux, « depuis un certain nombre d’années, par ses dérives, l’ONU s’est caricaturée ».

Et de s’en prendre d’un même mouvement à la réunion, tenue en 2001 à Durban en Afrique du Sud sous les auspices de l’ONU, la « Conférence mondiale contre le racisme », au cours de laquelle l’Etat d’Israël, notamment, avait été fortement mis en cause pour sa politique d’occupation des Territoires palestiniens. Maintes résolutions de l’ONU et du Conseil de sécurité disent exactement dans la même chose, ce qui souligne que l’Etat d’Israël bafoue le droit international.

Mais outre la mise en cause frontale de l’ONU, cet article publié dans « Le Monde » avait, et a toujours, un objectif clair : faire pression sur les pays européens pour saborder la prochaine Conférence sur le racisme organisée par l’ONU, dite Durban 2, alors que l’Etat d’Israël a déjà annoncé qu’il la boycotterait.

Dans sa défense de l’Organisation des Nations unies, Guigue, spécialiste du Proche-orient, citait le cas du conflit israélo-palestinien dont on a retenue qu’une phrase qui énonce un fait exact, à savoir que Israël disposait « de snipers (qui) abattent des fillettes à la sortie des écoles ».

C’est cette phrase qui a mis le feu aux poudres tandis que le silence fut bien lourd quand le vice-ministre israélien de la défense a brandi, le 29 février, la menace d’une « shoah » contre le peuple palestinien. Cette phrase a été par ailleurs dénoncée comme étant « antisémite » par un responsable politique, ce qui est faux mais aussi grave et sujet à des poursuites possibles.

Voilà le « délit » commis, considéré comme « violemment anti-israélien », qui est reproché au sous-préfet.

2. Cela nous conduit directement à examiner le second point : la question du « devoir de réserve » auquel sont assujettis les fonctionnaires, spécialement les hauts fonctionnaires.

Anicet Le Pors est le « père » du « statut général » qui régit la fonction publique. Ministre. Il a fait adopter en 1983 ce statut reconnaissant explicitement que les fonctionnaires étaient des citoyens comme les autres et qu’en conséquence « La liberté d’opinion (leur) est garantie » (Article 6 de la loi du 13 juillet 1983).

Dans la discussion de cette loi Anicet Le Pors s’est opposé à un amendement visant justement à codifier « le devoir de réserve » auquel sont contraints les fonctionnaires - devoir à ne surtout pas confondre avec le respect du « secret professionnel » ou bien encore avec le devoir d’exécuter les instructions que reçoit tout fonctionnaire « sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » (Article 28 de la loi).

S’agissant du « devoir de réserve » le ministre a fait valoir qu’il ne fallait pas le codifier car celui-ci est « une construction jurisprudentielle extrêmement complexe qui fait dépendre la nature et l’étendue de l’obligation de réserve de divers critères dont le plus important est la place du fonctionnaire dans la hiérarchie » (Assemblée nationale, le 3 mai 1983).

Le plus important étant donc : la place du fonctionnaire dans la hiérarchie. Et s’il y a deux fonctions qui, à ce titre, supposent clairement le respect du « devoir de réserve », ce sont les fonctions de préfet et d’ambassadeur en ce sens où ces deux fonctions sont sensés exprimer et représenter la totalité de la politique de l’Etat pour le service duquel lesdits fonctionnaires ont été nommés.

Bien que Bruno Guigue ait publié bien d’autres écrits sur le sujet du conflit israélo-palestinien, en particulier deux livres (2), et qu’il n’a jamais fait état de sa fonction, il est juridiquement fondé de dire qu’en l’espèce il est effectivement sorti de son « devoir de réserve ».

Mais on est alors obligé de se demander si ce qui est vrai pour lui l’est en toutes circonstances, et donc pour d’autres fonctionnaires de haut rang. Autrement dit il nous faut vérifier si le « devoir de réserve » s’applique de manière absolue ou non, s’il procède de l’arbitraire ou non.

On admettra volontiers qu’il ne peut y avoir aucune exception à ce principe.

3. Le « devoir de réserve » est donc nécessairement valable pour tous ou il n’est pas. Or il n’est pas. Je prendrais deux exemples récents pour le démontrer.

Le premier concerne le préfet du Val-de-Marne, Tomasini, qui en octobre 2006 est face au problème du « squat » des « 1000 de Cachan ». L’imitateur Gérard Dahan, se faisant passer pour Philippe de Villiers, l’appelle au téléphone le 3 octobre. Le préfet le prend aussitôt et, entre autres choses, lui dit que les « squatteurs » veulent « reconstituer un village africain en plein Paris ». Il ajoute sans ambages « Ce sont principalement des Maliens et des Ivoiriens. Ces gens-là tuent des gens chez eux mais ils nous donnent des leçons ». Le faux Philippe de Villiers s’interroge s’il ne pouvait pas tout de même prendre la défense des parents d’élèves. Le préfet le stoppe. « Il faut savoir, dit-il, que les parents d’élèves tous sont membres de la FCPE qui est entre les mains du Conseil général qui est communiste ici. Et si vous communiquez en disant « les pauvres parents d’élèves, les pauvres enfants », bon oui, mais vous faîtes le jeu de la FCPE et donc des communistes ». Ses propos ont fait le tour des radios et des média. Interrogé sur la réalité de ceux-ci le préfet Tomasini confirmait et assumait. Je me souviens avoir écrit aussitôt au premier ministre de l’époque pour lui demander de révoquer le préfet qui tenait des propos qui sentaient le racisme et qu’il avait une position politique partisane absolument contradictoire avec son « devoir de réserve » et de neutralité.

Le préfet du Val-de-Marne est toujours en place à ce jour… Et vous allez voir qu’il sera nommé préfet de région un de ces quatre….

Second exemple. Un français, député européen, François Zimeray, a mené, et ceci durant plusieurs années, une véritable campagne combinée à des actes « violemment anti-palestiniens » au Parlement européen. Au point que son parti (le Parti socialiste) ne l’a pas représente, pour ces motifs précis, aux élections suivantes. Il a continué néanmoins son action dans le même sens avec des moyens conséquents d’origine « non contrôlée », si l’on peut dire. Et voilà que tout récemment ce monsieur vient d’être nommé en Conseil des ministres, tenez-vous bien, « Ambassadeur des droits de l’homme ». Il aurait pu et du se taire à partir de là . Mais, non ! Devant la décision de le nommer à ce poste, et compte tenu de son profil, des voix se font entendre. Et Zimeray, cette fois ayant rang d’ambassadeur, répond de manière publique qu’il maintient ses positions antérieures qualifiables, encore une fois, « d’anti-palestiniennes extrêmes ». A peine est-il nommé qu’il déroge à son « devoir de réserve », et cela une semaine tout juste avant que n’éclate « l’affaire Guigue ». Est-il pour autant sanctionné ? Aucunement.

Il est toujours ambassadeur des droits de l’homme…

Un préfet, un ambassadeur. Le niveau hiérarchique ne fait pas de doute. Ils sont tenus formellement au « droit de réserve ».

Et pourtant, dans ces deux cas, aucune sanction d’aucune sorte n’est venue, ni du ministère de l’Intérieur ni de celui des Affaires étrangères.

4. Il ne fait pas de doute, en comparant les situations évoquées, que le « devoir de réserve » n’est donc pas seulement un concept « légal ».

Il est avant tout, la preuve en est donnée ici, sous emprise de la politique.

D’un côté on inflige une lourde sanction à un sous-préfet qui a défendu le droit international et son application et, de l’autre, on ne fait et on ne dit rien contre deux hauts fonctionnaires tenant des propos sortant totalement de ce que l’Etat est en droit d’attendre d’eux.

En vérité Guigue est avant tout frappé par une sanction politique.

Cette sanction politique reflète gravement tout à la fois la dérive proaméricaine de la politique extérieure de la France et le fait que le lobby pro-israélien français y trouve des espaces nouveaux pour sévir à la manière du lobby de même nature qui existe aux USA. Un livre de deux courageux professeurs américains détaille cette question dans « Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine » (3). " C’est pourquoi le sous-préfet Bruno Guigue est aujourd’hui frappé par une décision discrétionnaire teintée de droit mais qui est en réalité principalement politique. C’est pourquoi notre solidarité lui est acquise ainsi que notre estime.

Amis, tout cela se passe en France aujourd’hui. Mais dans cette même France de 2008, il y tout a des voix nombreuses en faveur de la paix au Proche-Orient ainsi que des personnes suffisamment lucides quant au motif réel de la sanction qui frappe le sous-préfet. Qu’elles s’unissent pour protester vivement contre ce « deux poids, deux mesures » qui est à l’oeuvre dans cette affaire comparée à d’autres de même nature.

Mais il faut noter, pour en tirer toutes les conséquences sérieuses, que cette fois ce « deux poids, deux mesures », c’est en France qu’il se produit… On ne peut laisser faire ! C’est une question qui provoque le présent mais qui convoque aussi l’avenir…

Jean-Claude Lefort Député honoraire Ivry, le 29 mars 2008

(1) « Point de vue » du 27 février publié dans « Le Monde » et signé notamment par Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Claude Lanzeman, Elie Wiesel, Pierre-André Taguieff, Frédéric Encel…

(2) « Aux origines du conflit israélo-arabe » en 1998 et « Proche-Orient : la guerre des mots » en 2005, tous deux chez « L’Harmattan »

(3) « Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine » de John J. Mearsheimer et Stephen Walt. Editions « La Découverte » 2007.

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