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L’impensé du travail. Un entretien avec Pierre Cours-Salies et Michel Husson, par Michel Vakaloulis.







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[Une définition restrictive de la classe ouvrière consiste à l’identifier au seul travail industriel, notamment manuel. Étant donné que la part de ce travail stricto sensu diminue, on tire hâtivement la conclusion que la classe ouvrière est en train de disparaître. La montée des services, en particulier « immatériels », constitue une nouvelle occasion pour recycler le même fond argumentaire en prédisant la déperdition du travail ouvrier, sinon le dépassement du salariat par l’avènement du « travail cognitif ». Le rapport de service contribue à rendre invisible le travail ouvrier, à l’instar de l’achat de livres ou de CD sur l’Internet qui fait oublier l’activité besogneuse des manutentionnaires qui préparent l’acheminement de la commande vers le client virtuel. Il n’empêche que le changement de contenu des travaux concrets laisse intact la nature capitaliste du rapport social de production lui-même. M.H.]




Hussonet, mars 2007.


A partir de votre expérience professionnelle de recherche, notamment en économie et en sociologie, quelle est la grille de lecture du rapport social de travail aujourd’hui ?

Michel Husson - Les politiques libérales s’efforcent d’imposer une représentation du travail articulée autour de deux schémas. D’abord, une opposition entre insiders (inclus) et outsiders (exclus). Les premiers seraient crispés sur leurs acquis et auraient tendance à 
reporter sur les autres les effets de la crise, dont le chômage. Leur résistance égoïste au changement constituerait un des principaux obstacles à la relance de l’emploi.

Le deuxième schéma renvoie à une conception étagée de la stratification sociale où l’on trouve les exclus destinés à l’assistanat, le salariat moyen, puis une couche salariée high tech, directement associée aux intérêts de modernisation des entreprises. On voit typiquement la
concrétisation de cette logique sur la question des retraites. Il y aura le minimum vieillesse en bas comme mesure de filet de sécurité, le régime par répartition générale qu’il s’agit de « geler » ou d’empêcher de progresser même si le nombre des retraités augmente, et pour la couche privilégiée, la possibilité de bénéficier d’un dispositif de retraites par capitalisation. Le même triptyque s’applique à la question de la santé : couverture médicale universelle pour les bas de l’échelle, régime standard de la Sécurité sociale dont il faut contenir l’expansion et contrôler les dépenses, champ ouvert aux assurances privées.

Le but des politiques libérales est de revenir sur ce qui est considéré comme « rigidité », à l’instar du CDI qui devient une cible de prédilection. Ces politiques procèdent selon une stratégie d’encerclement qui consiste à utiliser des populations qui sont les vecteurs de nouveaux contrats de travail dégradés afin de vaincre les résistances rencontrées. On est ici face à un conflit d’interprétation de la situation qui repose sur le paradoxe suivant : la précarisation monte en puissance alors que le CDI ne recule que très faiblement. En fait, si l’on enlève les temps partiels, il représente toujours plus de deux tiers du salariat. Pour les forces progressistes, un des enjeux de la confrontation est de réunifier le salariat en montrant que cette procédure de « grignotage » vise l’intégralité du monde du travail.

Pierre Cours-Salies - Je trouve intéressante la façon dont Michel Husson décrit le processus de différenciation des protections sociales. Pour ma part, j’insisterai sur deux remarques. La première concerne la pertinence analytique de remplacer la notion piégée d’exclu par celle de surnuméraire. Ce terme d’inspiration marxienne renvoie au fait qu’une partie de la société est en surnombre par rapport aux besoins d’accumulation du capital. Cette partie de la population qui se vit, souvent dans la résignation, comme une couche subalterne en s’accrochant au louage de main-d’oeuvre pèse de tout son poids sur les salariés stables.

La deuxième remarque concerne la difficulté de penser le rapport social de travail dans ses configurations actuelles. Plusieurs sociologues et spécialistes de sciences humaines s’emploient à étudier la diversification du salariat sans l’intégrer dans une vision d’ensemble renvoyant à la précarisation générale de la société. Or, on ne saurait voir cette précarisation en faisant l’impasse sur les bas de l’échelle dont les assises se sont considérablement élargies en raison de la crise. Le rapport à l’emploi dégradé est vécu de manière naturalisée parce qu’on ne sait plus comment se poser la question de l’organisation sociale du travail.

Nous vivons sans doute encore, pour l’essentiel, dans le cadre décrit par Pierre Naville dans les années 1960, à un moment où les idéologues patronaux eux-mêmes discutaient d’une semaine de trente ou de trente-cinq heures, au vu des gains de productivité et du plein emploi relatif. D’après ses analyses, il y aura dans l’espace socio-économique marqué par le début de l’informatisation soit une socialisation alternative des moyens de production, ce qui implique une diminution du temps de travail et du poids du rapport social capitaliste de travail, soit une augmentation considérable des travailleurs jugés faiblement qualifiés, « interchangeables ».


Quels sont les traits marquants de la période actuelle qui condensent le changement du capitalisme d’entreprise par rapport à la période précédente ?

Michel Husson - Le tournant, c’est la montée du chômage de masse. La baisse du taux de profit est à l’origine de la crise capitaliste qui se manifeste à partir du milieu des années 1970. Le capitalisme ressortira de cette crise en prenant appui sur la montée du chômage qu’elle avait entraînée. La constitution d’une « armée industrielle de réserve » (Karl Marx) a permis de bouleverser dans la plupart des pays développés au début des années 1980 ce que l’on pourrait appeler la norme salariale. Le chômage augmente considérablement mais aussi change qualitativement. Il n’est plus « frictionnel » ou conjoncturel mais s’installe durablement dans le paysage économique. C’est un levier permanent qui renforce structurellement le pouvoir patronal. Dès lors, on observe un décrochage des salaires dans la répartition des revenus. Selon l’analyse économique dominante, l’objectif du plein emploi n’est plus en réalité un objectif légitime. Il y aurait même un taux de chômage d’équilibre au dessous duquel on ne peut pas descendre, sous peine de modifier la répartition des revenus
favorable au capital.

L’autre trait majeur de la période est l’avènement de la mondialisation au sens large du terme : la libération de la capacité du capital à circuler, et partant, à mettre potentiellement en concurrence les salariés à l’échelle mondiale. A la différence de la période impérialiste classique qui reposait sur une juxtaposition des lieux de production mis en concurrence par le commerce mondial, c’est la production elle-même qui est mondialisée. Les firmes globalisées pèrent par-dessus les frontières nationales. La cartographie du capital ne recouvre plus celle des pays. La finance joue un rôle extrêmement important dans la nouvelle configuration en tant que facilitateur de la circulation des capitaux. Tous les obstacles qui empêchaient cette circulation ont été progressivement levés. La mise en concurrence se manifeste de multiples manières. Le cas des délocalisations est emblématique. Le chantage fait à cette occasion aux travailleurs est un élément décisif de la dégradation du rapport de forces.

De ce point de vue, un des traits les plus marquants du capitalisme actuel est le rétablissement et le maintien à un niveau élevé du taux de profit. Paradoxalement, le taux d’accumulation n’est pas pour autant tiré vers le haut par ce rétablissement de la profitabilité.

C’est le point faible de ce système terriblement inégalitaire. Concrètement, un des « mystères » de l’économie européenne est le fait qu’elle réussit pour l’instant à gérer globalement le problème de la réalisation de la valeur malgré le blocage des salaires.

La disjonction entre le salaire comme coût et le salaire comme débouché contraste avec la période du « compromis fordiste » (1945-1975) où la demande salariale était le ressort de l’accumulation capitaliste. Dans un contexte où le marché intérieur est comprimé, on s’aperçoit que la mondialisation permet de réguler cette contradiction par le recours à des débouchés extérieurs.


Comment ces évolutions impactent-elles la condition sociale du salariat ?

Pierre Cours-Salies - Il y a un point que l’on a tendance à oublier et qui structure largement la manière des salariés de se comporter. Dans les discours, on a beaucoup de mal à se rendre compte qu’il n’y a jamais eu aussi peu d’entrepreneurs. Bien entendu, on fait croire à un million et demi de personnes qu’ils sont de entrepreneurs, certains finissent même par se vivre comme tels. Or, la majorité d’entre eux ne sont pas des entrepreneurs au sens strict du terme. Ce sont des gens qui sont chargés d’extraire le maximum de plus-value sur leur façon de gérer l’entreprise. Ils sont parfois des anciens directeurs de services qui n’ont pas pu le rester ou des salariés qui auraient pu devenir dirigeants mais qui n’y arrivaient pas.

Dans la stratégie des grandes entreprises, l’utilisation de la sous-traitance en cascade est un phénomène qui accompagne la montée du chômage à partir des années 1970. C’est désormais le phénomène mondial dominant. Pour prendre l’exemple du secteur de la grande commercialisation, cinq entreprises représentant environ 80 % de cette activité au niveau mondial ont sous leur coupe des millions de sous-traitants qui ne sont pas salariés directs de ces entreprises. Tant que n’apparaissent pas des revendications communes à l’ensemble des salariés, chacun d’entre eux discute de son salaire avec son employeur dans le cadre de son entreprise, ou au mieux, dans certains regroupements de sous-branches. Ce phénomène d’intégration globale est d’une extrême opacité et brouille les identifications de classes. La masse des travailleurs disent craindre les effets de la mondialisation dont ils ne maîtrisent pas les tenants et les aboutissants. Ils ont pourtant les mêmes employeurs, par dérivation ou par proximité, aux quatre coins du monde.

Michel Husson - Le processus de salarisation en sous-traitance est une manière de déconstruire la classe ouvrière. D’autant plus que les restructurations des appareils productifs et les licenciements ont frappé de plein fouet les « bastions » industriels alors que la création de nouveaux postes de travail concerne principalement les emplois féminins de services. La déstructuration de l’implantation traditionnelle du syndicalisme est une des conséquences de ce bouleversement qui s’apparente pendant cette période de crise à un simple transfert arithmétique d’un secteur à l’autre.

Un dernier élément qui pèse beaucoup dans l’argumentation du discours dominant est la perception des PME comme réservoir d’emplois que les politiques économiques devraient préserver et encourager. Or, cette perception ne correspond plus à la réalité dans la mesure où une importante partie de ces PME sont insérées dans un grand groupe ou en dépendent directement. Par exemple, si l’on fournit des avantages aux petites entreprises sous forme d’allégements de cotisations, le donneur d’ordre réagira immédiatement en exigeant de ses fournisseurs une baisse de prix équivalente. Toute mesure ciblée sur les PME sous prétexte que ce sont elles qui créent l’emploi risque d’être récupérée in fine par la grande entreprise. Il est alors très difficile pour les salariés de ces entreprises de remonter la pente et de construire des revendications communes avec ceux des grands groupes. Les référents communs font défaut. La forme juridique devient le moyen de séparer les salariés entre eux.


Que reste-t-il aujourd’hui du rôle historique de la classe ouvrière dans les rapports sociaux de production remaniés par la mondialisation ?

Pierre Cours-Salies - La hantise des possédants et des gouvernants est de ne pas laisser apparaître ce rôle. On pourrait lire la présence de la classe ouvrière dans tous les efforts déployés pour construire des politiques sociales et des politiques d’intervention diversifiées susceptibles de traiter au cas par cas certaines situations. Pourquoi ce rôle apparaissait-il central durant la période fordiste ? Parce que les forces systémiques avaient fait le pari, au moins momentanément, du catéchisme keynésien qui consistait à « intégrer » la classe subalterne en facilitant son accès à une relative prospérité. Comme l’enjeu aujourd’hui n’est plus de préserver une telle prospérité, il ne faut surtout pas que la classe ouvrière apparaisse autrement qu’à travers des incompétences et des handicaps de toutes sortes. Il n’existe guère de projet de dialogue avec la classe ouvrière. Du coup, c’est la dénégation. De ce point de vue, il est utile de revenir sur les analyses de Marx dans Le Capital qui explique les contretendances à la baisse du taux de profit : ce sont les diverses politiques de morcellement de la classe ouvrière voulues par la bourgeoisie en vue d’extraire la plus-value de la manière la plus commode, c’est-à -dire sans affrontement.

En réalité, la classe ouvrière est plus massive que jamais. Je m’amuse à dire la chose suivante à propos des firmes à haute valeur ajoutée : si les entreprises de nettoyage qui sont des sous-traitants invisibles qui travaillent le matin et le soir dans leurs locaux cessent de remplir leurs tâches, les firmes en question ne pourront pas fonctionner au bout de trois jours à cause des nuisances qui existent dans les bureaux et les salles blanches. Le jour où la masse des salariés assimilés à de la main-d’oeuvre interchangeable s’arrêtent de travailler, il n’y a plus de haute valeur ajoutée. Dans les faits, rien ne fonctionne sans les subalternes.

Cette constatation est ancienne, mais comme le débat n’a pas eu lieu là -dessus depuis longtemps, elle apparaît comme une nouveauté. Comme l’a montré Adorno, il s’agit d’une forme spécifique de la domination du capital où le produit doit apparaître pur, sans porter les traces du travail afin de faire oublier sa provenance. C’est le versant qui vient compléter le fétichisme de la marchandise. Adorno en conclut que la misère est produite pour stabiliser la société alors que l’on croit qu’elle va la déstabiliser.

Michel Husson - Une définition restrictive de la classe ouvrière consiste à l’identifier au seul travail industriel, notamment manuel. Étant donné que la part de ce travail stricto sensu diminue, on tire hâtivement la conclusion que la classe ouvrière est en train de disparaître. La montée des services, en particulier « immatériels », constitue une nouvelle occasion pour recycler le même fond argumentaire en prédisant la déperdition du travail ouvrier, sinon le dépassement du salariat par l’avènement du « travail cognitif ». Le rapport de service contribue à rendre invisible le travail ouvrier, à l’instar de l’achat de livres ou de CD sur l’Internet qui fait oublier l’activité besogneuse des manutentionnaires qui préparent l’acheminement de la commande vers le client virtuel. Il n’empêche que le changement de contenu des travaux concrets laisse intact la nature capitaliste du rapport social de production lui-même.


Comment se situent les couches moyennes dans cette évolution ?

Pierre Cours-Salies - De nombreuses fractions de ce qu’on appelle à tort classe moyenne constatent qu’elles ne peuvent pas se réaliser dans cette société comme elles l’auraient souhaité du point de vue humain, culturel et individuel. Le système social absorbe énormément d’énergie et de capacités créatrices dans la production sans conférer aux salariés la reconnaissance sociale afférente. En l’absence d’un collectif de travailleurs solidement constitué, ces derniers vivent la dénégation de leur activité comme une mise en concurrence non pas tant avec les autres, mais d’abord avec eux-mêmes. L’individu se trouve ainsi insécurisé parce qu’il est sans arrêt interpellé à renouveler ses compétences et à mobiliser ses capacités. Dans ces conditions, une grande partie de ceux qui font un travail intellectualisé en souffrent parce qu’ils sont en train de se demander s’ils ne vont pas échouer. Loin d’être un bonheur, à instar de la description édulcorée qu’en fait une certaine sociologie, l’intellectualisation du travail est pour eux source de souffrance. La forme actuelle du travail capitaliste individualisé est contradictoire avec la mise en mouvement des capacités créatrices humaines.

Michel Husson - Pour continuer dans la même veine, il me semble qu’autrefois les ingénieurs pouvaient être détenteurs d’un statut propre que leur garantissait une place déterminée dans l’organisation du travail. Ils sont maintenant potentiellement interchangeables. Sur le plan des représentations collectives, on passe d’une sorte d’aristocratie de la compétence à l’idée d’un salarié jetable au même titre que les autres, malgré le degré de qualification très élevé. Un autre phénomène significatif est le choc entre les aspirations des ingénieurs à un savoir technique et leur utilisation en tant que commerciaux qui remet en cause leurs compétences et leurs investissements professionnels.
Cela aboutit à une distanciation identitaire par rapport à l’image sociale du technicien et du scientifique.


L’impact contradictoire de l’intellectualisation du travail et de la nonreconnaissance des compétences par les directions d’entreprise rend-il plus facile l’alliance de classe entre le salariat populaire et les couches salariées moyennes ?

Pierre Cours-Salies - Il existe des éléments de réponse empiriques. Quand la grande majorité de la population soutient toutes les luttes sociales menées en France depuis 1995, nous avons affaire à un bloc social possible avec des objectifs communs potentiellement extensibles. Cela consiste à exprimer une forme de solidarité sur le sens des luttes qui sont menées contre le libéralisme. Par-delà leur diversité, les gens refusent de subir la dérive libérale qu’ils ressentent comme une redoutable remise en ordre hiérarchisé de la société.

Autant dire que la dialectique négative existe. Comment peut-on la transformer ? Soit on verse dans le catastrophisme dont on voit mal l’issue, soit on constate que ce qui se produit sous nos yeux est la radicalisation de la question démocratique. La confrontation porte sur la sécurisation du travail, le niveau de vie général et le temps de travail que l’on doit garantir ou fixer compte tenu des richesses existantes. Mais pour rendre audible cette exigence du grand nombre, il faut que le rapport de forces puisse créditer le droit des dominés à une telle prise de parole.


Quel est l’impact de la crise sur le travail des femmes ?

Michel Husson - Au début des années 1980, la grande question était de savoir si les politiques libérales allaient influer sur l’activité des femmes. Le bilan que l’on peut dresser aujourd’hui est mitigé. Si la féminisation de l’emploi n’a cessé de progresser, on observe parallèlement une montée des temps partiels, notamment dans les secteurs où les femmes sont entrées massivement. Certes, deux femmes actives sur trois ne travaillent pas à temps partiel.
Toutefois, l’accroissement de ce mode de gestion de l’emploi concerne principalement les femmes.

Pierre Cours-Salies - Il faut rappeler que les femmes représentent 70 % des salariés de PME ainsi que 80 % des salariés pauvres. Il y a plus de femmes diplômées en France que d’hommes, mais elles forment 52 % des chômeurs et 79 % des bas salaires. Ces chiffres sont révélateurs des rapports de domination dans la division sexuelle du travail. Cela ne tient pas uniquement aux conditions d’exploitation propres du capitalisme, mais aussi au fait que ce dernier utilise des discriminations préalables qui sont acceptées par la société. Le racisme et le sexisme se mélangent dans une série de situations de travail.

A l’heure actuelle, il existe une masse de couches subalternes dans les secteurs les plus urbanisés qui sont d’origine étrangère. Par exemple, 40 % de la population de Saint-Denis ont des noms à consonance non européenne. C’est le cas aussi d’une vingtaine d’autres départements pour lesquels ce phénomène est décisif. En revanche, il y a vingt-cinq départements où le pourcentage des immigrés se situe autour de 4-5 % de la population. Le territoire des grandes agglomérations urbaines est loin d’être uniforme. Cette situation est tout à fait marquante vis-à -vis des femmes parce que c’est précisément dans les territoires à forte concentration d’immigration que subsistent les réservoirs d’emplois. C’est pareil pour les ouvriers. La majorité d’entre eux qui sont payés au SMIC ne travaillent pas dans les grandes entreprises mais dans des PME sous-traitantes. Ils sont souvent des travailleurs semi ruraux employés dans des petites villes.

L’autre aspect qui pèse sur la condition des femmes concerne les préjugés sexistes au travail. On ne saurait combattre ces préjugés que politiquement, avec un mouvement féministe dont les thèmes seraient repris par les forces politiques. Si une formation partisane veut remplacer les rapports actuels de travail par des rapports socialisés, économes en énergie humaine, démocratiques et respectueux de l’environnement, cela présuppose d’opérer d’importants changements sociaux. Par exemple, les services à la petite enfance devraient être considérés comme prioritaires pour permettre à des jeunes mères d’accéder à l’emploi et d’exercer des activités diverses.

Un autre élément qu’il faut absolument combattre, c’est le fait que la modernisation dans le secteur des services s’est construite dans le déni de la technicité et de la professionnalité des femmes. Il en résulte que les femmes sont sous-payées dans les endroits où elles sont les plus nombreuses. L’existence d’emplois féminins payés au rabais qui ne s’accompagnent pas d’équipements sociaux suffisants est une évolution qui fragilise le salariat dans son ensemble. Tout en sachant que le niveau d’équipement collectif est bien plus important en France en comparaison aux autres pays européens. Pour changer la société, il est nécessaire d’attaquer la dévalorisation sexiste du travail féminin. Il ne suffit pas de changer la répartition des revenus ou de rendre le pouvoir de décision plus participatif, il faut changer les rapports sociaux eux-mêmes. On ne peut pas séparer les problèmes de l’emploi féminin de la question du rapport sous-traitant/donneur d’ordres et des droits généraux pour l’ensemble des salariés.


Malgré la précarisation de l’emploi, le CDI reste la norme salariale pour la grande majorité des travailleurs. En revanche, l’entrée des jeunes dans le marché de l’emploi se fait principalement par le biais des CDD. Peut-on parler à cette occasion d’une fracture générationnelle au sein du salariat ?

Michel Husson - Il existe incontestablement une dimension générationnelle. Les trajectoires professionnelles des jeunes sont aujourd’hui inférieures à celles de leurs parents. Cette inversion est le résultat mécanique du passage d’une période caractérisée par la progression des salaires et des carrières professionnelles à une période marquée par la dégradation de la condition salariale. A l’instar de la dichotomie insiders/outsiders, il y a maintenant la tentation de faire jouer le thème de la fracture intergénérationnelle.

Ainsi, on remarque sur le plan journalistique la dénonciation de la génération de 68 qui s’en sortirait par le haut alors que les générations suivantes seraient placées devant l’obligation de payer les pots cassés. Le même motif argumentaire a été employé pour justifier la réforme des retraites en 2003 : le contrat intergénérationnel serait rompu parce que les jeunes actifs refuseraient de continuer à payer les retraites de leurs prédécesseurs. On retrouve également le même raisonnement sur le thème de la dette publique qui serait une dette que « nous laissons à nos enfants » alors qu’en réalité nous payons des intérêts à des rentiers qui sont nos contemporains.

Néanmoins, ces tentatives de division et de diversion se contredisent par des transferts intergénérationnels, notamment par le biais de la solidarité familiale entre parents et enfants. Comme le montre l’expérience de la lutte anti-CPE, les mouvements sociaux sont aussi des vecteurs de construction de solidarités entre les générations qui font ressortir des convergences objectives entre les différents segments du salariat.


Quelle stratégie de recomposition du salariat mettre en avant contre la tendance à l’éclatement ?

Pierre Cours-Salies - La revendication d’une sécurité sociale professionnelle telle qu’elle est mise en avant par la CGT peut constituer un élément de transversalité dans cette direction. L’une des conséquences de la montée du libéralisme est que le droit à la jeunesse comme un droit général pour tous les jeunes ne peut plus être reconnu. Le débat sur l’apprentissage dès l’âge de quatorze ans est symptomatique de cette remise en cause qui dévalorise une partie de la jeunesse : « Ils sont au moins capables de faire un boulot manuel, toute l’espèce humaine n’est pas identique ». C’est faire ancrer l’idée que ce droit est désuet afin de resserrer l’étau de la crainte permanente. Or, on ne se rend pas suffisamment compte que le droit à la jeunesse est le résultat de la lutte de classes dans les conditions de quasi plein emploi de l’après guerre. Auparavant, il n’existait que pour les enfants de la bourgeoisie.

Le deuxième élément transversal renvoie à l’idée de la formation durant toute la vie. C’est une revendication à construire comme un droit et non pas comme un contrat négocié avec le patronat, de même qu’il existe un droit à l’éducation obligatoire jusqu’à un certain âge. Mais on ne peut pas défendre un tel droit si l’on accepte que le prix de la force de travail soit aligné sur son étiage actuel.


Le syndicalisme constitue-t-il un facteur de recomposition des solidarités au sein du salariat ?

Pierre Cours-Salies - Le simple fait de parvenir à constituer un syndicat CGT du commerce parisien ou de faire exister des syndicats de chauffeurs routiers est un élément non négligeable de reconstruction des solidarités de classes. Il suffit de voir quand une lutte a lieu dans tel endroit comment elle est reconnue comme légitime par l’opinion publique. Il faut entendre par ce dernier terme le jugement politique et moral qui est porté par la population. Je ne considère pas les syndicats comme des superstructures institutionnalisées qui négocient avec les pouvoirs publics ou le patronat mais, avant tout, comme une des formes d’unification tendancielle du salariat.

Ce n’est pas un hasard si la CGT, malgré son affaiblissement et ses controverses internes que tout le monde connaît par ailleurs, a su ouvrir à l’occasion de son dernier congrès à Lille en 2006 la discussion sur la sécurité sociale professionnelle. C’est un élément unificateur de l’ensemble des couches du salariat qui s’inscrit contre le cloisonnement des individus dans les particularismes de chaque entreprise.

Par ailleurs, ce qui pèse sur le mouvement syndical, c’est le fait qu’il n’exprime pas des exigences assez fortes en supposant que les salariés se désintéresseraient des revendications d’ordre général. Ces derniers sont tentés alors de projeter sur les syndicats l’image de gestionnaires qui s’occupent des problèmes au quotidien, sans emprise sur les questions fondamentales. Le malentendu se parfait ainsi de part et d’autre. Or, comme le signalait le social-démocrate Peter Glotz, les syndicats doivent poser des problèmes politiques en réfléchissant sur la manière dont les progrès techniques peuvent servir à créer une nouvelle forme de prospérité et de socialisation. Sinon, disait-il, on se dirige directement vers la société des deux tiers : un tiers exploite, fait peur au deuxième tiers tout en excluant le troisième tiers.

Construire une solidarité consiste à poser ces problèmes en s’efforçant de traduire les exigences sociales sous forme de droits.


Comment articuler dans une perspective politique progressiste les mesures en faveur de l’urgence sociale avec les mesures structurelles de relance de l’emploi et d’augmentation des salaires ?

Michel Husson - Certaines mesures d’urgence peuvent sans doute donner l’impression de colmater les brèches. Mais la vraie difficulté est de passer des luttes défensives à des luttes susceptibles de faire monter des aspirations en positif et réellement unifiantes. Ce travail ne se fait pas linéairement mais par entrechoc. D’où la nécessité de se démarquer des politiques social-libérales. La prime pour l’emploi est un exemple type de ce qu’il ne faudrait pas faire. Si elle suppose l’augmentation du pouvoir d’achat des bas salaires, elle revient à accepter l’idée phare du patronat qui prétend ne pas pouvoir employer certaines catégories non qualifiées qu’à la condition expresse de les sous-payer. Selon cette logique, si le prix d’équilibre est au-dessous d’un minimum décent, l’État devrait compléter l’écart. C’est une véritable « trappe à bas salaires ». Le même effet pervers se vérifie avec l’allocation logement qui entretient un niveau élevé de loyers. Il s’agit de bricoler des mesures correctives au lieu de mettre en place des droits effectivement universels.

Pierre Cours-Salies - Le fait d’adopter des politiques spécifiques d’urgence sur diverses situations peut paraître comme une cacophonie. Mais la mise en série de telles mesures conduit à l’enfermement des bas de l’échelle dans leurs « spécificités » déclinées à l’infini. Le but est de montrer qu’il y a une telle diversité de situations de fragilité, de misère, d’handicaps, de limites chez les individus qui oblige naturellement à multiplier les dispositifs de ce genre.

J’insiste sur un dernier point. A l’interface de ceux qui sont relativement stables et des autres, il y a une catégorie spéciale de salariés, les travailleurs sociaux. Dans certaines sociétés, ces derniers sont une mine d’activité politique. Par exemple, l’essentiel de la base du Parti du travail au Brésil sont des travailleurs sociaux parce que les questions qu’ils avaient à traiter quotidiennement ont été politisées. En France, il existe potentiellement plus d’un million de personnes qui pourraient participer à une organisation ou à une coordination de masse pour la transformation sociale. Les travailleurs sociaux sont effectivement un point de réfraction de l’irrationalité du système qui finit par enfermer les individus dans un maquis de diverses politiques d’urgence. C’est un champ d’intervention stratégique qu’il faudrait investir.


Dans quelle mesure une politique progressiste de relance de l’emploi et de lutte contre la précarité est-elle possible dans un seul pays ?

Michel Husson - Un des axes fondamentaux d’une politique économique progressiste est de remettre au centre de l’agenda politique le problème du partage des revenus entre salaires et profits. J’ajouterais l’idée d’indexer tous les minima sociaux sur le SMIC dans le cadre d’une revalorisation générale. En fait, les arguments qui définissent le SMIC comme revenu décent lié au travail valent pour les minima sociaux qui sont supposés aussi contribuer à obtenir un revenu décent. Pourquoi l’adoption de telles mesures ne serait-elle pas possible dans notre pays ? Le principal contre-argument est l’atteinte à la compétitivité étant donné que nous vivons dans une économie ouverte. Il faut pourtant observer que les salaires ne pèsent sur la compétitivité que si l’on prend pour acquis que les revenus financiers ou la distribution des dividendes restent au même niveau qu’auparavant. Augmenter les salaires entraîne des effets négatifs sur la compétitivité seulement si l’on considère comme intangible la quote-part des profits et des revenus financiers dans les richesses créées.

Le deuxième étage de l’argument libéral consiste à dire que si l’on touche aux marges bénéficiaires des actionnaires le marché répliquera par une fuite de capitaux en dehors de
l’espace national concerné. On peut pourtant prendre le contre-pied de l’argument. Par exemple, l’Allemagne a bloqué les salaires, mais d’une certaine manière, les capitaux fuient le pays parce que son marché intérieur est plat. Si l’on relance le marché intérieur français, les capitaux ne vont pas fuir ce marché porteur. Ce qui détermine l’investissement, c’est la demande effective.

En revanche, il est certain que les possédants n’accepteront pas sans coup férir l’augmentation des salaires, et partant, la diminution de leurs revenus. Il y aura forcément des mesures de rétorsion qui ne sont pas des phénomènes strictement économiques mais qui s’inscrivent dans une logique de confrontation politique durable et multilatérale.

Les mesures de contrôle des capitaux nécessaires pour neutraliser ces formes de sabotage doivent s’appuyer sur une double légitimité : d’une part, la mobilisation sociale en faveur des mesures, prises immédiatement, qui méritent d’être défendues dans la mesure où elles changent la vie des gens ; et, d’autre part, la perspective d’une autre Europe, fondée sur l’extension de ces mesures à l’ensemble du continent.

Entretien réalisé et restitué par Michel Vakaloulis


 Source : Hussonet http://hussonet.free.fr




Non, monsieur Sarkozy, ce n’est pas le travail mais le capital qui coûte cher ! par Jean-Jacques Chavigné.






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Gabriel Péri : homme politique, député et journaliste
Bernard GENSANE
Mais c’est vrai que des morts Font sur terre un silence Plus fort que le sommeil (Eugène Guillevic, 1947). Gabriel Péri fut de ces martyrs qui nourrirent l’inspiration des meilleurs poètes : Pierre Emmanuel, Nazim Hikmet, ou encore Paul Eluard : Péri est mort pour ce qui nous fait vivre Tutoyons-le sa poitrine est trouée Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux Tutoyons-nous son espoir est vivant. Et puis, il y eu, bien sûr, l’immortel « La rose et le réséda » (…)
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"Je ne sais pas."

Secrétaire d’Etat des Etats-Unis Colin Powell.
Interrogé pour savoir s’il aurait été favorable à une invasion de l’Irak
en sachant de ce dernier ne possédait pas d’armes de destruction massive.

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