POS, 8 mars 2007.
Cet hiver, les services publics se trouvent au sommet de l’agenda des mouvements sociaux européens. Depuis les années Reagan-Thatcher, il y a eu des mobilisations contre la privatisation et la dérégulation des services publics. Le capital a accentué ses efforts de mondialisation, privatisation et dérégulation dans le cadre de l’Accord Général sur le Commerce et les Services (AGCS-GATS) et plus près de nous de l’Union européenne (ex-directive Bolkestein). Ces luttes sont restées limitées à la défensive. Surtout en Europe, les mouvements sociaux et syndicaux ressentent comme un handicap sérieux de jouer la partie de football devant leur propre goal : il est temps de lancer une contre-attaque et de projeter le jeu dans l’autre moitié de terrain. Une offensive s’impose pour la construction de services publics en tant que pièce essentielle du modèle social européen.
L’Europe ne rend pas service
J’essaierai de faire un tour des secteurs pour indiquer rapidement quelques points clés de l’offensive patronale et les critiquer. Ensuite les tentatives européennes de réaction seront passées en revue.
Bolkestein
Le débat concernant la directive Bolkestein connaît son épilogue. Le Conseil européen a plus ou moins repris les amendements acceptés par le Parlement en première lecture. Ces amendements réduisent considérablement le terrain d’application de la directive : les services de santé publique, les mutuelles, les émissions radio et télé, les jeux de hasard, les professions relevant de la force publique, les services de sécurité, le logement social, le travail par intérim et d’autres en sont exclus. Plus important : le droit du travail échappe également à la directive "nouvelle mouture" : elle devient ainsi compatible avec les normes de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Le respect du droit privé international est repris dans la nouvelle mouture : il manquait dans la version originale !
Et le fameux principe du pays d’origine, illustré par l’exemple du plombier polonais ? Le principe est "relégué à la poubelle de l’histoire !" comme le clamait M. Strauss-Kahn (PS- France) de concert avec Chirac et Villepin. En lieu et place, c’est le principe du marché intérieur qui est retenu. Il revient à chaque pays de vérifier si le travailleur sous contrat étranger qui est actif sur son marché est occupé d’une façon conforme au droit de son pays d’origine. Les inspecteurs du travail belges devront donc apprendre à maîtriser les langues de chaque Etat membre de l’Union européenne pour pouvoir étudier leurs lois sociales et leur jurisprudence, puis constater les abus en bonne et due forme. Autant dire que ce contrôle ne sera pas effectif.
Les abus seront d’autant plus nombreux que le travail des indépendants est exclu du droit social. Et la principal "truc" pour contourner les lois sociales est de conclure un contrat "commercial" avec un faux indépendant plutôt que de conclure un contrat de travail en bonne et due forme. Les critères qui peuvent être retenus par les Etats membres pour refuser le travail d’un indépendant sur leur sol sont fortement réduits. Il n’y a donc aucune raison de se réjouir à propos de la nouvelle mouture de la Directive Services.
Le 21 octobre, lors de la deuxième lecture en Commission du Marché intérieur, aucun amendement n’a été retenu. Cela indique que le Parlement va s’autocensurer. Le Parlement a effectivement évité de les plus gros dégâts et veut maintenant montrer qu’il peut constituer un partenaire responsable pour la Commission. Il est fort à parier que le 16 novembre prochain le Parlement européen votera sans plus la Directive Services dans sa nouvelle mouture.
L’UE aura alors créé artificiellement un marché du travail ouvert où les travailleurs des pays les plus pauvres de l’Union seront amené à venir travailler selon les conditions de leur pays dans les entreprises des pays riches. Les délégués devront intégrer une quatrième catégorie de travailleurs : en plus des CDI et des CDD "maison", il y a déjà les travailleurs des "régies ou sous-traitants" et enfin les intérimaires auxquels va maintenant s’ajouter en toute légalité la catégorie des travailleurs sous contrat étranger : polonais, croate, ukrainien ? Les délégués syndicaux éprouveront de grandes difficultés pour organiser et défendre ces travailleurs immigrés d’une nouvelle sorte. Le nivellement par le bas et la concurrence à mort entre travailleurs sont créés et encouragés par tous les moyens par l’Union européenne qui crée artificiellement un marché de main d’oeuvre européen avant de mettre en place un droit social européen. Le patronat jouera ainsi sur un terrain où tous les obstacles créés par les luttes sociales menées par le passé dans chaque Etat auront été supprimés.
Au niveau européen toujours, la lutte des dockers et de leurs supporters a été victorieuse. Les armateurs n’ont pas obtenu le droit de faire charger et décharger leurs navires par des travailleurs choisis arbitrairement, voir par l’équipage du navire. Le Parlement a rejeté cette proposition. C’est assez rare pour être signalé.
Chemins de fer
Dans les chemins de fer, le transport transfrontaliers est un fait depuis longtemps. Les TEE (Trans Europ Express) y pourvoyaient déjà . Aujourd’hui les Thalys et Eurostar apportent une alternative intéressante au déplacement des personnes par avion, en apportant plus de sécurité et causant une pollution radicalement moindre, aussi bien au niveau du bruit que de l’émission de CO². Ces trains roulent le plus souvent sur un site propre avec des conducteurs formés à cette tâche par la société transnationale. Il en va tout autrement pour la libéralisation du fret ferroviaire où des problèmes importants subsistent au niveau de la formation des machinistes, du cabotage (une compagnie rassemble et sépare des wagons dans différents pays), du transit etc. Les normes de sécurité élevées dans ce métier freinent jusqu’à ce jour les ardeurs des nouveaux entrepreneurs. En pratique, l’activité des entreprises privées reste marginale. Entre les opérateurs nationaux il existe des accords solides concernant le trafic transfrontalier.
Postes
La privatisation des entreprises postales et la dérégulation du marché sont en cours depuis longtemps. Elle ont été entamée sous la houlette de l’ancienne Commission Delors, à majorité social-démocrate. Cette politique néo-libérale est évidemment poursuivie par la Commission actuelle.
Cela se passait sans faire de grandes vagues jusqu’à aujourd’hui. La dérégulation ne descendait pas en dessous de la barre des 50 grammes : elle ne touchait pas les lettres ordinaires. Cela laissait une partie importante du courrier entre les mains des postes publiques tout en laissant les mains libres au firmes privées, DHL, TNT et autres. DHL a fusionné avec la Deutsche Post, TNT a fusionné avec la poste néerlandaise.
Le commissaire Mc Creevy propose désormais de "libéraliser" totalement les postes européennes, tout en reconnaissant qu’il y a un problème substantiel au niveau de la péréquation. La péréquation est le nom de la politique qui veut qu’une personne paie le même prix lorsqu’elle envoie une lettre de Hout-si-Plout à Bachten-de-Kuppe que lorsqu’elle envoie une lettre de Gand à Bruxelles, alors que les frais réels qu’elle occasionne sont trois fois plus élevés dans le premier cas. Le monopole postal en dessous des 50 gr. est perçu comme le prix normal pour assurer le service universel, c’est-à -dire assurer minimum cinq jours par semaine la collecte et la distribution du courrier sur tout le territoire national, à un prix égal et abordable pour tous. Dix entreprises postales ont signé un manifeste pour s’opposer à cette directive. Ces postes (B, F, I, L, PL, ES, Chypre, Grèce, Hongrie et Malte) desservent au total la moitié des boîtes de l’Union. Mais les intentions patronales ne sont pas toujours sincères. Il est évident que M. Thys espère soutirer un maximum d’euros à l’Etat belge ou à l’Union, ou aux deux, "pour couvrir les frais du service universel" mais qu’une partie importante du magot ira remplir les coffres de CVC Capital Partners, l’actionnaire privé de La Poste belge. D’autres directions ont signé du bout des doigts, en espérant ainsi donner le change aux organisations de gauche et syndicales nationales, avant de se mettre aux ordres. Quant à ces organisations de gauche, la situation est fort différente d’un pays à l’autre. Aussi bien en Italie qu’en France, il y a une réelle volonté dans certains syndicats et parmi les organisations d’utilisateurs de s’opposer à une telle directive. En effet, il s’agit d’une deuxième Bolkestein : la directive s’oppose nettement au bon sens et la même alliance objective est possible entre le mouvement ouvrier et des parties de la droite, originaires des régions périphériques ou très attachées à la péréquation (vente par correspondance, publipostage...). La directive Mac Creevy est contraire au bon sens.
Clairement, si la droite a nationalisé les postes partout en Europe et leur a accordé un monopole avant même qu’il n’existe des partis socialistes de masse sur le Vieux Continent, c’est qu’il y avait de bonnes raisons pour le faire. Il s’agissait entre autre de créer un maximum de cohésion pour assurer la viabilité d’un Etat bourgeois : le service postal universel est un des ingrédients de cette cohésion.
Gaz et électricité
Ce qu’on appelle la fusion d’EDF et GDF en France est en fait l’achat par Suez, groupe financier franco-belge, de la société publique Gaz de France. Comme GDF est lié à la SPE, le mini concurrent d’Electrabel (Suez), cela provoquait une situation de monopole complet en Belgique. Des manoeuvres sont en cours pour qu’un nouveau mini concurrent puisse voir le jour afin de ne pas confier l’entièreté de la fourniture de l’électricité belge à un seul monopole privé.
Dans l’UE, la tendance est au rachat des producteurs publics restants par les grands groupes producteurs d’énergie, tels E.ON ou Suez. Un rapide aperçu des incidents sur le continent nord-américain montre que ces sociétés ont comme priorité de fabriquer des dividendes et des plus-values pour leurs actionnaires (voir http://www.nerc.com et "Electricity competition falls short", New York Times 15/10/06). De catastrophiques coupures de courant en sont les conséquences. L’Europe du nord-est vient de connaître une première coupure il y a à peine un mois, la première d’une longue série causée par la mauvaise gestion privée. L’horizon de gestion d’un groupe capitaliste privé n’excède pas cinq ans : pour eux c’est le "long terme". Ce qui signifie qu’une politique d’investissements lourds, la décision de construire une centrale par exemple, qui prend dix à vingt ans entre la décision de faisabilité et la mise sur le marché des premiers KW, n’est tout simplement pas "réaliste" pour leur Conseil d’Administration. Des décisions rationnelles à ce niveau ne peuvent être que des décisions politiques : elles engagent les générations suivantes via les déchets nucléaires et/ou l’effet de serre. Via les privatisations, des décisions politiques importantes sont confiées à des groupes privés, qui délèguent à leur tour la prise de décision à leurs actionnaires de référence. Derrière Suez se profile M. Frère, qui en possède une dizaine de pourcents et y fait la pluie et le bon temps. M. Frère devient donc de facto le Ministre Fédéral de l’Energie et les pleins pouvoirs lui sont confiés. En même temps, la distribution du courant aux particuliers est privatisée en Wallonie. La péréquation est cassée : selon que vous habitez Gent ou Arlon vous paierez jusqu’à 50 euros par an plus cher pour la consommation d’un ménage ! En outre, la production d’électricité verte est devenue un "choix" de consommateur. En choisissant un "bon" fournisseur, un ménage wallon pourrait gagner 50 euros par an par rapport au prix actuel, mais il pourrait gagner 50 euros de plus en choisissant un "mauvais" fournisseur. L’année prochaine, M. Reynders nous expliquera que la Belgique n’utilise pas assez d’électricité verte car les citoyens les moins bien nantis ont "voté" en masse pour les "mauvais" fournisseurs, les moins chers. Et l’année après, les monopoles feront grimper les prix.
L’idée d’un dirigeant Ecolo de fournir par un réseau de tubes isolés de la chaleur (en forme de vapeur) aux ménages est excellente. C’est probablement la seule alternative qui puisse garantir une diminution radicale de la consommation énergétique des ménages dans les zones urbaines industrialisées. Elle a été évoquée ici il y a vingt ans, dans le cadre de la lutte contre la fermeture de Tube Meuse, qui fabriquait les tubes appropriés. La vapeur est un sous-produit de toute une série de processus industriels, des laminoirs aux centrales en passant par les usines chimiques. Il s’agit donc de co-génération. Pour que le système soit fiable, il faudra donc que les consommateurs, que le public, ait un mot à dire sur la gestion des processus de fabrication dans les grandes entreprises. Obtenir cela est difficile, mais pas impossible.
Synthèse
Je n’ai pas abordé les secteurs de l’eau, de l’enseignement, de la santé. Ce n’est évidemment pas que je pense que ces secteurs seraient moins importants, mais en espérant que je puisse y revenir bientôt.
La construction d’un graphique des privatisations des services fait apparaître un jeu de "Pack Man" où des briques arrivent à des endroits aléatoires, mais toujours dans le même sens. Ici aussi, tout va dans le même sens, mais les vitesses et la priorisation entre secteurs est différente de pays en pays en fonction des opportunités pour les capitalistes et des résistances plus ou moins fortes par pays ou par secteur, ce qui empêche généralement d’avoir une vue claire.
Le mouvement global est ancré dans la déclaration de Lisbonne, qui veut transformer l’Union européenne en l’économie la plus compétitive et la plus dynamique au monde. L’existence même de biens et de services publics est traité comme un obstacle à l’atteinte de cet objectif.
Lexique
AGCS
L’Union européenne joue, aux côtés des USA, un rôle très agressif dans ces négociations. Elle veut verrouiller un maximum de dérégulations dans les autres pays. Les négociations sont suspendues, mais la tenue des élections US va probablement débloquer la situation. En attendant les progrès des négociations multilatérales, les Etats ou groupes d’Etats les plus pressés concluent des accords bi- et trilatéraux. Un accord global UE-US pourrait être en cours de négociation. Les négociateurs européens sont guidés par un document intitulé "Créer les conditions pour les entreprises européennes pour affronter la concurrence". Les priorités sont d’obtenir l’accès aux matières premières et aux marchés vers l’extérieur, et de modifier les structures (supprimer les obstacles), Etat par Etat, vers l’intérieur.
Résistances
Le "s" final ne figure pas par hasard dans ce sous-titre. Les réunions internationales des travailleurs et usagers des services publics qui ont lieu dans le cadre du Forum social européen révèlent de multiples résistances contre les privatisations et les dérégularisations imposées par l’UE. Une partie des cette diversité provient du caractère aléatoire des attaques. Une autre partie provient du manque d’intérêt des directions traditionnelles ou parfois même de leur complicité aux privatisations. En effet, il n’existe pas de "Déclaration de Lisbonne" qui pourrait servir de boussole aux syndicats dans l’Union.
"Communes hors AGCS"
Sympathique initiative mais sa portée est symbolique et sa perspective est d’avoir toujours plus d’autorités locales et régionales qui se déclarent AGCS.
Dans certaines communes signataires, il serait bon d’avoir aussi "l’AGCS hors de la Commune" : certaines communes et autorités locales signataires ont privatisé leurs services publics communaux parfois sous la même majorité politique, ce qui porte atteinte à la crédibilité de tous les signataires. Néanmoins, l’initiative a le mérite de reprendre le débat sur l’AGCS au niveau local où il est plus facile d’intéresser les citoyens.
CES (ETUC)
La Confédération européenne des Syndicats tient plus du lobby que d’une centrale syndicale. Sa propension naturelle est de digérer la politique européenne réellement existante en essayant d’en supprimer les aspects les plus ouvertement opposés aux intérêts des syndicats affiliés.
FSESP (EPSU)
La Fédération syndicale européenne des Services publics regroupe les syndicats européens du secteur. Proche de la social-démocratie, la fédération répercute sur son site les actions de ses syndicats affiliés.
Forum social européen des Services publics
Cette coordination européenne tente de récolter et de répercuter une série d’infos concernant les attaques contre les services publics en Europe et les ripostes. La coordination regroupe tant des responsables syndicaux des nouveaux syndicats français et italiens que des militants de secteurs minoritaires ainsi que des membres de collectifs d’usagers.
En Italie et en France les organisations concernées développent une réelle collaboration sur le terrain. Une mobilisation contre le décret Mc Creevy (postes) est désirée et encouragée par les membres de la coordination. Le décret serait voté par le Conseil des Ministres à Bruxelles le 14 décembre. Un site web est en préparation, son adresse sera publiée ici dès qu’elle sera rendue publique. Cette initiative essaie d’ouvrir la voie vers une mobilisation européenne en défense des services publics, si possible dans le cadre des Fédérations existantes.
Louis Verheyden
– Source : POS www.sap-pos.org
De la directive Bolkestein à la directive McCreevy, par Jean-Jacques Chavigné.