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Palestine : Etrange manière d’être "à l’étranger" / Des enfants de l’âge de Taïr, Amira Hass, Gideon Lévy.








«  Lis lentement. Comme je t’écris. »
Alain Grandbois, Lettres à Lucienne,
Montréal, L’Hexagone, 1987.




Etrange manière d’être "à l’étranger"


Haaretz, 14 février 2007.


C’est maintenant officiel : la Bande de Gaza, c’est à l’étranger. A partir du 1er février, les rares Israéliens auxquels l’armée en autorise l’accès, doivent présenter un passeport au passage d’Erez et ils sont enregistrés dans l’ordinateur du Ministère de l’Intérieur comme étant sortis des frontières de l’Etat.

Etrange manière, pour Gaza, d’être "à l’étranger’. Les Israéliens ont besoin d’un passeport pour s’y rendre. Les Palestiniens de Jérusalem, d’un permis de voyager, ce même document qu’ils doivent présenter lorsqu’ils prennent l’avion pour Paris à l’aéroport Ben Gourion. Mais lorsqu’ils se rendent en Jordanie via le pont Allenby, ils le font avec un passeport jordanien. Quant aux Palestiniens vivant dans cet "étranger’ gazaoui, ils sont pour le moment dispensés de présenter un passeport palestinien au passage. Le sont également, les habitants de Cisjordanie. Et cela, sur ordre du Ministre israélien de l’Intérieur.

Cet embrouillamini de procédures est encore plus frappant quand on considère le fait qu’Israël n’autorise que peu de personnes à entrer dans la Bande de Gaza ou à en sortir. Seuls quelques Israéliens peu nombreux reçoivent le permis : en particulier ceux qui ont de la famille proche à Gaza, et ceux qui sont mariés - essentiellement mariées - depuis des années à des habitants de la Bande de Gaza. L’obtention d’un permis exige une coordination préalable, très lourde, qui prend parfois des jours, jusqu’à ce que la demande de permis ou de prolongation de permis atterrisse dans le fax, enfin libre, du « Bureau des Israéliens » de l’Administration civile (organe militaire auquel le Ministre israélien de l’Intérieur a donné autorité de continuer de s’occuper du passage).

Parcourir le demi kilomètre qui sépare le côté palestinien du côté israélien impose une autre coordination encore, par téléphone, et une attente de plusieurs heures jusqu’à ce que, du côté israélien, soldats et fonctionnaires autorisent le détenteur du permis à avancer. Mais ce n’est pas cela - qui peut rappeler à beaucoup quelque chose des difficultés de passage qu’imposaient des régimes totalitaires entre pays de l’Europe de l’Est - qui est le plus singulier dans l’étrange manière dont Gaza est "à l’étranger’.

Sa singularité tient essentiellement à un autre motif , plus fondamental : tous les habitants de Gaza sont enregistrés dans un seul et même registre de population, avec les habitants de la Cisjordanie, qui n’est pas "à l’étranger’, et le Ministère israélien de l’Intérieur contrôle l’entièreté de cette base de données. Par le biais de ce contrôle, les représentants du Ministère de l’Intérieur au sein de l’Administration civile disposent de pouvoirs que n’a pas le Ministre palestinien de l’Intérieur. Ce contrôle a permis à Israël de faire perdre à des milliers de Palestiniens leur statut de résidents, après 1967. Il a autorisé des liens maritaux, sociaux, économiques, religieux et culturels entre Gaza et la Cisjordanie, jusqu’en 1991 - pour les rompre ensuite. Ce contrôle permet à Israël d’empêcher que des citoyens étrangers ne s’ajoutent au registre de population, d’intervenir jusqu’à fixer le choix du conjoint, le lieu des études, le type de soins médicaux, l’adresse de résidence, le temps passé avec les enfants, la participation aux réjouissances et aux funérailles, la rédaction des testaments et le partage de la propriété familiale. Israël a le pouvoir d’interdire l’entrée à des amis et à des proches qui ne sont pas des résidents palestiniens - non seulement leur entrée en Israël, mais aussi en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Depuis octobre 2000, l’interdiction s’est étendue. Le passage au terminal de Rafah, quand il est ouvert, n’est autorisé qu’aux Palestiniens enregistrés comme résidents dans l’ordinateur israélien. Israël a le pouvoir d’interdire des Gazaouis de se rendre en Cisjordanie et de s’y établir. Et Israël y met une ferveur qui ne cesse de croître depuis 1991, quand il a lancé sa politique de bouclage. Tel est ce lieu "à l’étranger’ dont l’accès aux Israéliens est soumis à l’obligation d’un passeport. Tel est ce lieu "à l’étranger’ dont Israël dit n’avoir aucune responsabilité dans ce qui s’y déroule. Et telle est la grandeur de l’occupation israélienne : parvenir à se faire passer pour inexistante, tout en détenant des pouvoirs qui s’étendent jusqu’aux chambres à coucher.

Non, il ne s’agit pas ici de recommander la prise de nouvelles dispositions unilatérales et qu’en plus de la coupure géographique et humaine, on efface les Gazaouis du registre de population que contrôle Israël. Au contraire ! Il est préférable qu’Israël continue de fureter dans les chambres à coucher plutôt que d’adopter une mesure qui, en fin de compte, achèverait la coupure de la population de Gaza d’avec ses frères de Cisjordanie.

La crainte est fondée. La décision d’un tel effacement serait assez conforme au mode de pensée qui caractérise la politique d’Israël à l’égard de la Bande de Gaza depuis 1991. Au cours de ces 16 dernières années, les habitants de cette bande de terre surpeuplée de 360 km² se sont vus imposer de s’habituer à sa transformation en une espèce de « marché autarcique » isolé et de se contenter du peu qu’il peut produire : une eau en quantité toujours plus faible (et toujours plus polluée), une terre en diminution, des sources de revenus en déclin, une industrie et une agriculture sans marchés, des institutions d’enseignement et de santé de médiocre qualité, du fait de l’isolement physique et humain d’avec le monde et la Cisjordanie.

Le sommet de cette politique a été, jusqu’à présent, le désengagement de 2005. C’est une politique en contradiction avec ce qui est écrit dans les accords d’Oslo (que la Bande de Gaza et la Cisjordanie sont une seule et même entité territoriale) et avec les résolutions internationales en vue d’une solution de paix. Mais l’évacuation de la Bande de Gaza de quelques milliers de colons a été vendue avec succès comme le signe de la modération d’Israël, pendant que celui-ci renforçait toutes les modalités de son contrôle sur la Cisjordanie. L’effacement des Gazouis du registre de population ? Israël est en mesure de vendre cela aussi sous le couvert de vouloir bien faire. Mais il ne fera qu’aggraver la détresse humaine du million quatre cent mille habitants de la Bande de Gaza et leur isolement du monde. Et c’est la recette assurée pour maintenir éloigné un règlement de paix juste entre Israël et les Palestiniens.

Amira Hass


 Source : Haaretz www.haaretz.co.il

 Traduction de l’hébreu : Michel Ghys

 Version anglaise : What a strange ’abroad’ - www.haaretz.com


 Du même auteur notamment : Se faire tuer pour une illusion.


 Source : Info-palestine.net www.info-palestine.net



Des enfants de l’âge de Taïr


Haaretz, 11 février 2007.


Un enfant par semaine, quasiment chaque semaine. Au cours de ces dernières semaines, j’ai à nouveau rapporté ici les circonstances dans lesquelles plusieurs enfants et adolescents étaient morts sous les balles de soldats de l’armée israélienne. A nouveau un vent mauvais souffle sur l’armée et personne n’en parle. Une armée qui tue des enfants n’est pas un sujet de préoccupation pour le public. Et aucune commission d’enquête n’a été ni ne sera instaurée à ce propos-là . Mais l’armée israélienne, qui tue des enfants avec tant de légèreté, et qui, en la matière, apporte à ses soldats un soutien plein et entier, ne devrait pas nous troubler moins que la situation des réserves de fournitures de guerre dans le nord du pays. Les répercutions d’une telle conduite ne sont pas seulement d’ordre moral. Elles portent aussi, en fin de compte, sur la capacité opérationnelle d’une armée pour laquelle ce sont des enfants qui se retrouvent comme cibles dans la ligne de mire de ses soldats.

Jamil Jabaji, l’enfant du camp d’Askar, qui aimait les chevaux [1], a été abattu d’une balle dans la tête par les soldats d’une jeep blindée alors qu’il était parmi un groupe d’enfants qui leur lançaient des pierres. Il avait 14 ans. Il est le quatrième enfant abattu dans le secteur, dans des circonstances semblables. Abir, la fille d’un membre de l’organisation « Combattants pour la Paix », Bassam Arami [2], est sortie de son école à Anata au moment où, à bord d’une jeep, des garde-frontières israéliens rôdaient aux abords de l’école - personne ne sait dans quel but - lançant des grenades lacrymogènes sur les enfants qui leur lançaient des pierres. C’est apparemment une de ces grenades qui a atteint Abir à la tête. Elle avait 11 ans. Taha Aljawi a été touché près de la clôture du champ d’aviation abandonné d’Atarot : les soldats lui ont tiré une balle dans la jambe et il semble bien qu’ils l’aient laisser perdre son sang jusqu’à sa mort. C’était le huitième enfant à se faire tuer là dans des circonstances comparables. Il n’avait pas 17 ans. [3]

Tous ces enfants ont été abattus de sang froid, alors qu’ils ne mettaient en danger la vie de personne. En dehors du cas de Jamil, l’armée israélienne n’a pas pris la peine d’ouvrir une enquête sur les circonstances de leur mort, pas plus que pour la majorité écrasante des autres enfants tués. Le fait qu’on n’enquête même pas montre à l’évidence qu’il n’est pas dans l’intention de l’armée de mettre fin aux assassinats d’enfants. Cela ne trouble même pas les commandants de l’armée.

Le dernier cas, celui de Taha, est peut-être le plus grave de tous : le porte-parole de l’armée israélienne couvre la décision d’ouvrir le feu à balles réelles en direction d’un groupe d’enfants qui étaient peut-être occupés à saboter la clôture en fil de fer, comme l’affirme l’armée israélienne, ou qui jouaient peut-être au football près de la clôture, comme l’assurent les enfants - le tout en plein jour. Pas un mot de regret, pas un mot de condamnation, seulement la justification totale d’un tir à balles réelles, opéré de loin, en direction d’enfants non armés, sans sommations.

Taha est mort d’une balle dans la jambe et, d’après le témoignage de ses amis, il aurait perdu son sang pendant une bonne heure, dans le fossé boueux où il s’était effondré. L’affirmation du porte-parole de l’armée israélienne selon laquelle il aurait immédiatement reçu des soins médicaux ne s’accorde pas avec le fait que Taha était blessé à la jambe, blessure dont on ne peut mourir que par une hémorragie relativement prolongée.

Mais même si on lui a porté immédiatement assistance, comme l’affirme l’armée israélienne, sommes-nous prêts à accepter des procédures d’ouverture de feu qui autorisent d’ouvrir le feu à balles réelles, de loin, sur des adolescents non armés ? N’y a-t-il pas d’autres moyens pour disperser des adolescents « suspects », comme dit le porte-parole de l’armée israélienne ? Qu’est-ce qui passe par la tête d’un soldat qui pointe son arme en direction d’un groupe comme celui-là et qui tire à balles réelles, meurtrières, fauchant d’aussi jeunes vies ? Quel message terrifiant l’armée israélienne fait-elle passer à ses soldats lorsqu’elle appuie un tel acte inhumain ?

Ces récits, comme tous ceux qui leur ressemblent, c’est à peine s’ils sont accueillis chez nous avec un mince murmure. Certains n’ont même pas droit à un compte-rendu dans les informations. Qu’un enfant palestinien, garçon ou fille, soit tué ne trouble pas la quiétude de la population israélienne. La Cisjordanie est tranquille, il n’y a quasiment pas d’attentats, l’attention se porte sur d’autres sujets, et sous le couvert de ce calme illusoire et temporaire, nos soldats, les meilleurs de nos fils, tuent des dizaines d’enfants et d’adolescents, une routine, loin des regards.

C’est à juste titre que le pays s’est ému du meurtre de Taïr Rada, cette innocente fillette de 13 ans, tuée brutalement dans son école, à Katzrin. Quelle différence y a-t-il entre le meurtre de Taïr et celui d’Abir, tuée elle aussi au seuil de son école ? Entre Abir et Taïr, il y a le fait qu’Abir était palestinienne et Taïr israélienne. Israélienne ? Taha était lui aussi détenteur d’une carte d’identité bleue, israélienne. Mais il était palestinien. Quelqu’un est-il prêt à soutenir sérieusement que le soldat qui a visé la tête de Jamil n’avait pas l’intention de le tuer ? Le deuil est le même, l’horreur est la même. Tout comme Taïr faisait la joie de la vie de ses parents, Abir faisait la joie des siens : une petite fille qui voulait devenir ingénieure quand elle serait grande. Mais alors que des doutes subsistent quant à l’identité du meurtrier de Taïr, il est très facile d’identifier ceux qui ont tué Taha, Jamil et Abir. Ils ne sont, chez nous, même pas stigmatisés ; ils ont droit à une immunité automatique, sans enquête. « La marque de Caïn ne paraîtra pas / chez le soldat qui tire / visant la tête d’un enfant / sur un repli du terrain / près de la clôture du camp de réfugiés... », écrivait Aharon Shabtai dans son poème « Culture ».

Des soldats ont ainsi tué 815 enfants et adolescents au cours des sept dernières années. Tout le système de justifications à la mort, terrifiante, de plus de 3000 personnes adultes au cours de la même période, s’effondre dès lors qu’il s’agit d’enfants. Quelqu’un devrait entendre l’appel émouvant du père endeuillé d’Anata, qui disait qu’il ne perdrait pas la tête pour avoir perdu son coeur : « Je ne veux pas me venger. Ma vengeance, c’est que ce héros, que ma fille avait mis en danger et qui a tiré sur elle, comparaisse en justice. Ils envoient un gamin de 18 ans avec un M-16, ils lui disent que nos enfants sont ses ennemis et il sait que personne ne passera devant un tribunal ; alors il tire de sang froid et devient un meurtrier » [4]. Le tout exprimé dans un hébreu courant qu’il a amélioré au fil de conférences qu’il a données dans tout Israël - pour dire combien la paix est nécessaire.

Gideon Lévy


 Source : Haaretz www.haaretz.co.il

 Traduction de l’hébreu : Michel Ghys

 Version anglaise : Tair’s Palestinian peers - www.haaretz.com


 Source : Info-palestine.net www.info-palestine.net



Israël : Déconstruire David Grossman. S’il est la gauche israélienne, qui a encore besoin de la droite ? par Gilad Atzmon.

Israël, l’ethnocentrisme colonise, interview de Michel Warschavsky, par Thomas Schaffroth.






Photo : Nayef Hashlamoun
Copyright palestinetoday.org www.palestinetoday.org


[1- Peine de mort (Ha’aretz, 14 décembre 2006.)

[2- La fille d’un combattant (Ha’aretz, 25 janvier 2007.)

[3- Etendu au pied de la clôture (Ha’aretz, 8 février 2007.)

[4id. note (2)


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