Alterinfos.org, 11 décembre 2006.
Résumé pour les gens pressés :
Adolfo Pérez Esquivel se souvient de la réponse d’un fonctionnaire de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève à qui il demandait de l’aide devant les graves violations des droits en Argentine avant même la prise de pouvoir par les militaires : « L’ONU c’est comme un éléphant paresseux. C’est très difficile de le mettre en moubvement ».
A nouveau, en Argentine tout va de plus en plus mal, les exactions se multiplient, et le gouvernement central, comme un « éléphant paresseux » ne fait rien pour y remédier.
Le pays est vendu aux entreprises étrangères, les droits des Indiens sont bafoués, on détruit des forêts pour semer du soja, ce qui provoque des inondations et la désertification du pays, la pauvreté augmente tous les jours, de nombreux enfants meurent de faim ou de maladies évitables, les drogues et les armes passent sans contrôle par les frontières qui sont de véritables passoires, un journaliste qui allait porter témoignage contre un tortionnaire de la dictature a disparu depuis deux mois, aucun des responsables du blocage des banques de décembre 2001 n’a été poursuivi en justice... et pendant tout ce temps, les « éléphants paresseux » du gouvernement, de la Justice et de la Police continuent à dormir.
Que faire ?... Si certains secteurs de la société s’inclinent devant le « Veau d’Or » qui privilégie toujours le capital financier au détriment du capital humain, le peuple argentin, lui, ne baisse pas les bras et doit continuer à construire de nouveaux chemins de résistance dans la liberté et l’espérance, sans attendre que « les éléphants paresseux » se mettent en mouvement.
Francis Gély
Buenos Aires, le 29 novembre 2006.
En 1974 ou 1975, je suis allé au Nations Unies à la Commission des Droits de l’Homme à Genève, en Suisse, pour demander l’intervention de cette organisation face aux graves violations des droits humains en Amérique Latine et particulièrement en Argentine. Je me souviens qu’un fonctionnaire m’a dit alors : « Écoutez. L’ONU, c’est comme un éléphant paresseux, c’est très difficile de le mettre en mouvement ».
Personnellement, j’ai été très surpris par cette réponse et je ne savais pas si c’était une plaisanterie ou quelque chose de plus sérieux. Je lui ai répondu : « Qu’attendez-vous ?... Faudra-t-il qu’il se produise un massacre pour réveiller l’éléphant et pour le faire enfin réagir quand tout un peuple sera massacré ?... Il faut absolument qu’on agisse dès maintenant avant qu’il ne soit trop tard ». Je n’ai pas eu de réponse.
La dictature militaire, à partir de 1976 et jusqu’en 1983, a pu mettre en oeuvre ce massacre que je craignais, avec des dizaines de milliers de morts, de disparus et de gens torturés et emprisonnés. Alors seulement, à l’ONU, « l’éléphant paresseux » a commencé à se mouvoir.
Vous souvenez-vous de ce film intitulé : « Arrêtez le monde que je puisse descendre ! ». Je crois que beaucoup d’Argentins sont en train de descendre de l’Argentine et s’en vont vers d’autres pays à la recherche de nouveaux horizons. Cependant, avec quelques-uns qui ont la « tête dure », nous restons ici car nous pensons qu’il nous faut mener la lutte à l’intérieur du pays et continuer à résister. De même que nous avons lutté contre la dictature militaire, aujourd’hui, nous devons lutter pour qu’on ne continue pas à dévaster et à saccager le pays en condamnant le peuple à la marginalité, à la pauvreté et à la perte de sa souveraineté.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de dresser une liste des maux dont souffre le pays et de nous mettre à pleurer de rage et d’impuissance face au gouvernement national et aux gouverneurs provinciaux qui sont en train de vendre le pays dans une totale et absolue impunité.
Dans une note publiée cela fait quelques mois, je demandais « que le gouvernement sorte enfin des chemins où il s’est fourvoyé ». Un de ces chemins, c’est celui du paiement de la dette extérieure, immorale et injuste, paiement exigé par le FMI, ce sinistre organisme qui reste la cause principale de la plupart des problèmes actuels. Pourtant, le gouvernement refuse de faire des recherches sur l’origine et les conséquences de cette Dette Extérieure, bien qu’il dispose de toutes les informations grâce au travail réalisé par le Dr Alejandro Olmos et à la résolution judiciaire que le Juge Ballestero a envoyée au Parlement. Tout cela reste caché et gardé secret comme « un éléphant endormi » au Congrès National. Ils ne veulent pas le réveiller car ils ont trop peur des conséquences.
Le fameux « corralito » [1]a laissé tout le pays paralysé et complètement saccagé. Et pourtant, « les voleurs en gants blancs » sont toujours là ; ils restent impunis et profitent allégrement de l’argent qu’ils ont volé au peuple. Déjà 5 ans ont passé et il n’y a toujours pas de coupables désignés. Ces délinquants, tout le monde les connaît et, malgré tout cela, le peuple reste totalement sans défense.
Vous souvenez-vous de la réforme de la Constitution nationale en 1994 qui a institué les plébiscites et les consultations populaires ? Jusqu’au jour d’aujourd’hui, on ne les a pas ratifiés ni mis en application, et cela depuis 12 années. L’éléphant continue à dormir et ils ne veulent pas le réveiller. Cette réforme a seulement servi à la réélection de Menem qui a pu ainsi continuer à privatiser le pays tout en criant : « L’Argentine est un pays du premier monde ! ». Et bon ! Il y en a toujours qui se laissent prendre par des miroirs aux alouettes.
Et, comme si cela ne suffisait pas, il n’existe toujours aucune loi qui mette des limites aux ventes de terres à des étrangers. Dans notre pays, tout se vend, même des terres avec leurs occupants qui par la suite sont expulsés par les nouveaux propriétaires et les entreprises étrangères. C’est ce que l’on est en train de faire avec nos frères indigènes et paysans. Les entreprises minières emportent toutes les richesses du pays et ne laissent derrière elles que dévastation et pollution. Et on appelle tout cela « le développement ».
Les « propriétaires » possèdent des titres de propriété qui pour la plupart sont « des titres truqués ». Allez donc savoir comment ils les ont obtenus. Et pourtant, ils protestent et sont toujours prêts à « faire valoir leurs droits ». Ils posent des fils de fer barbelés, ferment des chemins, répriment, marginalisent et crient très fort pour défendre « la propriété privée ». Mais qui s’est autrefois emparé de ces terres ? A qui les a-t-on prises ?... Au secours ! A l’aide ! SOS !...
« Vaste et étranger est le Monde » comme l’a si bien dit Ciro Alegria, ce poète péruvien, défenseur des Indiens qui, en 1941, avait le visage triste, car il avait perdu la joie de vivre en voyant que chaque jour qui passait, le pays et le continent tout entier devenait « plus vaste et plus étranger ».
Les entreprises étrangères et les oligarchies nationales sont en train d’abattre des forêts, et de détruire l’environnement pour planter du soja transgénique, ce qui provoque à la fois des inondations et la désertification du pays. Des cas concrets existent dans de nombreuses provinces argentines.
Un compte rendu sur le commerce agricole, paru dans le quotidien national Clarin du 13 octobre 2005, décrit ainsi la situation : « On sèmera bientôt un million d’hectares de soja. Cela fait plus de 50% des surfaces cultivées du pays. On nous transforme ainsi en un pays de monoculture. Le ministère de l’agriculture des États-Unis pronostique que l’Argentine récoltera d’ici peu 40,5 millions de tonnes de soja. Tout ceci bien sûr au détriment des surfaces semées de blé et de maïs ».
Selon des informations récentes, beaucoup de producteurs agricoles utilisent des enfants pour poser les piquets qui délimitent les champs avant les fumigations par avion et ces enfants sont contaminés par les produits agrochimiques, les fertilisants et les pesticides, ce qui leur donne le cancer et parfois provoque leur mort. Les enfants disent qu’après chaque fumigation, ils ont des maux de tête et qu’ils vomissent. Ils racontent aussi qu’ils doivent beaucoup marcher pour faire ce travail. Quelle est donc la sécurité de ces enfants et quelle est leur espérance de vie ?... SOS !... Au secours !... Aidez-nous !...
Le pays compte près de 10 millions de personnes en situation de pauvreté. Chaque jour, 15 à 20 enfants meurent de faim ou de maladies évitables. Les hôpitaux sont sursaturés, les prisons sont des dépotoirs humains, il n’y a aucun centre de réhabilitation et, malgré tout cela, on veut pénaliser la pauvreté et faire baisser l’âge de responsabilité pénale des enfants. Est-ce que quelqu’un a demandé à un enfant qui vit dans la rue s’il se sent en sécurité ?...
Les frontières sont perméables ; elles ressemblent à une passoire. Les drogues et les armes les traversent sans arrêt, et « personne ne voit rien » ». Même des troupeaux d’éléphants paresseux pourraient passer, personne ne les verrait.
Julio Lopez, témoin dans le procès d’un membre de la répression militaire, disparaît. La responsabilité de retrouver les coupables incombe au gouvernement national et au gouverneur de la province de Buenos Aires. Mais... mais... les « services secrets de recherche des coupables » se sont transformés en « services de désinformation » : ils s’intéressent à autre chose et regardent d’un autre côté. Ce n’est pas possible que, plus de deux mois après cet enlèvement, ils ne sachent vraiment rien.
Le conflit avec le peuple frère d’Uruguay s’envenime et les deux présidents, le nôtre Nestor Kirchner et l’uruguayen Tabaré Vasquez, se laissent gagner par la superbe au lieu de s’asseoir comme des frères autour d’une table pour traiter ce problème. Tabaré Vasquez a donné des ordres à l’armée uruguayenne, non pas pour défendre la souveraineté de son peuple, mais pour protéger la multinationale européenne Botnia qui va tout à la fois contaminer les habitants de Frey Bento en Uruguay et ceux de Gualeguaychú en Argentine.
Les habitants de Gualeguaychú, réunis en assemblée sont désespérés et attendent que « quelqu’un », ils ne savent pas qui, mette fin à leur angoisse existentielle que tout ce conflit a engendré. Mais, dans leur désespoir, ils ne voient pas clairement ce qu’ils peuvent faire. Ils se laissent submerger par l’émotion et ne trouvent pas de nouvelles stratégies pour sortir de ce conflit.
Pardon, je ne voudrais pas cependant qu’ils se sentent remplis d’amertume en ne voyant poindre aucune lueur et en pensant qu’il n’y a pas de solution. En fait, ce qui se passe, c’est que nous sommes tous comme des naufragés agrippés à une planche dans une mer démontée et qui essayent de parvenir jusqu’à la terre ferme. Nous gardons l’espoir d’y parvenir, nous agitons les pieds dans tous les sens, nous crions, nous nageons et nous répétons sans cesse : « A l’aide !... Au secours !...SOS !... Aidez-nous !... » afin que quelqu’un nous écoute. Mais, « il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, ni de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».
A qui nous adresser quand le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ne veulent pas nous écouter ? - Au Petit Chaperon Rouge ou au Petit Poucet ?... De toute façon, nous ne pourrions même pas compter sur ses astuces. Dans cette situation, ce pauvre gamin de Petit Poucet serait encore plus perdu qu’un chien dans un jeu de quilles.
Nous devons réfléchir ensemble pour arriver à transformer la situation actuelle grâce à l’organisation sociale et à la résistance. Le peuple argentin a acquis beaucoup d’expérience en ce domaine, mais il faut qu’il reste uni et qu’il fortifie les alliances sociales, culturelles et politiques pour pouvoir construire des espaces de liberté et parvenir à la démocratie participative. Il lui faut résister dans l’espérance et ne pas se laisser manipuler par ceux qui veulent nous vendre des colifichets et des crottes enveloppées de chocolat.
Patricio Rice, de l’Association latino-américaine des Droits Humains, nous conseille de regarder le côté positif des changements sociaux que les gens du peuple sont en train de réaliser grâce à la participation populaire. Il nous faut accompagner ceux qui ne trébuchent pas. Malheureusement, on trouve des secteurs entiers de la population qui préfèrent rester esclaves et renoncer à la liberté. Leur Dieu, c’est le « Veau d’or » qui impose sa doctrine idolâtre et privilégie toujours le capital financier plutôt que le capital humain.
Cet ami a raison et nous devons prendre conscience que, malgré tout ce qui se passe, le peuple ne baisse pas les bras et continue à construire de nouveaux chemins de résistance dans la liberté et l’espérance. Alors sans doute, nous pourrons « réveiller les éléphants paresseux » avant qu’il ne soit trop tard. Qu’en pensez-vous ?...
Adolfo Pérez Esquivel
SERPAJ-Secretaria Nobel, secnobel(AT)serpaj.org.ar.
– Résumé et traduction de Francis Gély.
– Source : AlterInfos- Dial www.alterinfos.org