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Un entretien de Ken Loach avec le site L’Insoumission

Le président de la République française n’a toujours pas félicité publiquement Justine Triet, la réalisatrice qui a remporté la Palme d’or à Cannes samedi 27 mai avec son film Anatomie d’une chute. La cinéaste n’est pourtant que la troisième femme à être honorée de la sorte. C’est qu’en Macronie, il faut, comme dit Mélenchon, “ baisser les yeux ”. Ce que n’a pas fait Justine Triet en s’exprimant de manière dialectique : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française, cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui ».

Ken Loach, pour sa part, se bat pour la liberté d’expression au Royaume Uni depuis plus d’un demi-siècle.

Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits d’un entretien du cinéaste britannique avec le site L’Insoumission.

Notre entretien avec Ken Loach, venu à Cannes présenter son nouveau film The Old Oak

K.L (Ken Loach) : Alors, que se passe-t-il en France en ce moment, avec les manifestations ?

L.I. (Les Insoumis) : Nous sommes toujours dans la lutte. Malgré les mouvements sociaux et les manifestations, Emmanuel Macron et son gouvernement ont utilisé tous les articles de la constitution qu’ils ont pu utiliser pour passer sa réforme en force, mais nous ne nous résignons pas et continuons le mouvement de lutte, nous manifesterons le 6 juin prochain et le 8 juin, un de des groupes centristes de parlementaire à l’Assemblée Nationale présentera une proposition de loi pour abroger une partie de cette réforme ce que le gouvernement veut empêcher en utilisant l’article 40 de la constitution française, mais nous restons déterminés à gagner la bataille.

K.L : Cela serait bien, mais généralement, ils essaient toujours d’utiliser la loi quand ils la font et la contrôlent ainsi que la justice : parfois on gagne, mais même contre une victoire, ils trouveront toujours une autre loi pour te barrer la route. Vous savez, en Angleterre, nous ne réussissons jamais comme vous le faites car la justice va toujours dans leur sens.

L.I . : La démocratie en France va de plus en plus mal.

K.L. : Mais il [Emmanuel Macron] ne peut pas se représenter, c’est son deuxième mandat, il devra quitter ses fonctions à la fin.

L.I. : Il pourrait réussir à faire changer la constitution…

K.L. : Pour rester ? Comme Dieu ou comment il s’appelait, le Roi Soleil ? Louis XIV ! (rires).

L.I. : Il en serait bien capable. On tenait à vous rencontrer car votre film, The Old Oak raconte l’histoire d’une communauté de migrants syriens qui arrivent dans un village d’Angleterre avec ce regard des locaux, et on y trouve un écho avec une situation actuelle dans la ville de Saint-Brévin où le maire a dû démissionner et fuir car des groupes d’extrême-droite ont décidé de l’empêcher d’ouvrir un centre d’accueil pour demandeurs d’Asile, ce qui me pousse à demander si vous aussi, en Grande-Bretagne, étiez confrontés à une montée en puissance des fascismes ?

K.L. : Eh bien, c’est intéressant. En Angleterre, l’extrême droite se présente d’une manière différente. Le parti de droite, le Parti Conservateur, depuis que Margaret Thatcher a eu un politique de droite très dure, prend l’espace que les fascistes exploiteraient politiquement. L’aile droite du Parti Conservateur est anti-immigration. On y trouve des éléments racistes mais Il n’y a donc pas autant d’espace pour que le fascisme se développe en Angleterre comme il y en a en France. Quand nous votions pour le Brexit, la droite, un nouveau parti de droite, a commencé. Et c’était… C’était… Comment s’appelait-il ? Je ne m’en souviens pas, mais il était dirigé par un homme du nom de Nigel Farage. Et ce n’était pas fasciste, mais il y avait des éléments d’extrême droite. Nous n’avons donc jamais eu de mouvement fasciste fort. [Mme Loach intervient : « Ukip ».] UKIP, oui, (Le parti de l’indépendance du Royaume-Uni) a été appelé. Oui. Merci. Nous n’avons donc jamais eu de parti fasciste fort parce que l’extrême droite se rassemble autour de la section de droite du Parti conservateur. Et ils sont toujours aussi toxiques. Oui. Il y en a partout. C’est toujours toxique. Mais parce qu’ils font partie du parti de droite, le parti traditionnel de droite, ils ne sont pas considérés comme si dangereux. Et politiquement, ils le sont vraiment. Vont-ils devenir de plus en plus extrêmes ?

Je pense que le capitalisme s’effondre. Vous savez, plus la pauvreté augmente, plus l’inégalité augmente : Le service de santé s’est effondré. Absolument effondré, après avoir été une grande réussite. Le service de santé était ce dont nous étions tous fiers. Cela s’effondre maintenant. Une énorme crise du logement et une pauvreté alimentaire. Je veux dire, les banques alimentaires, la nourriture caritative a augmenté de 50 %. C’était déjà gros, augmenté de 50% l’an dernier en 12 mois, 50%. Il y a donc un sentiment de fragmentation de la société et au fur et à mesure que les gens se mettent en colère, ils se sentent trompés. Le parti de la social-démocratie, le Parti Travailliste glisse progressivement vers la droite. Je précise, il dit que nous allons continuer à privatiser les services publics, nous allons être plus durs avec les immigrés. Et il adopte un bon nombre des politiques consensuelles afin d’apaiser la presse, qui est très à droite afin qu’ils ne soient pas attaqués et qu’ils puissent ensuite être élus. Et c’est le choix entre un parti de droite et ce qu’on appelle traditionnellement un centre gauche, les sociaux-démocrates, qui vire maintenant à droite. Et puis. Alors que la société se fragmente, la droite se renforce parce que les gens ont peur et qu’ils ne voient aucun espoir. Vous me suivez ?

L.I. : Bien sûr !

K.L. : Ça brise le cœur. Mais ce qui est intéressant, en comparant les deux pays, c’est que votre parti social-démocrate s’est effondré, n’est-ce pas ? Hollande Oui, il a disparu. Qui incarne la gauche aujourd’hui ? Mélenchon, alors que nous, le Parti social-démocrate de Grande-Bretagne va s’estomper très vite. Nous sommes descendus. Jeremy Corbyn a été un vrai leader de gauche, c’est-à-dire qu’il est un social-démocrate de gauche. Je suppose comme Mélenchon. Je veux dire, il aurait mis fin à la privatisation des services publics, de la santé et restauré la propriété publique des transports, repris le gaz, l’électricité, l’eau, redevenue propriété publique, augmenté le salaire minimum, accordé des droits syndicaux à chaque travailleur en un jour. Cela détruirait donc l’économie ubérisée. Vous savez, chaque travailleur aurait les congés payés, l’indemnité de maladie, contrairement à cette « Économie Ubérisée », ou vous êtes payés à la journée et employés à la commande : l’employeur qui peut vous faire travailler une journée sur avec un nombre d’heures impossible et puis plus rien du jour lendemain sans aucune visibilité sur le long terme. Aux élections de 2017, Corbyn a failli l’emporter. Et cela aurait été une énorme attaque contre les Affaires, contre le Capital, en disant qu’on ne peut pas faire d’argent avec la santé. Vous ne pouvez pas gagner d’argent avec les trains. Vous ne pouvez pas gagner d’argent avec l’essence. L’eau, l’électricité qui vous appartenait appartient à nouveau au peuple. Et il a été détruit par l’État, par l’aile droite de son propre parti. Et ils avaient l’habitude d’utiliser la tactique de l’accuser d’Antisémitisme. Même moi j’en ai été accusé. Oh oui !

Mme Loach : Ils ont dit que Ken était antisémite !

K.L. : Oui, j’en ai été accusé, mais ils ont beaucoup attaqué Corbyn parce qu’il était de gauche, parce qu’il aurait redistribué les richesses vers les classes précaires, et mis fin à la mainmise du Capital, et aussi pour son soutien à la Palestine, il aurait reconnu l’état de Palestine, ce qui lui a valu des représailles de la part d’Israël, beaucoup de groupes dans la gauche soutiennent l’état d’Israël, et c’est de là que sont venues les accusations d’antisémitisme et les pressions sur toutes les personnes qui le soutenaient. C’était une vraie chasse aux sorcières. Quand il a pris la tête du Parti Travailliste, ce dernier comptait 200 000 membres. En 2017, grâce à lui, le parti revendiquait 600 000 membres, il était très populaire quand il a été à deux doigts de remporter les élections. A quelques milliers de voix près, il aurait gagné, et c’est là que l’État avec l’aide de médias comme la BBC, le journal Guardian, qui était traditionnellement de gauche, s’est mis à le détruire, démotivant les nouveaux adhérents du parti, et c’est regrettable qu’en Europe ces informations ne circulent pas plus, du moins en Angleterre, il n’existe plus. Depuis qu’il a perdu le leadership de la gauche, c’est comme s’il avait disparu : on ne l’entend plus à la radio, ni à la télé, plus d’articles dans la presse papier. Comme s’il n’avait jamais existé. C’est comme, vous savez, votre expression « Coup d’état » ? Juste que cette fois c’est un « Coup de Gauche » (il le prononce en français) !

L.I. : Effectivement, on ne peut que comprendre, car nous rencontrons le même problème ici : la globalité des médias de masse sont détenus par des ultra-riches qui généralement côtoient les gouvernants et ensemble ils s’arrangent entre eux pour que les médias ne viennent pas déranger les petits arrangements d’arrière-boutique des uns et des autres.

K.L. : Mais le plus intéressant, c’est la BBC, car c’est une branche de l’État. La BBC est contrôlée par l’État, pas par les partis politiques. Regardez qui ils y mettent à sa tête, les dirigeants de la BBC. C’est le pouvoir profond de l’État. Il n’y a pas que le parti au pouvoir. C’est comme le pouvoir profond de l’État. Ils œuvrent pour le grand capital. Et par ce contrôle, ils ont réussi à supprimer Corbyn. C’était absolument extraordinaire de voir ça parce qu’en quelques mois : il était parti et il n’existait plus. Aviez-vous entendu parler de Corbyn ?

L.I. : Bien sûr, mais ce n’est malheureusement pas le cas de la majorité des Français qui s’arrêtent à la propagande des chaines d’infos en continu et ne fait pas l’effort de se tourner vers une presse alternative d’opposition.

Un entretien de Ken Loach avec le site L’Insoumission

K.L. : L’accès aux médias internationaux pour les gens est une faiblesse politique pour la gauche : à quoi bon chanter l’Internationale, si on ne peut pas savoir ce qu’il se passe dans les pays voisins ? Toutes les gauches de tous pays devraient se soutenir les unes les autres et se rencontrer. Je ne connais pas en détail les propositions de Mélenchon, mais il est probablement la meilleure représentativité de la Gauche que vous ayez, avec une présence publique et médiatique que peu de leaders de gauche peuvent se vanter d’avoir. Nous devons tous être derrière lui et porter son programme.

L.I. : Pour en revenir à votre film, The Old Oak, on assiste à l’arrivée de migrants syriens dans une ville quasi-désertique, mais d’après les extraits que l’on a pu voir, on a l’impression que cette cohabitation sera racontée du point de vue des locaux, vous pouvez nous dire si notre impression est bonne ?

K.L : Principalement, oui, un peu des Syriens. Mais c’est comme ça que les deux communautés se rencontrent parce que c’est un village, un village minier où il y avait une mine de charbon dans le nord-est de l’Angleterre et c’était une grande zone minière. Il y avait de nombreuses mines de charbon, vous savez. Et dans les années 1980, Margaret Thatcher, à la fin des années 1980, 1990, toutes les mines de charbon ont été fermées, entraînant la fin des petits villages. Quand la mine a fermé, il n’y avait plus rien. Il n’y avait pas de travail. Les gens sont partis et on a juste laissés pourrir ceux qui sont restés pour les laisser, vraiment, disparaître. L’immobilier y est très bon marché. Vous pouvez acheter une maison actuellement pour 5 000 €

L.I. : 5 000 ?

K.L. : Euros. Pas livre Sterling. 5000 Euros. Ce n’est rien. ! Pour donner un exemple, à Londres, une maison à surface équivalente ne se vendra jamais en dessous de 1 million de livres sterling et celle-ci à 5 000 €. Les commerces sont fermés. Le travail est parti. Les écoles ont fermé. Tu dois aller ailleurs. Les églises ont fermé. Toutes les communautés minières ont fini par partir parce que les maisons sont bon marché. Le gouvernement a mis plus de Syriens dans ces villages que partout ailleurs. C’est presque pareil partout ailleurs dans le pays. Cela signifiait donc que les Syriens n’avaient rien. Ils avaient été en guerre. Vous savez, il y a eu des gens tués, mutilés, torturés, désespérés. Chez les gens qui n’avaient rien, n’avaient rien non plus, et il n’y avait rien à faire d’autre que partir pour survivre.

Et bien sûr, c’est là que la droite prospère, parce que la droite est forte quand les gens n’ont aucun espoir. Vous savez, quand ils n’ont pas d’argent et qu’ils cherchent quelqu’un à blâmer, ce sont les immigrés qui prennent. Les immigrés sont toujours coupables. Il y a donc toujours un risque qu’il y ait du racisme entre les deux. Bien qu’il y en ait, il y a aussi la tradition des anciennes communautés minières, qui était la solidarité. Cela, vous savez, la solidarité. Et lorsque nous avons eu une énorme grève des mineurs en 1984, les mineurs sont venus de France, d’Italie pour exprimer une grande solidarité. Il y a une mémoire de cette solidarité internationale malgré le racisme. La Solidarité lutte contre le Racisme et c’est de cette lutte que parle le film : ces personnes n’ont plus rien, ils ont tout perdu, ils ne parlent pas la langue. Et donc c’est au sein de tous ces liens entre les habitants, les migrants et les associations d’aide aux migrants que l’on peut réaliser et voir qu’il y a un espoir en ces temps les plus sombres. Y a-t-il un espoir ? C’est de cela dont parle le film.

L.I. : On croise les doigts pour vous et vous pouvez compter sur nous pour faire dès notre retour à Marseille, le nécessaire pour inviter tout le monde à aller le voir.

K.L. : Dans le film, les personnages sont fictifs, mais le schéma narratif est factuel. Nous avions fait des recherches et enquêtes sur les municipalités qui accueillaient les migrants et les ONG qui aidaient dans ces villes d’Ecosse, Angleterre et du Pays de Galles dont l’une nous accueilli pour tourner le film. Ce sont des petites villes qui ont beaucoup accueilli et qui ont retrouvé une nouvelle jeunesse.

L.I. : Nous espérons pouvoir arriver à vous inviter à Marseille pour venir nous présenter votre nouveau film The Old Oak. Nous avons le Cinéma, le public, il ne manque plus que le film et vous !

K.L. : Ce serait formidable.

L.I. : Nous ferons tout pour.

Cannes, 27 mai 2023.

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