Le Courrier, mardi 20 Juin 2006.
L’offensive nord-vietnamienne du Têt en 1968 est restée dans la mémoire collective comme le véritable tournant de l’engagement américain au Vietnam. Pourtant, la couverture médiatique du conflit laisse présager dès 1966 un effort de guerre que le public n’est pas prêt à suivre.
« Il n’est pas question d’envoyer des soldats américains se battre au Vietnam. » En pleine campagne d’élection en 1964, le président Johnson tient avant tout à faire passer son programme national de réformes socio-économiques sous le nom de « Grande Société ». Pourtant, il prend la décision historique, en juin 1966, d’augmenter le nombre de soldats américains présents au Vietnam à 431 000 hommes d’ici à juin 1967. La première puissance mondiale est engagée au Vietnam depuis les Accords de Genève de 1954, qui marquent la partition du pays. Le monde est alors en pleine guerre froide et les Etats-Unis sont fermement décidés à « endiguer » et à « contenir » toute menace d’expansion communiste. Le Vietnam est une pierre d’angle dans l’équilibre stratégique des forces ; défini en 1954 par le président Eisenhower comme la « théorie des dominos », tout basculement communiste de la région risquerait de s’étendre comme une tache d’encre dans le reste du continent.
L’engagement américain au Sud-Vietnam se limitera sous Kennedy à une aide économique et matérielle, suivie par l’envoi de conseillers spéciaux américains destinés à aider le gouvernement sud-vietnamien à lutter contre la guérilla communiste et à former l’Armée de la République du Sud-Vietnam (ARVN). Face au chaos politique qui règne à Saigon et à l’incapacité militaire de l’ARVN, l’engagement américain se durcit. Cette politique, menée par les conseillers spéciaux de Johnson en matière de relations internationales - dont le secrétaire à la Défense Robert McNamara - se traduit dès mars 1965 par des bombardements massifs sur le nord et l’envoi d’un premier contingent de 3500 marines destinés à protéger les bases militaires au sud. L’escalade américaine a débuté, bien qu’aucune déclaration de guerre officielle n’ait jamais été prononcée entre les deux nations.
Jusqu’en 1968, une américanisation progressive du conflit amènera à la présence de plus de 500 000 marines au Sud-Vietnam.
De 1968
Pour la mémoire collective, ce mois de juin 1966 ne symbolise pourtant pas un tournant significatif dans l’engagement américain. Au contraire, l’épisode stigmatique qui révélera que le Vietcong n’est point au bord de la déroute, alors que les communiqués de presse de l’armée et le gouvernement américain n’ont de cesse de l’annoncer, correspond à la fête asiatique du Têt de février 1968. Dans une offensive majeure soutenue par Hanoï, qui ravitaille le sud par la fameuse piste Ho Chi Minh qui descend la frontière est du pays, des commandos du Vietcong attaquent les villes majeures du Sud-Vietnam et en prennent même le contrôle pendant plusieurs semaines, comme à Hué. Les images télévisées ou photographiques qui illustrent le chaos qui règne à Saigon, en particulier l’attaque armée de l’ambassade américaine, où des cadavres ennemis jonchent les jardins privés, provoquent une onde de choc dans le public américain.
Mais le soutien public à la guerre s’est sérieusement érodé depuis l’été 1967 ; l’offensive du Têt ne viendra que mettre en valeur le « fossé de crédibilité » du gouvernement américain face à l’opinion publique. Fin 1968, le candidat à la présidence Nixon sera élu en faisant campagne pour diminuer la présence américaine au Vietnam et parvenir à des pourparlers de paix avec Hanoï. Un certain nombre de facteurs permettent toutefois de revenir sur le véritable tournant de la guerre : la couverture médiatique de l’engagement américain au Vietnam, d’une part, le mouvement d’opposition à la guerre, d’autre part.
Médias : oppositionsur le terrain
Avec la fin de l’année 1963 et l’assassinat du président sud-vietnamien Diem, les médias américains renforcent leur contingent de reporters à Saigon, dont le nombre atteint la soixantaine. Les grands noms de la presse quotidienne et illustrée sont présents : Time, Life, Newsweek, New York Times, Washington Post et les quatre grandes agences de presse internationales. Ce corps de presse encore réduit a pour habitude de former un club qui se rassemble dans les lieux occidentalisés de Saigon pour échanger ses points de vue.
Les journalistes partagent le même avis : la stratégie mise en place par les Américains est inefficace. Mais la Time-Life corporation et son fondateur, Henry Luce, ne l’entendent pas ainsi. Proche des milieux républicains, Luce croit fermement aux idéaux de la civilisation américaine et à son devoir de libérer les peuples opprimés en Asie. Ainsi, au cours de l’automne 1963, la rédaction de Time bloque plusieurs articles pessimistes en provenance de Saigon, « agacée par l’attitude permanente de ses correspondants sur l’échec de cette guerre » (Time du 11 octobre 1963). La majorité des médias adoptent un ton résolument optimiste et patriotique sous l’administration Kennedy, à l’heure où l’on en est encore au compromis. Cette ligne rédactionnelle ne changera pas au moment de l’escalade, la presse restant persuadée que la puissance de feu et la supériorité technologique américaines permettront une guerre limitée et une victoire suffisamment rapide pour empêcher des contestations aux Etats-Unis.
Toutefois, certains magazines, notamment Newsweek, Time et Life laissent paraître dès 1965 des articles dont le contenu photographique et les titres accrocheurs restent am
bigus. Tous insistent sur l’effort de guerre à fournir : « Escalade au Vietnam » (Time, février 1965), « Tournant au Vietnam » (Time, octobre 1965), « Augmenter le prix de l’agression » (Time, juillet 1966).
Coût humain de la guerre
C’est précisément le prix à payer, notamment en pertes humaines, qui pose rapidement problème. L’état-major fera plus tard reproche à Johnson de n’avoir pas su rallier l’opinion américaine à l’effort de guerre. Le public est en effet prêt à des sacrifices, mais s’il en voit les résultats. Or cette guerre lointaine se déroule en terrain hostile et face à un ennemi fuyant et invisible : « Les marines s’élancent, mais où est l’ennemi ? - La réalité brutale de la guerre au Vietnam » (Life, janvier 1966). Il n’y a pas de ligne de front et les avancées se comptent en nombre d’ennemis tués.
Un tournant radical s’opère courant 1966 ; alors que la grande presse illustrée se contentait jusque-là de reportages centrés sur l’arsenal de guerre américain, l’augmentation du nombre de soldats et les féroces combats qui opposent marines et Vietcong courant 1966 amènent les journaux à publier des photographies centrées sur les victimes humaines, tant civiles qu’américaines : « Terreur Vietcong dans un village » (Life, septembre 1965), « Soldats blessés au Vietnam » (Life, février 1966). Parallèle intéressant, le mouvement d’opposition à la guerre démarrant principalement dans le milieu universitaire au printemps 1965 prend sa véritable ampleur dès l’été 1966. L’escalade au Vietnam amène une division dans la nation américaine entre « faucons » et « colombes », y compris au sein du gouvernement puisque McNamara, profondément traumatisé par l’évolution du conflit, démissionne fin 1967. L’objet sensible concerne surtout la conscription obligatoire, que la presse couvre à plusieurs reprises par des portraits sur les jeunes qui partent se battre sans illusion ou qui résistent : « Les nouvelles demandes de la conscription - 30 000 hommes par mois » (Time, février 66), « La conscription - qui la combat et comment ? » (Life, décembre 1966).
Les enjeux de 1966
La question centrale soulevée par ces reportages est relative aux doutes persistants sur la politique à suivre. Quel type d’engagement faut-il ? Jusqu’où aller ? On sent l’ensemble de la presse encore favorable à l’engagement américain, mais en contradiction avec la situation sur le terrain. Hedley Donovan, l’un des rédacteurs en chef de Life, le rappelle à ses lecteurs en mars 1966 : « Vietnam : la guerre vaut la peine d’être gagnée ». Mais à quel prix ? Durant l’été 1966, 72% du public américain pense que la guerre va être longue et très coûteuse en vies humaines. Les pertes américaines s’élèvent alors à 5000 morts. Ce doute amorcé est confirmé au cours de 1967, où le nombre de morts atteint 13 500 soldats, et qu’une partie de la presse commence à être gagnée par la désillusion : « Le doute émerge face à la guerre » (Time, octobre 1967).
C’est aussi à ce moment que le mouvement d’opposition atteint son apogée. Finalement, l’offensive du Têt ne viendra que confirmer un malaise déjà présent face à un conflit complexe, dont la presse relaye les ambiguïtés, parfois bien malgré elle, depuis l’envoi des premières troupes.
Valérie Gorin, historienne.
– Source : Le Courrier www.lecourrier.ch
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