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Les meilleurs moments ? c’est la nuit quand y a pas les chefs.

Les gars en bleu

Je suis pas un opérateur, c’est comme ça qu’on veut nous appeler, j’opère personne. Moi, je suis un ouvrier, je dis toujours : j’ai pas la paye d’un chirurgien. Comme tous ceux qui passent au tourniquet à six heures du mat, ceux qui montent au vestiaire enfiler le bleu et mettre les chaussures de sécurité.

Un tourneur, ça oui, j’accepte et j’en suis fier parce que des comme moi qui bossent sur des tours conventionnels, les tours à l’ancienne, y en a plus beaucoup en France. Et j’ai que 25 ans.

A l’école, on travaillait que sur des machines numériques ; le vrai métier, tu vois, c’est Bertand, un ancien, qui me l’a appris. Ça a été mon tuteur, un bonhomme. C’est lui qui m’a appris à bosser sur tour conventionnel. Y en a plus beaucoup des bécanes comme ça dans la boîte, des Cazenave, c’est beau, c’est old school. Dans notre atelier, y en deux, à la réparation il en reste d’autres, mais c’est tout. Ici, on fabrique des moteurs d’hélico, avec Bertrand, on bosse sur la « ligne carter ». « Ligne » c’est atelier, et « carter » c’est ce qui entoure une partie du moteur. C’est des grandes pièces mais c’est vraiment de la haute précision comme travail. Et on est respectés par les gars, parce que si tu maîtrises le conventionnel, forcément sur numérique t’es fort. Tu peux croire que c’est pour le boulot de finition, pour les trucs les plus techniques que l’homme est plus balèze que les machines sophistiquées ? Alors, je dirais que je suis même un peu artisan, Bertrand il dit « artiste ». Tu peux rigoler, je suis sérieux mec. Tu vois les bricoles qu’on fait des fois entre deux séries, c’est pas du travail à la chaîne, chaque pièce est unique et c’est toi qui la conçois.

Bref, je suis ouvrier, comme tous ceux qui taffent dans les ateliers. Les bureaux, les techniciens méthode, les ingénieurs, c’est un autre monde. Nous on porte le bleu, on embauche à six heures, quatorze heures, vingt-deux heures. Et on quitte pareil. Soit en trois huit, soit en deux huit. Les meilleurs moments c’est la nuit quand y a pas les chefs. Tu crois que c’est pour la paye que les gars demandent à bosser en trois huit ? Peut-être certains, mais les trois huit ça te tue, ça nique tes journées, ton rythme il est foutu. Alors que quand t’es de nuit t’es tranquille. Entre deux séries tu peux t’assoir vite fait, t’es pas obligé d’avoir quelque chose dans les mains pour faire style, ou d’aller à la machine d’un collègue genre t’as pas l’outil qu’il te faut sous la main ou tu dois lui demander quelque chose. Et au final, tu fais le même boulot mais tu le fais mieux, y a personne qui vient te foutre la pression, du coup tu stresses moins et tu fais moins de conneries.

Et nous on aime le travail bien fait, je dis nous parce que c’est Bertrand qui m’a transmis ça. Pour faire une pièce comme il faut, si tu veux respecter bien certaines cotes, faire de la bonne finition, t’es obligé de faire des trucs interdits par les normes de la boîte, comme toiler : tu mets directement tes mains dans la machine en marche pour limer la pièce avec du papier. Du coup à Bertrand, il lui manque une demi-phalange. Enfin, c’est courant chez les tourneurs. Comme ça, la boîte elle se protège, en cas d’accident, « il a fait quelque chose d’interdit ». N’empêche que si tu toiles pas, si tu respectes toutes les règles, tu peux pas sortir la pièce conforme. Alors tu regardes si le chef est pas dans les parages et tu le fais, après il est bien content du travail. C’est comme les lunettes, les gants, t’as pas le droit mais y a des moments tu transpires, t’en peux plus, tu les enlèves. A la fin de la journée, t’as du lubrifiant partout, ça peut arriver de se couper avec les copeaux... Tu parles d’un opérateur, je suis un putain d’ouvrier.

Jules SEVAL

EN COMPLEMENT PAR MAXIME VIVAS

Si l’auteur n’a pas lu le roman « 325 000 francs », il devrait le faire et il aura l’impression que Roger Vailland était avec lui, dans son atelier.

Dans son article, Jules SEVAL cite, sans les nommer, les trois formes de travail que les ergonomes (j’en étais un) connaissent, faute de quoi ils ne peuvent exercer leur métier :
  Le travail prescrit, celui appris en formation, celui des modes opératoires, du règlement de l’entreprise. Ce n’est jamais le travail qui est fait. S’y tenir, c’est gripper la production, c’est faire « la grève du zèle ».
  Le travail décrit, celui que les « opérateurs » disent faire (et parfois croient faire).
  Le travail réel, celui qu’ils font, celui des raccourcis opérationnels, celui qui s’adapte aux contraintes, celui de l’expérience acquise, celui qui accroît l’efficacité. On appelle ça « le travail intelligent ».

Ce « travail intelligent », le vrai travail, n’est pas appris dans les écoles de formation. On le trouve parfois dans des « carnets » que les anciens ont écrits, qu’ils portent sur eux et dont ils vont transmettre le contenu aux débutants.

Tous les patrons, toutes les directions d’entreprises, sans avoir une idée précise du « travail réel, intelligent », savent que le « travail prescrit » n’est jamais effectué. Mais l’inobservation des consignes, du règlement, les couvre en cas d’accident et facilitera des sanctions ou licenciements.

Le travail d’un ergonome, après avoir observé le « travail réel » (ce qui demande souvent du temps, car l’opérateur a intérêt à ne pas se dénoncer) consiste à émettre des préconisations pour faire modifier les normes, les règlements, pour que le travail théorique se rapproche du travail fait.

Permettez-moi une anecdote croustillante qui est un souvenir d’une mission que j’ai faite à France Télécom.

J’étais chargé d’intervenir sur le travail des « grands brigadiers » (des techniciens qui font des vacations dans des brigades en 3X8). Pour cela, j’ai passé plusieurs nuits avec eux dans un CPRI (centre principal du réseau interurbain, un central téléphonique, si l’on veut).

Je vais faire court : le technicien passait sa nuit (seul) devant des ordinateurs qui s’étaient ajoutés les uns aux autres au fil du temps, sans cohérence : on trouvait des logiciels en français ou en anglais, des claviers azerty et qwerty, des logiques d’utilisation multiples. Au bout de quelques nuits, je me suis aperçu que, contrairement à ce qu’il m’avait dit au début, le technicien n’y comprenait rien. Puis, mis en confiance, il fit devant moi ce qu’il faisait habituellement, il en éteignit quelques-uns dont il avait appris comment se passer. On approchait là du « travail réel ».

Une nuit, une alarme se déclencha. Elle avertissait d’un dysfonctionnement qui affectait les liaisons téléphoniques. Il fallait intervenir vite et le mode opératoire requerrait l’utilisation des ordinateurs mis à la disposition de l’opérateur. Il se leva du lit de camp sur lequel il s’était allongé (c’était interdit et je ne vis ce lit apparaître qu’au bout de quelques nuits, quand la confiance fut établie). Au lieu de rallumer les ordis, comme il aurait dû, il me dit : «  Montons, ils ont dû laisser une fenêtre ouverte là-haut ». A l’étage au-dessus, une fenêtre était effectivement ouverte et l’humidité de la nuit affectait les connections d’une batterie bardée de milliers de fils multicolores.

Il ferma la fenêtre et me dit : « Regarde » (on se tutoyait, à

présent). Du doigt, il me désigna un tout petit écriteau de carton posé au pied de la batterie et portant les mots « Tapez ici ». Il donna un petit coup de pied à l’endroit indiqué, l’alarme se tut, c’était réparé.

Une intervention ergonomique doit toujours être une opération « gagnant-gagnant » à l’issue de laquelle l’opérateur fournit un meilleur travail sans contrainte nouvelle et, si possible, avec un gain. C’est dire que le rapport final de l’ergonome, en conclusion d’une intervention, doit donner aux directions de préconisations de modifications, sans entrer dans le détail trop précis des choses vues.

Jules SEVAL sera peut-être agacé de lire ici « opérateurs », mais c’est le mot par lequel les ergonomes désignent globalement les « travailleurs » : ouvriers, employés, contremaîtres, techniciens, ingénieurs…

Maxime VIVAS

PS. A ma connaissance, la nécessité d’ergonomes ne figure dans aucun des programmes des candidats déclarés, semi-déclarées ou putatifs à l’élection présidentielle et c’est dommage.

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La Tiers-Mondialisation de la planète, c’est le laminage des classes moyennes et la polarisation riches-pauvres de l’ensemble des sociétés, les ramenant toutes à l’état du Tiers-monde d’avant les « miracles ». On peut diversement décrire ce phénomène : « prolétarisation des classes moyennes », « classes moyennes à la dérive », « déclassement »… Bernard Conte analyse le caractère universel de cette transformation sociale comme résultat des politiques économiques néolibérales mises en oeuvre (…)
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