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L’ordre règne en Bolivie

Après la démission forcée d’Evo Morales, des élections se tiendront le 20 mars prochain dans le pays andin. Le temps pour le gouvernement « de facto », issu du coup d’État, de s’installer.

Sous pression, menacés à travers leurs familles, sénateurs et députés du Movimiento Al socialismo (MAS) majoritaires dans les deux assemblées, ont résisté pendant dix jours. Le 23 novembre – lendemain des obsèques des victimes de la répression à Venkata, où alors qu’ils observaient une minute de silence, les cercueils des victimes étaient la cible de tirs – ils ont accepté la démission d’Evo Morales et de nouvelles élections. Elles auront lieu le 20 mars 2020, ce qui laisse le temps au gouvernement « de facto » de s’installer.

José Luis Fernando Camacho, le dirigeant des Comités civiques de Santa Cruz, organisateur des violences qui ont accompagné le coup d’État, le premier à entrer au palais présidentiel pour y déposer la bible, celui qui était aux côtés de Jeanine Añez lorsque l’état-major de l’armée lui a remis son écharpe, s’est déclaré candidat. La droite traditionnelle, dont le représentant Carlos Mesa, arrivait en seconde position le 20 octobre, se voit supplanté après avoir servi de marchepied à l’extrême droite.

Les organisations ouvrières, la Cob (Confédération ouvrière de Bolivie), paysannes, comme la CSUTCB (Confédération syndicale unique des travailleurs des champs de Bolivie) qui, le 10 novembre, avaient appelé fédérations départementales et Unions régionales à encercler La Paz, ont levé les blocages en échange de la suppression du décret exonérant l’armée de toute responsabilité pénale dans la répression.

Les paysans ont regagné leurs communautés où, en 2003, était né un grand mouvement populaire, contre le FMI, la Banque mondiale, les multinationales pour exiger la nationalisation du gaz. Le 6 juin 2005, la mobilisation obtenait la démission du déjà président Carlos Mesa et, le 22 janvier 2006 voyait l’intronisation du président Evo Morales, (53, 7% des suffrages) un Aymara, syndicaliste paysan, cultivateur de coca.

Un régime stable, réussi

En quatorze ans de pouvoir, la Bolivie était devenue un État plurinational, arborant deux drapeaux dont la Wiphala, reconnaissant et promouvant les langues indigènes (Aymara, Quechua, Guarani). Au référendum de janvier 2009, 58,7% des suffrages approuvaient la constitution de « l’État unitaire social de droit communautaire plurinational ». La nationalisation du gaz (1er mai 2006) permettait de financer un système unique de santé gratuit, de réduire l’extrême pauvreté de 38 à 15% et la mortalité infantile (soins gratuits aux femmes enceintes), de délivrer la « renta dignidad » (pensions de retraite), de déclarer le pays libre d’analphabétisme et de devenir, après Cuba, celui consacrant le plus haut pourcentage du PIB à l’éducation. Les banques étaient obligées de consacrer 60% de leurs ressources à l’investissement productif et à la construction de logements sociaux.

Le système économique bolivien était salué comme le plus réussi et le plus stable : inflation éliminée, taux de chômage le plus bas d’Amérique du sud, augmentation du salaire réel, diminution de moitié de la dette extérieure. Entre 2006 et 2019, le PIB passait de 9 milliards à plus de 40 milliards.

Pour la première fois, la conception que les Amérindiens ont de la terre, transmise par les générations passées et que nous devons transmettre aux générations futures, s’imposait : le Parlement votait une loi (2010) qui reconnait des droits à la Pacha Mama, la terre mère.

La découverte de gisements de lithium (70 % des réserves mondiales) encore inexploités et que le gouvernement envisageait de nationaliser assurait une nouvelle prospérité. Comment l’oligarchie bolivienne, les multinationales et l’administration Trump pouvaient-elles laisser passer une telle manne ?

Aujourd’hui, à Cochabamba, El Alto, Sucre, Potosi, en dehors de toute enquête officielle, la population compte ses morts, ses disparus, ses emprisonnés. On attend les rapports des missions dépêchées, très tard, par la Commission des droits de l’homme de l’ONU, la Commission interaméricaine des droits de l’homme qui se disent submergées par les témoignages.

Mille démons

Le mouvement associatif argentin a envoyé à La Paz une mission de quarante personnes (juges, avocats) parmi lesquelles le fils de Perez Esquivel, prix Nobel de la paix. Agressés dès l’aéroport, menacés par le ministre de l’Intérieur, Arturo Murillo (« qu’ils prennent garde, nous les suivons, nous les surveillons ») la mission a écourté son séjour. Cependant, au cours d’une première conférence de presse, la mission s’est avouée « traumatisée » par les témoignages et les preuves recueillies. « Ils ont ouvert la boite de Pandore et mille démons en sont sortis » a déclaré le chef de la délégation.
Le coup d’État a mis en chasse des meutes racistes qui ont donné libre cours à leur soif de vengeance contre les indigènes qui leur avaient ravi les richesses et le pouvoir pendant 14 ans. Le châtiment infligé à Patricia Arce, la maire de Vinto, obligée de marcher pieds nus sur des tessons de bouteille, tondue et aspergée de peinture rouge, est un exemple de leur sauvagerie. Traque à la pollera, les jupes froncées des femmes, viols de mineurs dans les casernes, opposants précipités des hélicoptères, les premiers témoignages bouleversent les Argentins qui n’ont pas oublié les crimes de la dictature.

Les hôpitaux publics refusent de soigner les blessés, ce qui vient corroborer le témoignage d’Aiver Guarana, seul médecin à soigner les blessés à Senkata, le 19 novembre, et qui n’avait vu arriver aucune ambulance, aucune équipe de secours. Des accusations pour lesquelles, il fut aussitôt arrêté.

Répartition du butin

Traque et arrestations des responsables et militants du Mas se poursuivent, gage sans doute des « garanties démocratiques » des futures élections.

Les putschistes disposent de trois mois pour les préparer sur mesure, à la taille de leurs appétits. En attendant ce « gouvernement de transition » s’arroge des pouvoirs régaliens : relations diplomatiques rompues avec le Venezuela, rétablies avec les Etats-Unis et Israël, renvoi des médecins cubains, retrait de l’Alba, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, traité de commerce et de solidarité qui promeut l’intégration et la paix dans le continent.

Les privatisations sont entamées. Les directions de soixante-huit entreprises publiques ont déjà été remplacées. Le butin est en voie de répartition. Jeanine Añez a signé le nomination de Mario Renato Nava, gérant du « grupo empresarial de inviertos nacionales Vida SA » entreprise appartenant à José Luis Camacho, à la tête du Sin (servicio de impuestos nacionales) chargé de collecter les impôts.

Les mensonges de l’OEA

Preuves et accusations se multiplient contre l’Organisation des Etats Américains, (OEA) financée à 60% par les États-Unis. Son secrétaire général, Luis Almagro, conspué sous les cris de « assassin » a dû quitter l’université d’Asunción (Paraguay) où il devait prononcer une conférence.

Malgré les demandes, dont celle du Celag (Centre d’études latino-américain de géopolitique), l’OEA est incapable d’annoncer la date à laquelle serait publié son rapport définitif sur les élections du 20 octobre. Son rapport préliminaire ne mentionnait que des « irrégularités », devenues fraude massive dans la bouche d’Almagro. Des organismes internationaux dont le Center for economic and Policy research, basé à Washington, contestent le panel retenu et ses conclusions. Ils affirment que même si les quelques milliers de voix contestées étaient reportées sur le candidat adverse, Evo Morales arriverait largement en tête.

Ces conclusions sont reprises par James Galbraith, Mark Weisbrot, qui figurent parmi les personnalités des universités de Harvard, Cambridge, Sao Paulo, l’Unam de Mexico, Chicago, Austin, New-Delhi qui le 2 décembre, ont publié une tribune libre dans The Guardian pour demander à l’OEA « de retirer les accusations qui ont servi de justification au coup d’État ».

Les signataires s’adressent au Congrès des États-Unis afin qu’il ouvre « une enquête sur le rôle de l’OEA et s’oppose au coup d’État soutenu par l’Administration Trump ». Ils recommandent aussi aux journalistes de rendre compte des conclusions des experts indépendants au lieu de se limiter à répercuter les accusations de l’OEA.

Ils remarquent que « personne n’a crié à la fraude, le 16 novembre, quand, en Louisiane, le candidat démocrate John Bel Edwards, en seconde position toute la nuit durant le dépouillement, a finalement gagné les élections avec 2,6% d’avance, résultat obtenu après dépouillement de la région de nouvelle Orléans ».

L’Union Européenne en accusation

Le rôle du « ministère des colonies », l’OEA, n’est pas le seul mis à découvert. L’Union Européenne est mise en accusation. Elle avait financé l’achat du système électronique permettant le comptage des votes, ses observateurs étaient présents mais n’ont rien dit quand les premières accusations ont surgi.

Le représentant de l’UE, Léon de La Torre et les ambassadeurs occidentaux étaient présent lors de massacres de Cochabamba et de Senkata. Ils n’ont rien dit non plus, s’entretenant aimablement avec Jeanine Añez et faisant pression sur le Parlement.

L’UE a permis à l’Administration Trump de tirer les ficelles tout en demeurant en coulisses. Elle a fait le sale boulot, cela s’est vu, cela se sait.

Le Parlement européen a refusé d’inclure les termes de coup d’état dans l’ordre du jour de sa réunion sur la situation en Bolivie. Sa responsable des relations extérieures, Fédérica Mogherini a justifié la reconnaissance du gouvernement de Jeanine Añez, arguant qu’il fallait « éviter un vide du pouvoir ».

Le vote du Parlement intervient quelques semaines après celui de la motion anticommuniste qui falsifie l’histoire en rendant le camp socialiste responsable de la seconde guerre mondiale. Discrétion sur la répression en Bolivie, sur l’expulsion de journalistes, la censure des médias (dont Telesur et RT), mais le Parlement vote le 27 novembre une résolution qui condamne Cuba pour l’arrestation d’un délinquant multirécidiviste, José Luis Ferrer. La résolution prévient que « le dialogue politique et de coopération avec Cuba peut être suspendu si les violations des Droits de l’homme continuent ». Comme en écho, le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, accusait le 2 décembre Cuba et le Venezuela de « séquestrer » les manifestations en Colombie, au Chili, Equateur et Bolivie. Il prévenait que « l’Administration aidera les gouvernements à éviter que ces manifestations deviennent des soulèvements ».

Aujourd’hui en Amérique Latine, les responsables politiques, les analystes commencent à débattre sur la tragédie bolivienne, recherchent et énumèrent les causes : les erreurs du gouvernement ? Sa sous-estimation de la virulence de l’oligarchie, de l’impérialisme ? La structure du Mas ?

En Europe, le rôle de l’Union, de nos gouvernements, ne fait pas encore partie du débat. Il n’en reste pas moins qu’en Amérique Latine au moins, le visage de la vieille Europe des lumières s’efface. A sa place, se dessine celui de démocraties hypocrites et menteuses qui s’érigent en modèle, donnent des leçons au monde entier et couvrent un régime raciste et ses crimes de lèse humanité. Ailleurs pour le moment.

En Bolivie, le jeune candidat du Mas à la présidentielle, Andronico Rodriguez, 29 ans, est retourné parmi les siens, chez les paysans producteurs de coca, dont il est l’un des responsables syndicaux. C’est là, à Cochabamba, que tout avait commencé... Sur ces terres que la Pacha Mama a dotées d’un éternel printemps.

Maité Pinero (ex-correspondante de L’humanité à Cuba)

»» https://www.humanite.fr/lordre-regne-en-bolivie-681260
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