Juste une remarque : quand nous observons certains phénomènes, qu’ils soient de nature sociopolitique ou culturelle, religieuse ou concernant les mœurs, qui peuvent s’expliquer par des formes spécifiques (et différentes) de civilisation ou de modernisation d’un pays, nous ferions bien d’ôter de nos yeux les lunettes, aux verres plutôt épais, de nos statuts identitaires tout aussi spécifiques et différents. Peut-être réussirions-nous à saisir ainsi ce qu’il y a de “normal” dans une société objectivement lointaine de nos parages et de notre façon de voir.
Le socialisme coréen
“Régime stalinien” ? “Dernier bastion marxiste-léniniste” ? Eh bien, jusqu’à un certain point. La Corée du Nord, dans le cadre du système des pays socialistes, s’est toujours distinguée par son particularisme. Et aussi par les succès tangibles obtenus dans le domaine de l’industrie et de l’agriculture, de la santé et de l’instruction, après la guerre de 1950-53 qui avait dévasté le pays, détruit ses infrastructures de base, ses monuments, ce qui était resté de l’appareil industriel laissé en héritage par les Japonais[1]. Société soumise à une discipline, culte de la personnalité, militarisme, mais aussi une grande sécurité économique pour plus de 20 millions de citoyens, dans un pays -il faut le rappeler- disposant de peu de matières premières (sauf le charbon) et dont une grande partie du territoire n’a pas de vocation agricole. Logement, travail, santé et instruction pour tous, comme exemple de “faisabilité” de l’idéal socialiste. Quel socialisme, au juste ? Une “voie nationale”, dans laquelle les piliers idéologiques du marxisme-léninisme se sont mêlés à des valeurs éthiques et même religieuses de la culture traditionnelle coréenne, dans laquelle des concepts comme ceux de loyauté, d’honneur, d’héroïsme, de famille et de communauté (Gemeinschaft, dans l’acception de Ferdinand Tönnies) occupent une place importante. Le processus de construction du socialisme a été conduit par les “Idées du Juche”, symboliquement représentées par la torche qui se dresse sur un obélisque de 170 mètres au cœur de Pyongyang. Ce sont les idées élaborées par Kim Il Jung, père de la patrie, et vénéré à l’égal d’un dieu, dont on ne peut pas se passer pour comprendre non seulement le passé mais aussi le présent de la République Populaire Démocratique de Corée.
L’aciérie Chollima
Juche est un mot composé de deux racines, djou, qui signifie “maître”, et che (tché), c’est-à-dire “corps”. “Un corps qui est maître de lui-même”[2], entendant par “corps” le peuple (“masses populaires”), la nation. De fait, cette doctrine contient trois piliers fondamentaux : souveraineté politique, indépendance économique, “auto-défense en matière de sécurité nationale”.[3] La fin ultime est le Djadjouseung, la pleine indépendance créative de l’homme (et/ou du peuple-nation). Il n’est pas douteux que ce qui a influé sur cette construction idéologique, outre les aspects culturels traditionnels déjà évoqués, ce sont les vicissitudes spécifiques du pays, à commencer par la domination japonaise. Puis, dans un second temps, la guerre catastrophique contre les EU[4].
Il convient en tout cas de dire que, en 1948, année de la fondation de la République, justement en vertu de certains postulats idéologiques qui exaltaient les concepts d’ “autonomie” et d’”indépendance” nationale, il n’était pas du tout acquis que le destin de ce pays implique le modèle économique et politique qui s’installera dans les années à venir. Il suffit de rappeler que la constitution de 1948 défendait une “démocratie avancée”, fondée sur le pluripartisme[5], et non la dictature du prolétariat. Elle reconnaissait en outre le droit d’héritage et “la propriété privée individuelle, constituée par la terre, les petites et moyennes industries, les entreprises commerciales de petites et moyennes dimensions, les matières premières, les produits manufacturés, les revenus et les économies.” Plus encore : elle encourageait explicitement “la libre initiative créatrice privée”. Fondamentalement, la “créativité des masses populaires qui font l’histoire” était un des concepts-clés du Juche : l’homme, en tant qu’être social, est maître de soi-même et “crée” son destin. Donc, si, d’un côté, il est clair que l’orientation “socialiste” de l’État était implicite dans les choix politiques de la nouvelle direction du pays (et il y eut une accélération après la guerre de 1950-53), l’étatisation et la collectivisation totale de l’économie ne sera constitutionnalisée qu’en 1972.
Les Trente Glorieuses
On peut aussi parler, à propos de l’économie coréenne, de “trente glorieuses”, ces années qui vont de la fin de la guerre à la toute fin des années quatre-vingt. Dans ces années, la croissance s’est effectuée à des rythmes très élevés, permettant au pays de reconstruire et d’élargir son appareil productif, développer sa force militaire, d’assurer un certain degré de bien-être à la population, bien au-delà des niveaux constatés, dans la même période, dans la plus grande partie des pays de l’échiquier asiatique (jusqu’en 1972, l’économie nord-coréenne était plus développée que celle du Sud). Bornons-nous à noter qu’entre la fin des années soixante et la moitié des années quatre-vingt, la production industrielle augmenta à un taux moyen annuel de 16%. En 1984, la production d’électricité et celle de charbon atteignirent respectivement 78 et 50% de celles des sept années précédentes[6]. Dans la même période, la production d’acier a cru de 85%, celle des machines-outils de 67%, celle des tracteurs de 50%, celle des automobiles de 20%, celle des engrais chimiques de 56%, celle du ciment de 78%, celle des tissus de 40%, celle des produits alimentaires de 120%[7]. On construisit des digues (plus de 200), des écoles, des crèches, des logements, des hôpitaux (le nombre de lits augmenta de 60% entre 1977 et 1984, tandis que celui des médecins par mille habitants arrivera à 3, comme en France, au Danemark, en Israël et en Finlande)[8]. Dans l’ensemble, le revenu national fut multiplié par six (par rapport à 1977), passant en 1986 à 2500 dollars par habitant. Une comparaison : en 2009, dans des pays comme l’Égypte, le Pérou, les Philippines, le Paraguay et quelques Républiques d’Asie Centrale, le revenu per capita ne dépassait pas 1500 dollars. Dans toute l’Asie, la moyenne était de 1700 dollars par habitant[9]. De toute façon, il faut tenir compte du fait qu’il s’agit, pour la période considérée, d’une économie rigidement contrôlée par l’État, qui veille, avec le concours des unités productives, à dicter les orientations et à définir les programmes pluriannuels, à organiser aussi bien la production que la distribution des biens et services, et qui a aussi dans ses attributions l’affectation des biens de première nécessité (nourriture et vêtements) à chaque citoyen.
Crises et pénuries
Il en va ainsi jusqu’à l’aube des années quatre-vingt-dix. La chute de l’URSS et des régimes socialistes en Europe orientale et, par conséquent, la fin du régime d’”assistance mutuelle” entre eux (les échanges au sein du COMECON, même si la Corée n’en était pas un membre effectif[10]), provoquèrent un effondrement vertical de l’économie nord-coréenne, encore aggravé par une terrible disette qui s’abattit sur le pays justement dans ces années-là, à la suite d’une série de pluies torrentielles et d’inondations sans précédents[11]. Ce sont les années des photos d’enfants squelettiques tournant en boucle dans les journaux et sur les télévisions du monde entier, des visages émaciés de femmes et d’hommes des périphéries urbaines et rurales, des champs ravinés. Le système est en crise, il ne fonctionne plus : le nombre des citoyens auxquels l’État ne réussit plus à assurer même le minimum vital croît à un rythme insupportable. La nourriture et le carburant (nécessaire même pour approvisionner les villes) manquent. L’électricité n’est garantie que quelques heures par jour, les machines dans les usines et l’appareillage médical dans les hôpitaux s’arrêtent. Les chiffres officiels parlent de 200 000 morts ; en Occident, ce chiffre est multiplié par dix. La vérité est peut-être entre les deux (“in medio stat virtus”, comme on dit), en tout cas il s’agit d’un grand désastre, d’une grande tragédie, que les autorités (et le peuple) ne réussiront à atténuer, à maîtriser, que grâce aux aides internationales. Et au nouveau cours qui sera imprimé à l’économie.
Réformes et coup de frein
Il s’est agi, par certains aspects, d’un retour à l’esprit de la constitution de 48, même si, formellement et publiquement, le parti ne reconnaîtra jamais cette ouverture, même limitée, au marché. D’un autre côté, le gouvernement et le parti n’ont fait que prendre acte d’une situation qui s’est créée, dans la société, de façon spontanée, et qui a été suivie, en 2002, de certaines mesures pour ainsi dire “autorisatrices”. En faisant référence à un concept-clé du Juche, que nous avons déjà évoqué, nous pourrions dire que le peuple, face à l’urgence, pour échapper à la faim, a eu recours à sa “créativité”, de façon à “modifier la réalité et (re)modeler son destin”[12]. Paradoxes. Bien sûr, nous ne parlons pas de réformes économiques de grande ampleur, mais simplement de l’acceptation de petites niches de marché, qui rassemblent, surtout, des produits agricoles en excédent, ce qui reste aux paysans après s’être acquittés de leurs obligations envers l’État[13].
Entre autres exemples, citons, pour montrer à quel point les autorités du régime étaient préoccupées par ce nouveau cours, la réforme monétaire lancée sept ans après, en 2009. Le won (KPW) fut dévalué d’environ 70%, avec des effets fort peu positifs sur l’économie et, surtout, sur le pouvoir d’achat des citoyens. Quel était le raisonnement des autorités de Pyongyang ? Les ouvertures au marché avaient entraîné la formation de profits privés, incompatibles avec le socialisme. De plus, la monnaie, au lieu d’être un simple instrument de paiement, devient une réserve de valeur, un bien susceptible de conserver sa valeur inchangée pendant une certaine période. Pour couper à la racine cette dynamique (thésaurisation), la seule solution est la dévaluation de la monnaie. Si, jusque-là, il fallait, pour un dollar, 2,15 won, après la réforme, il en faudra 150. La conséquence de ce choix sera une contraction du marché libre, à la suite de l’effondrement du pouvoir d’achat des familles. Dans les décennies précédentes, les Nord-Coréens avaient connu la seule forme d’inflation possible dans une économie centralisée, totalement contrôlée par l’État : quelques queues devant les magasins d’État, quand l’offre de biens était insuffisante, en-dessous des besoins réels[14]. Avec la dévaluation, pour la première fois, ils devront compter avec une augmentation généralisée des prix. Salaires stables, prix orientés à la hausse. Un seul fait, pour donner un ordre d’idées : un kilo de riz arriva à coûter 5 000 won, pour un salaire moyen d’environ 20 000 won par mois[15].
On ne reviendra pas en arrière
Néanmoins, les jeux étaient faits. Bien vite, la flamme inflationniste baissera, les prix se stabiliseront, l’économie, dans l’ensemble, se remettra à croître, la faim et les privations relèveront définitivement du passé (des données du Programme alimentaire mondial, recueillies sur place, confirment que le pays a désormais atteint l’autosuffisance alimentaire, revenant aux niveaux des années 80[16]. Dans ce contexte, le rôle des femmes est intéressant. Ce sont les principales protagonistes du nouveau cours national (souvent, même le barbier est une femme !). Plus “libres” que les citoyens mâles, qui, pour la plupart, sont employés dans l’industrie, le secteur militaire, l’agriculture d’État, les femmes, souvent enregistrées comme femmes au foyer, ont été les pionnières du commerce au détail de produits agricoles, même quand il était encore illégal, et du petit commerce transfrontalier avec les voisins chinois. Ce dernier phénomène, en particulier, a permis à celles qui en ont été les artisanes, de rapporter à la maison des devises appréciées, yuan et dollars, extrêmement utiles pour faire front aux besoins de leurs familles et pour développer ultérieurement leur activité, même si, depuis 2003, la seule monnaie étrangère officiellement admise était l’euro. C’est là que commence le changement, d’abord spontané, dû à la nécessité, puis dirigé, qui est en train de modifier le visage de la Corée du Nord - rapidement, “selon l’esprit de Chollima”[17], comme on dirait là-bas. De la petite contrebande de fruits et légumes, on est arrivé à la gestion avantageuse d’une partie des mines et industries, restaurants et salons de coiffure qui, toutefois, restent toujours propriété de l’État. Les nouvelles entreprises créées avec des capitaux privés sont bien enregistrées comme des entreprises d’État, mais, en fait, elles appartiennent à ceux qui les ont mises sur pied. C’est le cas des entreprises de transport, de plus en plus nombreuses depuis quelques années, et qui constituent un secteur en rapide expansion. Un des problèmes qui ont affligé le pays dans un passé récent, comme nous l’avons vu, est celui de la liaison entre centre et périphérie, qui a nui à l’approvisionnement alimentaire des villes au pire moment de crise du pays. Maintenant, ce problème a été presque entièrement résolu, grâce à ces paysans qui, en investissant leurs économies dans l’achat d’un camion ou d’un tracteur de fabrication chinoise, suppléent aux déficiences du système de transport public. Bref, entre gestions “pseudo-privées” et nouvelles entreprises, pour la plupart individuelles, les estimations les plus fiables donnent un taux de 40% de la population concerné par cette économie de marché spéciale.
Opportunités et problèmes
A partir de 2010-2011, surtout dans la capitale, mais aussi dans les autres villes, les signes de ce changement, et de l’amélioration des conditions de vie des citoyens, commencent à devenir très nets : nouveaux commerces et restaurants, rayons remplis, automobiles (en Corée du Nord, il y a une firme automobile, la Pyeonghwa Motors, qui, jusqu’en 2012, a produit aussi quelques voitures sous licence Fiat) et bicyclettes électriques, portables, toutes sortes de marchandises jamais vues auparavant. Aujourd’hui, 80% de l’approvisionnement en biens de première nécessité passe par les marchés privés. Les petits marchés périodiques (Golmikiang) sont désormais tolérés et discrètement encouragés. Les investissements extérieurs augmentent aussi (il y a désormais des dizaines d’entreprises européennes qui ont investi en Corée du Nord ces dernières années, compensant le déclin des vieilles “zones économiques spéciales” surgies sur la base des investissements chinois et sud-coréens[18]), malgré l’embargo US. Grande ébullition aussi dans le secteur de la construction. De 2012 à aujourd’hui, rien que dans Pyongyang, ont surgi 18 nouveaux gratte-ciel de 50 étages chacun et on a construit des milliers de nouveaux logements. Parmi eux, ceux réservés aux techniciens et ouvriers impliqués dans la construction de véhicules spatiaux Unha (Unha Scientists Street) et de satellites Kwangmyongsong Wisong Scientists Street)[19]. Mais pas seulement des appartements. Dans la même période, on a aussi réalisé de nouveaux ouvrages publics d’une certaine envergure, comme le Théâtre populaire Mansudae et le spectaculaire parc aquatique Munsu, l’aéroport Sunan (il a été restructuré et modernisé) et le futuriste Centre de Science et Technologie en forme d’atome , l’ultramoderne hôpital pédiatrique de la capitale, des orphelinats plus accueillants.
Où Kim Jong-un prend-il l’argent pour ces réalisations ? Si l’économie de ce pays est une passoire, comment est-il possible que ses dirigeants puissent affecter, en même temps, autant de ressources au développement de nouvelles technologies militaires plus sophistiquées, à la croissance et à la modernisation de la construction résidentielle et sanitaire, à l’école, au développement des structures pour les loisirs des citoyens ?
Certains observateurs penchent pour une lecture qui prenne en compte le rôle des “nouveaux riches”, dits “donju” (maîtres de l’argent), ceux qui ont su profiter des “réformes” du début des années 2000 : collaboration financière avec l’État en échange de plus de compréhension pour leurs activités, y compris celle de vente-achat des “droits de résidence”[20], phénomène en augmentation selon de nombreux analystes. En réalité, on a assisté, dans les trois dernières années, à une augmentation importante des dépenses de l’État pour de nouvelles infrastructures, qui va de + 4,3% en 2014 à + 13,7% en 2016. Ces chiffres sont à lire avec ceux de l’augmentation du PIB (+3,9% en 2016, le plus élevé des 17 dernières années[21]) et de la balance commerciale, plus dynamique que dans le passé. Les échanges avec la Chine - principal partenaire économique du pays - se montaient à peine à 0,37 milliards de dollars en 1999, maintenant, ils atteignent 6 milliards. Il est plus simple de reconnaître que l’économie va mieux, avec l’expansion subséquente du budget de l’État (des rentrées nouvelles et plus importantes), que de chercher des réponses dans on ne sait quelles inavouables liaisons entre bureaucrates, donju, contrebandiers, affairistes locaux et étrangers. Il ne faut pas non plus négliger le fait que le calcul des coûts de réalisation d’un ouvrage dans un pays comme la Corée du Nord ne peut se faire comme pour n’importe quel pays capitaliste. À côté de l’utilisation de matières premières provenant d’installations et de mines d’État (le pays est un grand producteur de ciment), il faut prendre en compte le travail civil qu’effectuent les soldats, et le travail “volontaire”. Les principaux problèmes de ce nouveau cours s’appellent croissance de l’inégalité, disparités dans l’accès aux biens de consommation, divergence croissante entre ville et campagne. Rien de troublant là-dedans pour un pays capitaliste ; pour les Coréens, par contre, c’était une situation totalement inconnue jusqu’à il y a deux décennies. L’État, avec ses prix symboliques, n’est pas capable de satisfaire tous les besoins en produits alimentaires et de première nécessité. Mais, sur le marché semi-officiel (Golmikiang), certains biens peuvent même arriver à coûter 100 fois plus[22]. Le problème est bien présent dans les documents officiels du gouvernement et du parti : ils montrent que l’État est bien conscient qu’il devra faire plus dans les prochaines années dans le secteur alimentaire. Lors de la dernière session du Parlement[23], le premier ministre Pak Pong-ju a insisté, en plus de la “pénurie aiguë d’électricité”, qui imposera une augmentation de la production de charbon, de nouvelles et plus efficaces centrales hydroélectriques et une expansion de la production d’énergie d’origines alternatives[24], sur la nécessité, maintenant que l’autosuffisance céréalière a été de nouveau atteinte, d’améliorer le niveau de vie des citoyens, en augmentant la diversité et la qualité des produits disponibles pour la consommation de masse, “à commencer par la viande, le lait, les fruits, les champignons et les légumes”[25].
Où va la Corée du Nord ?
Dans l’ensemble, nous parlons d’un pays qui, malgré l’isolement et l’embargo, et en mettant de côté les nécessités du système de défense (le pourcentage du budget de l’État destiné à la défense atteint 15,8%), va beaucoup mieux que dans le passé, surtout récent, et continue à investir beaucoup dans la recherche et dans l’éducation, la santé, l’avenir des jeunes. Quelques exemples : le nombre de médecins et de lits hospitaliers pour mille habitants en 2003 était de respectivement 3,29 et 13,2 (en Corée du Sud, il était de 1,96 et 12,3 en 2008), chiffres comparables et même, dans certains cas, supérieurs, à ceux de certains pays occidentaux (en Allemagne, ils sont respectivement de 3,53 et 8,17)[26]. L’espérance de vie à la naissance (70 ans) est plus basse que dans les principaux pays occidentaux, mais analogue et, dans certains cas, supérieure à celle de quelques pays asiatiques, et des pays importants. La dépense pour l’éducation et la culture (et les arts) se monte, respectivement, à 9,2 et 6,8% du budget de l’État (en Italie, en 2014, c’était 7,9 et 1,4%), ce qui témoigne d’une attention particulière à l’égard des futures générations. Récemment, l’éducation obligatoire, entièrement gratuite, a été portée à 12 ans (elle était de 11 ans), entre école élémentaire, moyenne et supérieure, avec une augmentation relative des dépenses pour la construction scolaire, et l’achat d’ordinateurs, de logiciels, nouveaux appareillages mécaniques et de précision. L’école et les jeunes : c’est sans doute d’ici qu’il faut partir pour comprendre à quel point le consensus sur le régime et le nouveau leader, le “Brillant camarade”[27] Kim Jong-un est réel et où va la Corée du Nord. Même si le ton semble plus enflammé, le choc avec l’Amérique de Trump rappelle celui avec Bush au début des années 2000. Du déjà vu, certes, mais le scénario est dangereux. Cependant, derrière l’escalade militaire, il y a un pays en mouvement, avec plus d’opportunités, plus de richesse et, dans les limites du système, plus de liberté.
Entre 2010 et 2012, un professeur d’histoire australien, Stewart Lone, eut l’occasion d’enseigner l’anglais dans deux écoles de Pyongyang. A la lecture de son beau récit de cette expérience[28], extrêmement humain, j’ai été frappé par trois passages qui renferment, selon moi, le sens de ce qui arrive dans ces contrées. Le premier : “Les jeunes aimaient écouter les histoires personnelles et, quand je les invitai à me parler de leurs héros, beaucoup parlèrent de leur mère”. Le deuxième : “Tandis que nous nous promenions dans le centre, je proposai à Maître Kim d’entrer dans un magasin qui vendait un peu de tout : nourriture, boissons, meubles, grands et petits appareils électrodomestiques. Tandis que nous jetions un coup d’œil aux objets en vente, Maître Kim me dit que le lendemain c’était l’anniversaire de Manager Kim ; juste à ce moment-là, Manager Kim caressait une bouteille de Chivas Regal et commentait à haute voix : “Yes, Chivas Regal - very good, very fine !”. Le troisième : “Tous les jeunes de ma classe avaient un ordinateur à la maison. Ils jouaient aux jeux vidéos, et leur jeu préféré était FIFA World Cup. Quand nous allions en excursion, beaucoup portaient des appareils photo numériques et nombre d’entre eux avaient un portable. La différence, c’est que les jeunes de Pyongyang ne sont pas esclaves des modes, ils ne réclament pas le dernier modèle d’un objet pour jeter celui de l’année précédente”. En résumé : le fardeau supporté par les femmes pendant la crise et leur rôle actuel dans la société ; la plus grande disponibilité des biens de consommation, y compris des produits occidentaux de marque qui, cependant, ne sont pas à la portée de tous ; la “normalité” (et la vivacité) des enfants, des jeunes, des étudiants, qui, néanmoins, ne sont pas (encore) subjugués par la culture de la consommation. La nouvelle Corée du Nord en trois instantanés. Un pays sui generis, mais pas l’enfer que tant de gens s’efforcent de dépeindre.
Luigi Pandolfi
Article original : "Corea del Nord, questa sconosciuta quasi normale"
Traduit par Rosa Llorens [Tlaxcala.org]