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L’homme noir de la Renaissance, par Alessandro Portelli - il manifesto.


il manifesto, 20 janvier 2006.


Peekskill, dans l’état de New York, n’est pas loin de Woodstock. Comme Woodstock, c’est un endroit idéal pour un grand concert : campagne idyllique, proche de la métropole, d’accès facile. C’est pour ces raisons que, le 27 août 1949, les syndicats de la confection et de l’industrie de la fourrure organisent à Peekskill un grand concert pour les droits civiques et syndicaux - les uns, presque tous à conquérir, les autres, en danger dans une Amérique qui se prépare au maccarthysme. Au programme Pete Seeger, protagoniste notoire du folk revival ; mais la star c’est Paul Robeson. C’est bien qu’Alias (supplément culturel de il manifesto, ndt) consacre son numéro de demain 21 janvier, à la figure inoubliable de Paul Robeson. Né en 1898, le plus jeune des cinq enfants d’un esclave en fuite, Paul Robeson est, au propre et au figuré, un géant du 20ème siècle ; il est peut-être ce que l’Amérique a jamais eu de plus proche de ce qu’on appelait autrefois un « homme de la Renaissance », capable d’exceller dans une multiplicité de domaines, en gardant toujours l’unité et la cohérence de son identité et de ses convictions. A 18 ans, malgré les réticences racistes en tous genres, il s’impose comme champion de foot américain au point d’être désigné comme « all-American », mais il faudra quarante ans pour que son nom, après sa mort, soit inclus dans le Hall of Fame des protagonistes de ce sport.

Il passe sa thèse de droit à Columbia, mais arrête d’exercer comme avocat lorsqu’une secrétaire refuse de se faire dicter une lettre par un noir. C’est un épisode très symbolique, à sa façon : l’écriture blanche refuse la voix noire. Mais à partir de là , la voix profonde de Paul Robeson marquera une présence afro américaine qu’il devient impossible de ne pas écouter. C’est sa voix que nous associons à un classique de ces années là , « Old Man River » (le chant des débardeurs noirs dans Show Boat de Jerôme Kern) ; et c’est lui qui en change les paroles -au lieu de « je suis fatigué de souffrir et j’ai peur de la mort » il chante « je continuerai à lutter, jusqu’à la mort ». C’est l’époque de la Harlem Renaissance, la « Renaissance » noire de Harlem, et l’Amérique commence à se rendre compte de la centralité de sa culture noire.

Paul Robeson, comme l’écrivait alors James Weldon Johnson, romancier, musicien et acteur politique- est un des artistes qui « prennent la musique noire et en font de la musique classique ». C’est une tradition qui date des Fisk Jubilee Singers au 19ème siècle et passe par Marian Anderson et peut-être par la Tremonisha de Scott Joplin. Le son des spirituals de Paul Robeson est bien sûr différent, plus concertant, que celui qu’on peut entendre dans les églises et dans les champs ; mais si le style change, la tension politique en reste intacte et plus déclarée, et affirme la dignité et l’orgueil d’une indestructible revendication de ses droits.

Entre temps, du théâtre de Eugène O’Neill (Emperor jones, All God’s Chillun Got Wings) au music-hall (Show Boat, justement), la voix et le corps de Paul Robeson affirment une présence scénique que les menaces racistes et les discriminations ne peuvent ni effacer ni ternir. Inévitablement (et ici aussi dans la tradition d’un autre grand chanteur noir du 19ème, Ira Aldridge), Robeson devient le plus grand Otello de l’histoire du théatre shakespearien. Et on peut aussi le voir dans les films Body and Spoul, Jericho, Proud Valley.

Ce jour là cependant, tout cela ne comptait pas à Peekskill : non seulement Paul Robeson était noir mais il était aussi fièrement communiste. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait un concert à Peekskill ; mais les temps avaient changé. La guerre froide avait commencé ; les syndicats qui avaient organisé le concert, accusés d’infiltration communiste, allaient sous peu être expulsés de la fédération nationale. Surtout, Peekskill elle-même avait changé : la Standard Brand, la seule industrie locale, avait licencié des centaines d’ouvriers et, comme il arrive aux Etats-Unis, cela avait provoqué une vague de déploiements patriotiques et raciaux et une peur terrible du syndicat. Si l’on ajoute que Robeson venait à peine de déclarer que les noirs ne se battraient jamais aux côtés de leurs oppresseurs contre l’Union Soviétique, le cocktail explosif est prêt.

Au fur et à mesure que les spectateurs arrivaient pour le concert, ils se rendaient compte qu’ils étaient dans un piège : l’endroit était entouré d’une foule furieuse armée de pierres et de battes de base-ball, épaulée par les shérifs locaux, avec les drapeaux et les symboles des anciens combattants, qui hurlait des insultes et des slogans racistes et fascistes. Les pierres partirent, le générateur de la scène fut incendié, quelques croix en flammes du Ku KLux Klan apparurent. Les routes étaient bloquées ; Robeson n’arriva pas à passer et le concert n’eut pas lieu. Le journal local (contrôlé par la Standard Brand) proclamait le lendemain (repris par toute la presse nationale) : « Réveille-toi, Amérique ! Peekskill a donné l’exemple ».

Paul Robeson cependant n’était pas du genre à se faire barrer la route et refuser la parole. Les syndicats, les associations des droits civiques, les musiciens décidèrent qu’il fallait répondre à l’agression en affirmant leurs droits démocratiques. Une semaine plus tard, avec un service d’ordre de plusieurs centaines d’ouvriers bien équipés, ils revinrent à Peekskill, et, même entourés d’une foule hostile, le concert eut lieu. C’est après qu’arriva le désastre : sur le chemin du retour, musiciens et spectateurs, enfants et vieillards, hommes et femmes, furent agressés, tabassés, pris à coups de pierres (Pete Seeger inclura dans sa cheminée les cailloux qui lui avaient défoncé le pare-brise ce jour là ), malmenés, insultés. La plus grande partie ne réussit pas à rentrer à New York et passa la nuit à la belle étoile, sous la menace des agresseurs alentour.

L’épisode fit le tour du monde (Howard Fast, l’auteur de Spartacus, écrivit un vibrant livret de protestation ; T. Coraghessan Boyle, natif de Peekskill, en fit le centre de son roman le plus engagé, World’s End, 1987). Pour toute réponse, Paul Robeson se vit retirer son passeport par le Département d’Etat : il était trop subversif, c’était dangereux de le laisser parler et chanter ses idées en tournée dans le monde entier.

Le livret de Howard Fast s’appelait Peekskill, Usa. C’est un titre qui pose question : quelle est la relation entre les événements de Peekskill (la violence, le racisme, les slogans fascistes, la répression anti-syndicale) et les Usa ? Est-ce une exception dans l’Amérique démocratique ou une possibilité pas si latente d’ailleurs et toujours prête à se représenter ? Paul Robeson se trouve exactement à ce carrefour : l’orgueil d’artiste et de militant avec lequel il défendit ce jour là à Pekkskill le droit de parole, le sien et celui de tout le monde, sont la synthèse de toute une vie. Ils étaient ces communistes qui incarnaient ce qui restait de démocratie en Amérique. « Hold the line », chantera Pete Seeger : résistez, ne reculez pas, tenez bon ; « de même que nous avons résisté à Peekskill, nous résisterons dans toute l’Amérique jusqu’à ce que nous puissions respirer la liberté dans le vent ».

Alessandro Portelli


 Source : il manifesto www.ilmanifesto.it

 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


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