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Révisionisme transalpin : Alò Saló alalà , par Antonio Tabucchi - il manifesto.


il manifesto, samedi 14 janvier 2005


Au début de l’année, en guise de voeux à l’Italie, une loi est arrivée au Sénat, voulue par la droite et signée par le sénateur d’Alleanza nazionale Riccardo Pedrizzi, qui assimile partisans et repubblichini (adhérents ou soldats de la République Sociale Italienne, à Saló, créée par les fascistes en 1943, ndt), en les considérant comme des « soldats belligérants ».

La proposition, pour le moment, est rejetée, mais cette réaction positive ne change pas la gravité du dessein. Bien entendu, on aurait inclus aussi dans cette assimilation les survivants des sinistres bandes Koch et Carità , et autres petites bandes d’assassins et de tortionnaires qui donnaient un coup de main aux nazis dans leurs carnages au dessous de la ligne gotica. De la gauche blessée, particulièrement chez de nombreux représentants des Ds, se sont élevés les cris de l’indignation. L’Italie est un pays dépourvu de cohérence politique, étant donné que cette loi n’est rien autre que la conclusion logique d’un parcours inauguré justement, il y a quelques années, par un représentant Ds, l’onorevole Luciano Violante. C’est à lui qu’on doit, dans une rencontre avec l’onorevole Fini, l’origine du gentil syntagme « garçons de Salò » pour qualifier les militants de la République fasciste. En abaissant un peu l’âge, les responsabilités diminuent, et peu importe si de nombreux adhérents de Salò , surtout les meneurs, étaient des vieux fascistes rassis comme le maréchal Graziani.

De plus, le mot « garçon » est porteur de tendresse et d’affection : on le dit des footballeurs de l’équipe nationale, des soldats italiens en Irak, dans la suite de Bush. Avec ce vocabulaire qui nous rappelle toujours notre maman et qui a quelque chose de joyeux (parce que les garçons ça s’amuse, même « I ragazzi della via Paal » se faisaient la guerre entre eux, mais c’était une guerre pour jouer) l’Italie a beaucoup joué au siècle dernier. Rappelez-vous, « nos garçons » sont allés en Libye, en Abyssinie, en Albanie, ils ont essayé de casser les reins à la Grèce sur la plage, et autres missions de ce type. Peut-être, en Abyssinie et en Libye, ont-ils lancé aussi quelques gaz asphyxiants, bombardé Tripoli, utilisé des lance-flammes dans des villages de cabanes de paille, mais ça faisait partie du jeu. Et puis, c’étaient des garçons. En somme, pour son irréfrénable esprit juvénile que le monde entier nous envie, l’Italie n’a d’excuses à présenter à personne, et, de fait, elle ne l’a jamais fait. Et donc elle n’a aucune excuse non plus à présenter à cette partie de l’Italie que les hommes de Salò souillèrent avec des massacres obscènes, aux côtés des envahisseurs nazis. Parce que, là aussi, les tortures, les ratissages, les massacres, les complicités avec les Ss partaient d’un idéal profond que les « garçons » nourrissaient, et un idéal, comme on le sait, est toujours un idéal.

Pour bien comprendre l’idéal des gens de Salò il faut penser qu’ils firent ces choix « en croyant servir de la même manière l’honneur de leur patrie ». Ce rééquilibrage de l’idéal de Salò vient d’une grande déclaration du Président de la République Carlo Azeglio Ciampi qui, le 14 octobre 2001, lors d’une cérémonie sur la résistance, dans un village près de Bologne, prononça solennellement les paroles suivantes, que le protocole du Quirinal me fit alors parvenir par fax : « Nous avons toujours à l’esprit, dans notre ouvrage quotidien, l’importance de la valeur de l’unité de l’Italie. Cette unité que nous ressentons comme essentielle pour nous, cette unité qui, nous devons bien le dire, aujourd’hui, à un demi siècle de distance, était le sentiment qui anima de nombreux jeunes qui firent alors des choix différents et qui le firent en croyant servir pareillement l’honneur de leur patrie ».

A cette occasion je publiai dans Le Monde un article où je dis que Ciampi avait « prononcé des paroles impropres pour une république née de l’antifascisme ». Le Corriere della Sera, où j’écrivais à l’époque, refusa de le traduire. La Stampa, qui a un accord avec Le Monde, aussi. Je m’adressai à L’Unità . Furio Colombo me le publia ([« L’Italia alla deriva », le 21 octobre 2001). Le lendemain l’onorevole Pierro Fassino intervenait avec un article indigné à mon égard. Comment avais-je pu oser contredire la grande idée de Carlo Azeglio Ciampi ? Notre pays n’aurait-il pas besoin peut-être d’unité et non de ces déchirements qui avaient fait tant de mal dans le passé ? Et puis, reprenait Fassino, celui des gens de Salò était aussi un idéal, fut-il erroné. Voilà  : il s’agissait de garçons qui s’étaient « trompés ». En toute bonne foi.

Ah, la bonne foi ! Mais le monde est plein de bonne foi, il l’a toujours été.

Quand l’Inquisition envoyait les « hérétiques » au bûcher, elle le faisait de bonne foi et pour la bonne foi, la vraie. Quant aux « garçons » des Ss qui faisaient des carnages dans notre pays, quant aux adeptes des fours crématoires, dont beaucoup furent volontaires, ne le faisaient-ils pas de bonne foi ? N’était-ce pas, dans le fond, un idéal, chez eux ? Il est vrai, cet idéal prévoyait de nettoyer de la surface de la terre les races considérées comme inférieures, surtout les juifs, et voulait la domination absolue de la race aryenne (dont nous savons d’ailleurs que le phénotype n’existe pas). Mais on ne peut pas nier que c’était un idéal.

Moi je crois que dans une Europe unie comme la notre, le gouvernement italien devrait unir ses efforts à ceux des assimilateurs analogues des autres pays afin que leurs « soldats belligérants » jouissent du même statut que ceux qui combattirent pour l’autre idéal. Le ministre des affaires étrangères Fini devrait avoir la force de demander à ses homologues allemand et français, au Parlement Européen, de reconnaître que les militants des SS, les membres de la Gestapo et les miliciens de Vichy ont lutté pour un idéal. Faire cette réhabilitation, tous seuls, semblerait d’un autisme insensé dans une Europe des droits. Pour continuer toujours dans cette logique, les mêmes personnes devraient reconnaître que les pilotes d’Al Qaeda qui se sont plantés dans les tours jumelles étaient aussi des « garçons » qui avaient leur idéal, même erroné. De même que, toujours par idéal, fut-il erroné, certains « garçons » palestiniens montent dans des bus avec une ceinture de dynamite sous leur veste. La logique impose que si on part de A on doit aller jusqu’à la lettre Z. De ce fait, si on reconnaît un idéal, qu’on ait le courage d’aller jusqu’au bout. De cette manière, les assimilateurs arriveront probablement à établir cette harmonie et cette paix dont l’absence déchire dramatiquement le monde aujourd’hui.

Donc, tout à fait contradictoires apparaîtront aujourd’hui les lamentations de cette gauche qui, après avoir reconnu l’égalité des idéaux, voudrait s’arrêter là , en refusant de façon incongrue d’accepter les conséquences pratiques d’un tel principe. Si cependant ces assimilateurs avaient quelques doutes à en venir au fait, qu’ils lisent alors Primo Levi, Walter Benjamin, Ana Harendt, Habermas et d’autres historiens et philosophes de l’histoire. C’est-à -dire que, secrétaires ou présidents, onorevoli ou onorevolissimi, sous-secrétaires ou porte-parole, ils se fassent une culture, même minime, même élémentaire. Parce qu’on a l’impression que leur formation s’est plutôt faite à partir des textes d’Oriana Fallacci et de Giampaolo Pansa. Il est tard, on le sait, et l’université se trouve dans les conditions qu’on connaît. Mais il existe encore d’excellentes écoles du soir, écoles pour les personne âgées qui veulent apprendre ce que signifie une affirmation qui touche l’histoire d’une nation et ses blessures les plus profondes.

Antonio Tabucchi


 Traduction : Marie-Ange Patrizio


Notes de la traductrice :

Le titre, évoquant une ritournelle de chant fasciste, est difficilement traduisible même si la prosodie pour des lecteurs français, est peu agréable à l’oreille.

La bande Koch, du nom de son chef, fasciste et collaborateur de la Gestapo, a torturé sauvagement et assassiné de nombreux partisans, au moment de la République de Salò . C’est eux qui avaient arrêté, torturé et condamné à mort Luigi Pintor, co-fondateur de il manifesto.

La linea gotica était la frontière, vers Monte Cassino, en 1943, entre la partie libérée de l’Italie et celle qui était occupée par les nazis et république de Salò .

Giampaolo Pansa, journaliste et essayiste, vient de publier un livre « Il sangue dei vinti » (Le sang des vaincus), « mettant en lumière la face cachée de la résistance italienne », voir www.repid.com/article.php3 ?id_article=233.

Voir aussi un autre article, plus ancien, de Leonardo Sciascia, critique des positions de Pansa à propos des méthodes de la lutte anti-mafia, http://web.radicalparty.org

 Source : il manifesto www.ilmanifesto.it


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